Cours de l'An III

Discours de Marc Mézard, directeur de l'Ecole normale supérieure,
à l’occasion de la journée de lancement des Cours de l’an III

Jeudi 17 novembre 2016

 

« Citoyens ! »

Laissez-moi vous dire tout d’abord à quel point j’ai plaisir à me retrouver parmi vous aujourd’hui pour le lancement de cette dernière livraison des Cours de l’An III. Non pas seulement parce que cette table-ronde est l’occasion de célébrer notre école et son histoire, mais parce que cela a été pour moi un immense plaisir de parcourir et de lire ces deux volumes passionnants.

En premier lieu, je tiens à saluer le travail scientifique et éditorial mené sur la longue durée, depuis les années 1990, par les chercheurs et les éditions de l’ENS pour que puisse exister cette édition critique des fameuses leçons professées dans le cadre de l’École de l’An III. Car il aura fallu beaucoup de patience et de travail pour que soit ainsi accessible au grand public 4 volumes de cours, un 5e volume en forme d’introduction historique, un 6e volume qui en constitue une annexe documentaire tout à fait passionnante – j’y reviendrai – sans oublier l’impressionnant travail mené pour l’édition numérique du Dictionnaire prosopographique des élèves de l’école de l’an III. On ne peut que se réjouir de voir ainsi notre École – ou plutôt l’un de ses glorieux ancêtres – faire l’objet de l’attention minutieuse des chercheurs, et dans le cadre d’une enquête collective, qui a mobilisé des dizaines de collègues dans toute la France. La direction de l’Ecole normale supérieure ne s’y est pas trompée, qui a soutenu ce projet au cours des ans, et j’ai plaisir à saluer la présence parmi nous d’Etienne Guyon.

Le résultat, c’est donc une série de beaux volumes, dont la lecture est loin d’être austère. Au contraire : les sujets qui sont notamment au cœur des derniers volumes publiés sous la direction de Dominique Julia sont très vivants voire même très actuels. On ne peut qu’être saisi de l’actualité des débats et des enjeux qui entouraient l’École de l’An III et, en tant que directeur de l’ENS, je n’ai pas pu m’empêcher d’établir sans cesse des parallèles entre la situation d’hier et celle d’aujourd’hui.

Les exemples sont légions.

La question de l’internationalisation des institutions et des pratiques pédagogiques par exemple, que l’on croit chose nouvelle aujourd’hui, mais qui s’observe déjà dès la Révolution à travers notamment la circulation des acteurs et des modèles éducatifs. Aujourd’hui ce sont les pays anglo-américains que l’on observe principalement mais sous la Révolution puis au XIXe siècle, c’était l’Allemagne, les réformes éducatives allemandes, les écoles normales allemandes que les élites républicaines observaient avec attention, soit pour s’en inspirer, soit pour s’en distinguer. J’ai été frappé de voir comment la question de l’expertise de l’étranger et des étrangers est présente dans ces volumes, comme cet officier prussien qui cherche en 1792 à prodiguer ses conseils à l’Assemblée législative. Il est intéressant de voir que le comparatisme a été, comme il l’est aujourd’hui encore, un moteur puissant dans l’élaboration des politiques d’enseignement.

Le deuxième exemple saisissant est bien sûr ce débat entre savoirs et compétences, entre progrès des connaissances et utilité pratique des savoirs dispensés, un débat qui se noue autour de l’école de l’An III et que l’on rejoue notamment aujourd’hui à travers le débat entre recherche fondamentale et impact socio-économique de l’enseignement supérieur et de la recherche afin de répondre aux défis de la société contemporaine. Je cite le député Daunou en 1795 : « Citoyen, s’il est vrai que les leçons des professeurs ne soient point ce que l’on avait imaginé qu’elles devaient être, s’il est vrai que, plus dirigées vers les hauteurs des sciences que vers l’art d’en enseigner les éléments, elles n’aient pas eu toujours un caractère assez véritablement normal, il est difficile au moins de ne pas reconnaître, dans la plupart de ces cours, d’excellents ouvrages […] Jusqu’ici l’enseignement public avait été constamment en retard d’un demi-siècle sur le progrès de l’esprit humain. Aujourd’hui les leçons des professeurs de l’École normale, faisant passer dans l’instruction toutes les découvertes dont les sciences et les arts se sont enrichis, élèvent l’enseignement public au niveau de l’état actuel des connaissances ; et cet avantage, qui ne peut jamais paraître indifférent, mérite d’être apprécié, surtout à une époque où il convient de rassembler toutes les lumières et toutes les forces de la philosophie contre des préjugés qui se réveillent et contre des superstitions renaissantes ». Vous apprécierez avec moi l’actualité de ce raisonnement. 

Mais la question qui se joue autour de l’École de l’an III – comme on l’a entendu dans ces propos – est avant tout une question d’enseignement et, là encore, comment ne pas dresser un parallèle saisissant avec les débats actuels autour de la formation des enseignants et des programmes des concours, autour de cette question : faut-il former nos enseignants comme des savants ou comme des pédagogues ? « Dans ces écoles normales, écrivait Lakanal dans son rapport en 1794, ce n’est donc pas les sciences qu’on enseignera, mais l’art de les enseigner ; au sortir de ces écoles, les disciples ne devront pas être seulement des hommes instruits, mais des hommes capables d’instruire ; […] et qui formés à Paris iront à leur tour répéter les leçons dans toutes les parties de la République ».

La République justement : il est intéressant de noter que, dès la Révolution française, l’ENS a été au cœur de la République. Elle en est à la fois le fruit et l’instrument. Elle a été créée, nous dit Robert Lindet en 1794, pour contribuer à « dissiper les ténèbres de l’ignorance, répandre les lumières de l’instruction ». Sa mission, son utilité sont au centre des débats républicains.

Mais les correspondances entre hier et aujourd’hui ne sont pas décelables qu’à travers ces grands enjeux. De façon plus terre à terre, le directeur que je suis n’a pu que s’amuser des anecdotes nombreuses qu’on trouve dans ces ouvrages sur la vie de l’école, ses professeurs et ses élèves, et qui n’ont pas pris une ride.

Je pense par exemple à la persévérance de François-Ours Denesle, cet étudiant qui en 1795 écrit une, puis deux, puis trois lettres au Comité de l’Instruction publique pour tenter de se faire admettre à l’École.

Mais également au débat sur la pluridisciplinarité, traduit par cette pétition de François-Germain de Talon, élève du district de Corbigny, adressée aux « représentants de la Convention nationale près l’Ecole normale », dont voici quelques extraits :

«  Citoyens représentants,

La création des écoles normales est une des belles créations de l’esprit humain. Grâces soit rendues à ses auteurs et fasse le génie de la liberté que ce superbe monument soit le berceau des sciences et le tombeau de l’ignorance ! /…/ Sans doute peut-on concevoir une idée des dispositions heureuses des douze cents élèves, mes collègues en études, mais n’est-ce pas trop présumer de ces dispositions que de les juger suffisantes pour développer à un haut degré toutes les sciences dans chaque élève.

Le corps d’étudiants forme ce qu’on peut appeler le vaste corps de la République des Lettres, chaque sujet est une terre de ce vaste domaine, toute terre doit recevoir la semence appropriée à sa nature.

La semence des sciences que vous répandez parmi nous est trop précieuse pour être jetée au hasard, elle ne doit être confiée qu’au sol éprouvé et reconnu propre à la développer jusqu’à entière maturité ».

Et après cette démonstration, il propose que chaque élève coche dans un tableau la spécialité qu’il choisit, pour conclure par « Ce tableau sera envoyé au Comité d’instruction publique. Le Comité ordonnera que les élèves suivront les cours de leur spécialité et les dispensera de toutes autres études pendant les six mois qu’il leur reste à demeurer à Paris ».

Il est bien d’autres traditions qui ne se perdent décidément pas dans notre École : dès la Révolution française, la contestation, la réclamation, la pétition étaient des pratiques courantes. Je vous assure qu’elles le sont toujours. J’ai ainsi été frappé de découvrir que, dès l’ouverture de l’École, les élèves envoyaient des pétitions à la Convention, pour se plaindre d’une indemnité jugée insuffisante, et pour demander une augmentation !

Mais il est aussi des traditions qui se perdent. Et je regrette à cet égard que la pratique de l’épître aux professeurs ne soit plus d’actualité. La proximité entre les professeurs et les élèves étant une marque de fabrique de cette École, plusieurs d’entre nous ne seraient pas mécontent de recevoir, entre deux réclamations et pétitions, une lettre de leurs élèves comme celle que l’élève Jean-Michel Guillaume adresse en mai 1795 à Bernardin de Saint-Pierre. Cette lettre contient plusieurs pages de vers, qui ont en outre été prononcés en public « devant un peuple nombreux », et dans lesquels l’élève fait l’éloge du maître. Je vous en lis un extrait pour finir, en vous laissant le soin de remplacer le nom de Bernardin par le vôtre ou celui d’un de nos collègues, pour vous faire une idée :

« Toi dont la nature elle-même

forma le génie et les mœurs,

philosophe sans vain système,

sage sans dogmes corrupteurs ;

abjurant ces douces erreurs

que nous retracent Epicure

les voluptueux successeurs,

ô Bernardin ! ton âme est pure ;

par son exemple elle m’assure

qu’encore, malgré nos beaux discours

nos esprits forts pleins d’imposture,

la raison reconnaît pour sœurs,

la divinité, la sagesse ».