Antoine Danchin
Cette rubrique reflète la diversité de pensée des normaliens. L’a-Ulm ne cautionne en aucun cas les opinions émises par les interviewés.
Questions simples à Antoine DANCHIN (1964 S).Propos recueillis par Jean-Paul Hermann
Jean-Paul Hermann: Ton parcours semblerait atypique pour un non-normalien : maths, physique et finalement biologie. Mais on en a vu d’autres ! Question : comment peut-on se créer une base de connaissances quand on passe à la biologie, secteur réputé complexe et multi-facettes ?
Antoine Danchin: C'est assez simple pour un esprit curieux. L'intérêt d'être élève à l'Ecole est la liberté de choix de ce qu'on souhaite connaître. J'ai d'abord simultanément mené les études me permettant d'avoir d'une part ce qui est aujourd'hui une maîtrise en mathématiques appliquées et une maîtrise en physique, en m'inscrivant séparément – sans le signaler bien sûr, l'administration universitaire ne permettait pas ce genre de choses – à l'un et l'autre cursus. Pour la physique j'ai choisi le parcours des travailleurs du soir, ce qui me permettait le parcours mathématique dans la journée. Ensuite je me suis orienté vraiment vers la mathématique (Théorie des Nombres, et Théorie Classique du Potentiel), mais j'ai pensé que la suite proposée ne conviendrait pas à mon "insatiable curiosité". Par ailleurs, j'étais intéressé à l'aspect créatif de l'activité humaine (commune chez les artistes). Or, je pensais qu'il y avait trois catégories d'individus, classables en face de la mathématique: a/ ceux qui n'y comprendront jamais rien; b/ ceux qui comprendront tout, mais ne pourront créer un objet nouveau, et c/ ceux qui ne pourront tout comprendre, mais auront le talent de créer de nouveaux objets. Et j'ai pensé être de la deuxième catégorie, alors que c'est la troisième qui m'intéressait. Par ailleurs la catégorie b/ était la catégorie privilégiée, et reconnue officiellement (agrégation, etc). Je me suis donc cherché une autre voie. Cela a été difficile et dangereux, car, à l'époque, il était très difficile de refuser de poursuivre le parcours agrégation, etc. Je me suis inscrit à des cours de biologie, que j'ai suivis, et j'ai cherché un laboratoire qui accepterait de me prendre à l'essai malgré (et peut-être à cause de) mon ignorance. J'avais pour cela approché Marianne Grunberg-Manago, à l'Institut de Biologie Physico-Chimique (IBPC), juste à côté de l'Institut Henri Poincaré où je commençais un DEA de mathématiques sous la direction de Marcel Brelot. Elle souhaitait ouvrir son laboratoire vers des techniques physiques où l'apport d'un mathématicien pourrait lui être utile. Un événement faillit tout remettre en cause. En effet je m'étais inscrit à un certificat de biochimie et en avais passé les épreuves écrites sans problème. Pourtant, après un oral désastreux, où je me suis accroché avec l'examinateur, je fus l'un des deux seuls "collés" du certificat. Désolé, je demandai rendez-vous à Marianne Manago, pour lui dire que je devais renoncer, parce que, visiblement, je ne comprenais pas la biologie. Celle-ci m'interrogea sur l'oral en question, et après avoir connu le nom de l'examinateur, me dit qu'elle avait décidé de me prendre, et que c'était un atout de plus en ma faveur ! Une parenthèse ici, car cela éclaire mon activité actuelle : je m'étais accroché avec l'examinateur dont je tairai le nom, parce que j'avais refusé de considérer l'entropie comme un équivalent du désordre, ce qui est la position que, bien sûr, je maintiens toujours aujourd'hui dans ma réflexion sur le démon de Maxwell en biologie.
A l'IBPC Marianne me mit entre les mains de son technicien, Jacques Dondon, et je commençai l'apprentissage classique de la biochimie, en produisant des extraits cellulaires du colibacille, pour mesurer in vitro la traduction des acides ribonucléiques en protéines. Je ne vais pas détailler plus loin cette phase (cf. http://www.normalesup.org/~adanchin/AD/ch1.html), mais simplement souligner que ma façon d'acquérir toujours plus de savoir était d'assister aux séminaires hedomadaires (où pour commencer je ne comprenais pas grand chose, mais pouvais apprendre via la répétition et les questions de l'auditoire un vocabulaire de base). Par ailleurs j'avais choisi de prendre les livres de biologie en commençant par le milieu, et en avançant et reculant en même temps dans ma lecture. En fait, je pense que c'est là qu'a été souligné le plus profondément ce que j'avais acquis au cours de l'enseignement des classes préparatoires: je n'avais pas tant acquis un savoir qu'une méthode qui m'avait permis d'apprendre à apprendre. Cela m'est resté et je suis toujours prêt à m'introduire au sein de disciplines nouvelles et inconnues de moi, avec bien sûr la limitation intrinsèque qu'est le temps : le cerveau n'est atteint que par les organes des sens, et ils sont très très lents !
En résumé, la biologie me semble parfaitement adaptée à la curiosité couplée à la capacité à apprendre. Ce n'est d'ailleurs pas la seule discipline dans ce cas : j'avais eu quelques problèmes au cours d'un certificat de mathématiques, où l'examinateur me voyant recréer la démonstration correspondant à la question posée, m'avait dit: "On ne vous demande pas d'être intelligent, on vous demande de savoir votre cours !", mais m'avait reçu puisque j'avais finalement répondu à la question. Je crois qu'il y a là un point central, important pour l'intelligence artificielle. Il faut créer des algorithmes d'exploration, plutôt que d'utiliser la puissance massive d'une mémoire infinie. Mon séjour à l'Ecole a pour cela été pour moi d'une richesse illimitée.
Jean-Paul Hermann: Ce n’est pas un mystère que les jeunes docteurs en biologie, bactériologie, biologie moléculaire, etc… dont de nombreuses jeunes femmes, ont du mal à trouver un emploi en sortie de post-doc. Faut-il déconseiller aux jeunes de se lancer dans ces filières ?
Antoine Danchin: Je ne pense pas. Il me semble que le plus important, toujours, est la motivation, plutôt que la mode, comme c'est malheureusement souvent le cas. Si beaucoup de gens prennent la même filière, ils auront, bien sûr, de la peine à trouver un emploi. On ne doit jamais suivre la foule, mais plutôt s'interroger sur ses propres centres d'intérêt. Je souhaite suivre ce cursus, parce que je cherche à répondre à telle ou telle question qui est d'un intérêt central dans mon existence. La motivation peut être purement intellectuelle (au plus large: qu'est-ce que la vie, comment fonctionne le cerveau ?) ou motivée par des implications sociales ou esthétiques (perception des altérations de l'environnement, contrôle des maladies, fascination pour l'extraordinaire diversité des organismes vivants, résolution d'un problème industriel où la biologie intervient, par exemlpe, Pasteur et les maladies de la bière et du vin, ou encore du ver à soie). Il me semble qu'il y a une infinité de motivations possibles et c'est la recherche de l'adéquation entre l'une de ces motivations et le monde socio-économique qui doit alors guider le choix. La motivation, quand elle est réelle, conduit à la persistance, forme d'obstination qui force le réel à s'adapter aux souhaits de celui qui a fait tel ou tel choix. Cela n'implique en aucune manière que les choses soient faciles. En bref, toute forme de paresse (ne penser ni aux vacances, ni à la retraite !) conduira à l'échec. Il faut vivre le travail comme le vivent les Chinois, comme étant un élément central du bonheur et non comme la punition divine qui disait que jetés du paradis nous serions contraints de travailler à la sueur de notre front.
Jean-Paul Hermann: Avec le recul dont tu disposes, comment décrirais-tu le futur des innovations en biologie ? Pluridisciplinaire sans doute, mais encore ?
Antoine Danchin: Nous nous trouvons, je crois, exactement à un tournant révolutionnaire de la connaissance humaine, où la biologie va jouer le rôle de la physique aux siècles passés. Depuis peu les organismes vivants se trouvent plongés dans un monde où les contraintes de la physique et de la chimie deviennent compréhensibles. Et les liens entre la biologie et la physique ou la mathématique vont devenir de plus en plus évidents. Les organismes vivants sont des systèmes matériels qui ne sont fondamentalement différents des systèmes physiques habituels que par l'importance de la contribution d'une catégorie physique qu'on mentionne souvent sans en accepter la réalité, l'information. Alors que beaucoup restreignent le Réel à la combinaison de quatre catégories, matière, énergie, espace et temps, il faut y ajouter information (ce qui est d'ailleurs fait par bien des physiciens aujourd'hui) en acceptant qu'il s'agit d'une catégorie aussi concrètement physique que la matière ou l'énergie.
Si l'on accepte cette façon de voir (associer une information à toute entité biologique), les organismes vivants deviennent non seulement nettement plus compréhensibles, mais susceptibles de construction, comme le seraient les constructions des ingénieurs. L'engouement récent pour la Biologie Synthétique procède, implicitement, de cette vue. Si j'étais un ingénieur, que faudrait il que je n'oublie pas pour créer une cellule vivante ? Comme toujours la mode a attiré les foules et conduit à un extrême appauvrissement de la question. La très grande majorité des spécialistes de ce domaine, travaille en fait sur une part minime de ce qui fait la vie (et son information), à savoir ce qui est résumé le plus souvent sous le mot valise de "programme génétique". Cela revient implicitement à considérer les organismes vivants comme des ordinateurs faisant des ordinateurs, en ne retenant que le programme et en oubliant la machine !
Il continuera, bien sûr, à avoir de nombreux développements dans le domaine des à-côté du corps (prothèses, opérations de plus en plus fines, etc.), et aussi dans la compréhension de l'interaction entre l'individu et son environnement microbien, qui est en fait massivement positif: les microorganismes pathogènes sont un minuscule minorité parmi l'ensemble de ceux avec qui nous cohabitons.
En revanche je ne crois pas du tout aux promesses "transhumanistes" d'immortalité (cf. http://www.normalesup.org/~adanchin/lectures/immortel.html). La longévité est une conséquence plus ou moins rigoureusement programmée d'un ensemble cohérent d'individus dont le rôle n'est nullement sa propre survie, mais la production d'une descendance jeune. Nous pouvons en revanche espérer de mieux en mieux vieillir, ce qui n'est pas si mal.
Jean-Paul Hermann: Dirais-tu qu’il est plus difficile de créer une entreprise en biologie que dans un autre domaine? Irais-tu jusqu’à donner quelques conseils à des jeunes désireux de suivre tes traces ?
Antoine Danchin: Non, je ne pense pas qu'il soit plus difficile de créer une entreprise fondée sur la biologie qu'une autre entreprise. La difficulté principale dépend du modèle d'entreprise choisi, dans un contexte où l'administration, la réglementation et toutes autres formes de parasitisme sont dominantes. Il est sans doute possible de réaliser une entreprise de service, après une analyse de marché correcte - c'est l'étape difficile - et cela ne devrait pas demander trop de financement initial. De même on peut penser au diagnostic, si l'on a une idée originale. En revanche, dès qu'on touche à la pharmacie les choses se compliquent considérablement, en raison du coût énorme à assurer grâce à des investissements ad hoc, bien avant d'avoir des retours financiers. On sait bien que la production d'un nouveau médicament revient au moins à un milliard d'euros ! Il y a alors la place pour des entreprises intermédiaires qui amènent une idée jusqu'à un certain point (qu'elles ont protégée pour ne pas se faire déposséder) et peuvent alors vivre de retours financiers divers. Mais là, les choses sont très difficiles. Pour la biotechnologie, il y a une infinité d'explorations, mais très peu de succès (problèmes de marché, de réglementation) et, très souvent, un optimisme malvenu qui fait promettre des choses qu'on ne pourra tenir.
D'une façon générale, il me semble essentiel pour la création d'une entreprise que l'entrepreneur ait une connaissance intime de l'aval (ce qu'il va produire) et des différents acteurs qui peuvent être intéressés. On parle beaucoup de carburants biotechnologiques, mais si l'idée est évidemment intéresssante, il faut avoir une bonne connaissance de l'usage de ces carburants (par exemple, l'éthanol est un très mauvais modèle parce qu'il est hygroscopique et corrosif), mais aussi des sources d'approvisionnement des précurseurs nécessaires, ou encore du devenir de la biomasse créée par le processus lui-même. Un bon modèle suppose une excellente connaissance des procédés ingénieuraux.
Bien sûr, je suis tout à fait prêt à discuter avec des jeunes gens intéressés par l'aventure !