Elisabeth Lulin et Olivier Basso

Cette rubrique reflète la diversité de pensée des normaliens. L’a-Ulm ne cautionne en aucun cas les opinions émises par les interviewés.

Introduction et propos recueillis par Jean-Paul Hermann

Il est toujours délicat de questionner des consultants, surtout quand ils réussissent brillamment. Confidentialité oblige, on ne connaîtra pas le détail de leurs prestations. On trouvera une description d’Aden Executives sur leur site http://adenexecutives.com
Ils sont conscients que, le temps ayant passé, leurs parcours ne sont plus transposables, mais qu'ils montrent bien que normalien ou énarque, on peut s’accomplir hors de la fonction publique, même si la formation demeure un aspect important de leur activité.



Jean-Paul Hermann
: Elisabeth Lulin, on peut lire votre biographie sur le site d’Aden Executives  et elle est impressionnante: ENS 1985 L, agrégation, ENA, création d’entreprises, enseignement à l’ESCP-EAP, Ordre du Mérite... Il en est de même d’Olivier Basso: ENS 1984 l, HEC, doctorat, habilitation à diriger des recherches, création d’entreprises… Aviez-vous un plan de carrière quand vous étiez normalien(ne) ?

Elisabeth Lulin : Non, aucun. Ce que j’avais en tête à l’époque, c’était avant toute chose de profiter de ces années étudiantes pour explorer le maximum de champs de connaissance, lire, apprendre, découvrir. Pour ce qui est de choisir un métier, on verrait plus tard. A cet égard, mon souci n’était  pas de construire une carrière, mais de garder le maximum d’options ouvertes.

Olivier  Basso : Même réponse de ma part.  Je ne me projetais pas dans une trajectoire professionnelle définie, mais j’ai profité de ces années pour découvrir et approfondir de nombreux thèmes en philosophie et en théologie, pour échanger avec passion avec mes camarades… tout en maintenant une pratique intensive du basket-ball. Je me souviens de matchs épiques avec Jean-Pierre Lefebvre, caïman d’allemand et de philo, dans la salle de sport de l’Ecole!


Jean-Paul
Hermann :
Une génération a passé depuis votre scolarité. Que conseilleriez-vous à un(e) jeune normalien(ne) qui souhaiterait se lancer dans le conseil aux entreprises ?

Olivier Basso : De se forger d’abord un expérience entrepreneuriale en participant à un projet collectif de création, qu’il soit dans la sphère de l’entreprise ou dans d’autres mondes (politique, artistique…) pour aller au-delà de ses représentations de l’action collective et en éprouver la complexité humaine et organisationnelle. Et puis, mais c’est selon les appétences de chacun, de ne pas hésiter à faire des aller-retours entre des engagements pratiques opérationnels et des moments plus réflexifs que permet la posture de conseiller hors les grands cabinets, qui encouragent un apprentissage intense, mais autorisent ensuite, selon moi, moins d’originalité et de finesse.

Elisabeth Lulin : Je ne saurais formuler de recommandation, juste un point de vue. Je crois que le conseil n’est pas un métier pour toute une vie, il faut à un moment passer de la réflexion à l’action, de l’analyse à la prise de responsabilité. On peut faire le cheminement dans les deux sens. Soit commencer par du conseil en début de carrière, quelques années pour acquérir des méthodes de travail, des modèles d’analyse et une expérience de secteurs d’activité très divers au fil des missions accomplies ; puis, une fois ce bagage constitué, on passe de l’autre côté, dans une position où le rôle n’est plus de donner des conseils mais d’agir, d’assumer la décision et l’exécution. Soit à l’inverse, on peut commencer par l’expérience du terrain et de l’exercice des responsabilités, petites ou grandes, puis une fois qu’on s’est forgé, dans la confrontation avec le réel, une conviction personnelle sur tel ou tel sujet, alors on peut tenter de la formaliser et de la partager sous forme d’une offre de conseil.

Jean-Paul Hermann : Quels sont selon vous les qualités et les atouts à cultiver pour réussir dans une carrière non académique à vocation commerciale ou industrielle ?

Olivier Basso : Si l’on demeure dans l’univers du conseil, je crois que la capacité à enrichir, sans cesse,  ses grilles de lecture, à cultiver un goût pour l’observation concrète (les faits, les comportements, et non les seuls concepts) et le désir de contribuer à un changement positif dans une équipe, une organisation constituent de bonnes bases. J’ajouterais également le souci rappelé de maintenir une dynamique d’exploration, de soi-même et des autres, pour reconnaître et développer son pouvoir d’intuition. 

Elisabeth Lulin : Le monde de l’entreprise, industrielle ou commerciale, est un monde de l’action. Il faut livrer les produits, satisfaire les clients, veiller au bon fonctionnement des équipes, tenir les délais, recouvrer les créances, rembourser ses emprunts – bref se confronter avec le concret, les difficultés pratiques, la résistance du réel à nos plans et à nos souhaits. Cela n’interdit pas de réfléchir, d’imaginer, de débattre, mais avec une différence importante par rapport à l’univers de la recherche : dans l’entreprise, la réflexion doit déboucher sur des solutions, les questions doivent déboucher sur des réponses ; dans la recherche, la réflexion aura rempli son objectif, bien souvent, non pas si elle résout la question posée, mais si elle permet de poser une nouvelle question, plus pertinente, plus profonde, génératrice de nouvelles connaissances. La finalité n’est pas la même, de même que l’horizon temporel, rythmé par les résultats trimestriels d’un côté et par l’horizon souvent pluri-annuel des projets de recherche de l’autre.

Jean-Paul Hermann : Conseilleriez-vous à de jeunes normalien(ne)s de passer l’agrégation comme vous ? Qu’est-ce que cela leur apporterait ?

Elisabeth Lulin : Encore une fois, j’hésite à donner un conseil car chaque expérience est singulière, je ne peux que témoigner de la mienne, qui est tout à fait atypique. J’ai passé l’agrégation alors même que je n’avais pas l’intention d’enseigner, et j’ai d’ailleurs décliné de prendre un poste à l’issue du concours. Ma motivation était plutôt d’ordre « sportif ». Comme j’étais arrivée première au concours d’entrée à l’Ecole, il y avait statistiquement quelques chances pour que je réussisse l’agrégation dans de bonnes conditions. A l’époque, la réussite des élèves à l’agrégation représentait un motif de fierté pour l’Ecole, comme un effet miroir de la qualité de son recrutement et de son enseignement. J’ai donc décidé de passer l’agrégation simplement dans l’espoir de pouvoir faire honneur à l’Ecole en lui rapportant un bon rang de classement, ce qui a bien fonctionné puisque j’ai obtenu la première place. Mais si c’était à refaire aujourd’hui, peut-être que la même motivation, de contribuer au rayonnement de l’Ecole, se traduirait par une décision différente : non pas passer l’agrégation, mais entreprendre tel projet de recherche qui serait susceptible d’être distingué par une bourse européenne, par exemple.

Olivier Basso : Je ne sais si mon exemple est transposable. J’ai passé l’agrégation de philosophie et je ne l’ai pas eue. Cette expérience m’a été très bénéfique. Elle m’a permis d’approfondir l’étude d’auteurs (en l’occurrence Hegel et Malebranche) que je n’avais pas ou peu pratiqués auparavant. Et cet échec m’a également permis de prendre conscience du fait que la carrière universitaire en philosophie ne répondait pas à mes désirs et que, de fait, je ne souhaitais pas me représenter à ce concours. J’ai consacré l’année suivante à effectuer mon service militaire en compagnie d’étudiants issus d’autres filières (ingénieurs et commerciaux) et c’est là que j’ai décidé de m’orienter vers le monde de l’entreprise en passant par HEC. Je n’ai jamais cessé de lire de la philosophie (textes et commentaires), et je demeure convaincu de la puissance de cette discipline pour penser la complexité du réel… et proposer des pistes d’action collectives, au-delà d’une rationalité seulement gestionnaire.