Jean-Paul Thuillier

Cette rubrique reflète la diversité de pensée des normaliens. L’a-Ulm ne cautionne en aucun cas les opinions émises par les interviewés.

Interview de Jean-Paul Thuillier (1963 L), professeur au Département des Sciences de l'Antiquité de l'Ecole normale supérieure, réalisée par Etienne Guyon (mai 2017).



Etienne Guyon
: Jean Paul, commençons par ta « seconde vie » à l’ENS  qui nous intéresse tout particulièrement. Comment es-tu venu à l’Ecole comme directeur de la recherche et des études littéraires ?

Jean-Paul Thuillier : Après avoir été membre de l’Ecole française de Rome, j’ai été nommé à l’université Stendhal de Grenoble où je suis resté une quinzaine d’années en tant qu’enseignant de latin. Je songeais alors bien légitimement à découvrir d’autres horizons : la perspective d’une nouvelle carrière à Lyon, ma ville natale, ne me déplaisait pas quand j’ai appris par hasard, un jour de 1990, en déjeunant au pot des caïmans – c’est ainsi qu’on appelait alors une des salles du réfectoire- avec des camarades…caïmans à l’Ecole, qu’un nouveau poste venait d’être créé, celui de directeur de la Recherche et des Etudes. Par pure plaisanterie, je leur dis que j’étais le candidat parfait pour ce type de poste : ils furent d’abord interloqués, mais l’affaire suivit son cours, et Etienne Guyon ainsi que Marianne Bruguière eurent la faiblesse de m’accorder leur confiance.

Etienne Guyon : Comment as-tu pu mettre en valeur ta propre recherche d’antiquisant pendant ton mandat ?

Jean-Paul Thuillier : C’est ainsi que je suis devenu le premier DRE littéraire de l’ENS et presque le seul, car Monique Trédé qui me succéda occupa très vite un autre poste de direction lors de la réorganisation de celle-ci sous le deuxième mandat d’Etienne Guyon. C’était bien sûr un changement complet par rapport à mes années d’enseignement, mais c’était aussi passionnant. D’abord, je découvrais, plus de vingt ans après l’avoir quittée, une nouvelle Ecole qui recrutait aussi sur un nouveau type de concours, celui de sciences sociales, et cette question des concours avec leurs diverses épreuves était essentielle. Je me rappelle par exemple avoir imaginé, pour sauver l’histoire ancienne, une épreuve double qui comprenait à la fois une interrogation de langue ancienne et une d’histoire : cette liaison me paraissait primordiale pour l’approche de l’Antiquité, mais les réticences furent nombreuses devant ce qui paraissait nécessiter une préparation plus lourde et constituer un double obstacle pour les candidats antiquisants. A l’expérience, ce ne fut en rien un handicap pour ces derniers. 

Je m’occupais par ailleurs des échanges avec les universités étrangères : il y avait de plus en plus de normaliens qui prenaient un congé sans traitement pour passer un an ou deux dans un établissement universitaire américain, canadien, britannique, allemand ou autre, pendant que l’Ecole recevait un étudiant de ce même établissement, et c’était très intéressant de discuter avec nos correspondants, par exemple de la diversité de nos cursus, et d’essayer de fonder de nouveaux échanges dans d’autres pays comme l’Italie ou la Suède. Ici-même, à Paris, la grande affaire était alors la « départementalisation », et cette structuration de la division littéraire en départements n’allait pas sans mal, heurtant quelque peu les traditions de la maison attachée à une totale liberté : cela doit sembler, aux yeux de beaucoup aujourd’hui, remonter à la préhistoire… J’ai eu pour tâche en particulier de mettre sur pied un département des sciences de l’Antiquité, regroupant les langues et la philologie anciennes avec l’archéologie, une liaison indispensable pour la formation d’un élève antiquisant : mais là encore, les choses n’allaient pas de soi. Après avoir proposé la direction d’un tel département à plusieurs collègues qui refusèrent poliment, j’ai finalement été moi-même nommé à ce poste qui me permettait de retrouver l’enseignement et que j’ai beaucoup aimé dans la diversité de ses fonctions.

Etienne Guyon : Peux-tu nous donner des exemples de tes relations avec les élèves ?

Jean-Paul Thuillier : Dans ce quart de siècle que j’ai passé rue d’Ulm, ce sont les élèves qui m’ont évidemment apporté les moments les plus riches et les plus passionnants, je dois le dire même si ça n’a rien de très original. En tant que DRE, je devais de toute façon recevoir chaque année les normaliens de deux promotions, et j’ai rencontré beaucoup d’élèves dont certains sont aujourd’hui bien connus dans le domaine littéraire, culturel ou politique. Un seul exemple, qui m’a marqué parce que les choses ne se sont pas passées comme je le pensais au départ. Je devais faire quelques remontrances à une normalienne qui avait pris du retard dans son cursus universitaire: en discutant avec elle, je réalise progressivement qu’elle était en train de passer avec succès les concours de conservatoire les plus prestigieux – je connaissais assez bien les milieux du théâtre – et donc à la fin je me contentais de l’écouter sans plus songer à la moindre critique, ce qui n’était certainement pas la meilleure façon de remplir ma mission… Mais elle est aujourd’hui une actrice de premier plan…

Etienne Guyon : Directeur de la recherche et des études Lettres, as-tu eu des contacts  avec les élèves scientifiques ?

Jean-Paul Thuillier : Comme on le sait, une des caractéristiques et une des richesses d’Ulm est d’être à la fois scientifique et littéraire, et il était important que des projets de recherche communs pussent être mis sur pied : le laboratoire d’archéologie constituait de ce point de vue un atout considérable, et, en dépit des réticences compréhensibles et des difficultés d’organisation, nous avons, me semble-t-il, obtenu quelques belles réussites dans cette concertation entre disciplines. Je ne citerai qu’un seul cas : celui de cet élève chimiste de la promotion 1996 qui est venu suivre toute une série de cours d’archéologie, et qui a fini par créer en Auvergne son propre laboratoire dont l’expertise est partout reconnue. On fait appel à lui aujourd’hui sur de très nombreux chantiers de fouilles pour analyser les contenus (vins, huiles parfumées, etc.) de divers récipients comme les amphores, bien entendu, mais ces analyses peuvent aussi porter sur de la vaisselle métallique : et on comprend bien l’intérêt que de tels résultats peuvent apporter sur les plans économique, historique, sociologique et autres. L’Ecole laissait encore à cette époque une grande liberté à ses élèves dans le choix de leurs études, et je m’en voudrais de ne pas rappeler l’histoire suivante : une année, à la fin des concours, une nouvelle normalienne qui venait, je crois, de réussir en physique, vient me voir dans mon bureau pour me dire qu’elle voulait faire des lettres classiques : « Parfait ! », lui dis-je, «mais je sais que votre agenda sera très chargé en physique et il faudra essayer de jongler avec les horaires pour suivre quelques cours ». Alors elle de répondre : « Non, vous ne m’avez pas bien comprise : désormais je ne veux faire que des lettres classiques. » Trois ans plus tard, alors qu’elle n’avait jamais fait de grec auparavant, elle réussissait l’agrégation de lettres classiques.

Etienne Guyon : Tu as aussi eu une action sur le sport à L’Ecole qui te rapproche de ta thèse… Ceci semble un peu paradoxal ?

Jean-Paul Thuillier : Un aspect plus étonnant de mes fonctions de premier DRE a été que je me suis occupé des sports à l’Ecole : j’avais dit à Etienne Guyon que je me passionnais pour le sport, et j’avais soutenu les organisateurs d’une Nuit du cinéma du rugby que notre Direction voulait interdire parce qu’une précédente soirée du même type avait été un peu trop arrosée… Mal m’en avait pris, puisque j’avais dû rester moi-même toute la nuit avec les participants pour contrôler le déroulement des événements… Mais du coup on m’avait chargé de cette question des sports qui n’était pas toujours simple à vrai dire. Contrairement à beaucoup de mes camarades, mon père ne m’emmenait pas au musée, mais au stade depuis que j’avais sept ou huit ans : il avait été lui-même rugbyman aux temps héroïques, dans les années  1920-1930, où il jouait au FC Lyon (il était né en 1901 et avait fait la guerre de 14 –mais ceci est une autre histoire). Bref, j’ai fait beaucoup de sport et j’en ai même fait un de mes sujets de recherche, ce qui était mal vu de la hiérarchie universitaire, mais ceci aussi est une autre histoire… J’ai rédigé une thèse de doctorat d’Etat – autre signe que j’appartiens bien à la Préhistoire – sur les jeux athlétiques dans la civilisation étrusque, et quand je veux être bien vu dans le milieu universitaire en France, je dis que je suis « étruscologue ». En tout cas, cela m’a permis de retrouver le chemin des stades en certaines occasions pour soutenir une de nos équipes – et une satisfaction était alors de voir qu’il existait à l’ENS une équipe féminine de rugby tout à fait dynamique. Et puis, cela conduisait aussi à des rencontres avec des personnages aussi truculents que Daniel Herrero, dont le bandana rouge ne manquait pas de surprendre dans les couloirs d’Ulm.