Energies africaines

L'archicube n°22 - 01-06-2017
Energies africaines


Au début de l’Odyssée, Homère évoque Poséidon, le dieu des mers, festoyant avec les Éthiopiens : « Il vivait dans la joie, installé au festin. » Hérodote, quant à lui, évoque au livre III de son Enquête les viandes rôties que le même peuple mettait à la disposition des voyageurs sur la « table du Soleil ». Pays de Cocagne et empire de la misère, coeur des ténèbres et flambeau de l’humanité, l’Afrique, « vrai royaume des enfants de Cham » selon Rimbaud l’Abyssinien, a donné lieu à toutes les rêveries. Aujourd’hui, elle est à la mode. Notre ignorance renvoie dos à dos l’idée que l’Afrique subsaharienne est mal partie, et l’espoir que ce continent, le plus jeune de tous et bientôt le plus peuplé, soit porteur de nouvelles valeurs et sorte du sous-développement.

Pour cela, il importe d’être à la fois instruit et actif. L’idée de ce numéro est venue d’un directeur de l’École, Étienne Guyon, convaincu de la nécessité d’une coopération intellectuelle et notamment scientifique avec les universités et les écoles normales supérieures africaines, d’un ancien ambassadeur en Éthiopie et directeur d’Afrique, Stéphane Gompertz, attentif à la condition de la femme et à la situation sanitaire du continent, d’une spécialiste, Catherine Vidrovitch, qui a adopté l’Afrique et présente son histoire millénaire dans une belle exposition, L’Afrique des routes, au musée du quai Branly-Jacques-Chirac, d’experts dans le domaine de la gestion de l’eau, de l’électricité, de l’agriculture vivrière. J’ai aussi pu compter sur la bienveillance de Maki Tall, ancien pensionnaire de l’École, diplomate et chef religieux tolérant au Mali, dont le grand-père a servi la France en 1914.

La diversité des approches ne doit pas surprendre le lecteur. Les réalités africaines sont multiples. Le recul des conflits, le développement des nouvelles technologies, l’essor entrepreneurial, le renforcement de la société civile, le rôle croissant des femmes sont autant de signes positifs. Mais les zones d’ombre abondent. Des articles dépourvus de toute langue de bois dénoncent le paternalisme qui accompagne encore trop souvent interventions et financements des pays développés. D’autres montrent que les conflits religieux ou ethniques sont l’oeuvre de politiques qui ont divisé pour régner, et non pas l’effet inévitable d’une culture atavique. L’intérêt de ce numéro est de proposer des solutions, qui passent notamment par le respect du bien public, la confiance dans la société civile, la formation scientifique, le développement technologique. Il s’agit d’un véritable défi, car l’explosion démographique annoncée, notamment dans les pays pauvres du Sahel, est déjà là. Je tiens à remercier notre présidente, Marianne Laigneau, de m’avoir cédé sa plume et je laisse la parole à plus savants que moi.

Stéphane Gompertz (1967 l), Ancien élève de l’ENS et de l’ENA, agrégé de lettres classiques, licencié d’allemand, il fut ancien directeur d’Afrique et de l’océan Indien au ministère des Affaires étrangères, ancien ambassadeur en Éthiopie et en Autriche.

L’ Afrique fascine. Berceau de notre plus lointain passé, matrice de cultures, bombe démographique, réservoir de croissance pour les décennies à venir, elle suscite fantasmes et espoirs. Consacrer un numéro spécial à l’Afrique, c’est reconnaître après tant d’autres l’évidence d’une empreinte ; mais c’est aussi s’atteler à une tâche malaisée : l’Afrique suscite des approches contradictoires ; passé
et présent, crises et progrès se questionnent ; la diversité du continent se dévoile à chaque tournant. L’entreprise, à laquelle nous souhaitons modestement contribuer, est difficile mais nécessaire, comme la recherche de nos propres identités et parentés.

Ambivalences

L’afro-pessimisme n’est plus trop à la mode. Ou plutôt il a changé de terrain et de thèmes. Il est devenu plus malaisé de dire que l’Afrique est mal partie. Le décollage de nombre de pays (Côte d’Ivoire, Éthiopie, Kenya, Botswana, Cap-Vert), le recul des dictatures, les progrès de la démocratie élective, l’émergence d’une classe d’entrepreneurs, l’influence croissante de la société civile, l’engagement des femmes, dont certaines admirables, la dissémination des nouvelles technologies – le Conseil français des investisseurs en Afrique vient de publier un ouvrage sur le digital en Afrique1 – justifient la vogue actuelle de l’afro-optimisme. Pourtant, il faut éviter de tomber dans l’irénisme béat.

Plusieurs articles de ce numéro montrent que le tableau comporte aussi bien des zones d’ombre. Serge Michailof rappelle la bombe potentielle que constitue la croissance démographique dans les pays du Sahel. Ghislain de Marcily explique, au-delà des cycles conjoncturels, le manque d’eau potable et d’eau agricole ; même si des solutions innovantes voient le jour, la situation risque de s’aggraver du fait de l’accroissement démographique et de l’insuffisance des investissements. Laurent Laplaze et Sixtine Passot illustrent la vulnérabilité de l’agriculture africaine à l’insécurité
alimentaire et au changement climatique. Laurent Bigot met en évidence le lien entre d’un côté la mauvaise gouvernance et la corruption, de l’autre la permanence des conflits armés en Afrique occidentale. Gilles Landrivon donne des exemples saisissants des maladies et infirmités (fistule obstétricale) qui, malgré les progrès de la couverture médicale, continuent, souvent sans que l’opinion internationale s’en émeuve, à frapper des milliers de femmes africaines. Christine Heuraux décrit le décalage entre les besoins de l’Afrique en électricité et l’offre disponible, concentrée
au nord et au sud. La faiblesse de l’offre contraste avec la richesse du potentiel : elle est due à la fois aux lacunes de la gouvernance, au manque d’investissement et à l’insuffisance des compétences.

Mais réalisme ne veut pas dire défaitisme : une vraie politique démographique est encore possible ; on peut accroître l’offre énergétique, comme l’illustre l’article de Rhosnie Francius, Pascale Trompette et Céline Cholez sur les nouveaux marchés de l’électrification rurale. Christian de Gromard montre comment l’introduction de réseaux intelligents peut permettre de mieux connaître l’état de l’offre et de la demande, de gérer plus efficacement la production et de faire face au caractère de plus en plus intermittent (solaire, éolien) de la production d’électricité (part croissante du solaire et de l’éolien). La gouvernance peut s’améliorer ; des progrès sont quand même constatés dans le traitement de la mortalité maternelle ou des pratiques traditionnelles néfastes, grâce notamment à d’admirables ONG ; la recherche, climatologique, biologique, économique, permet de développer des techniques d’adaptation agricole et de formation des acteurs.

Passé, présent

Ce numéro est fortement centré sur l’Afrique contemporaine, ses défis, ses enjeux. Pour autant, plusieurs articles les éclairent à la lumière de l’histoire : comme le rappelle Catherine Coquery-Vidrovitch, conseillère scientifique de l’exposition L’Afrique des routes au musée du quai Branly, « l’Afrique a une très longue histoire méconnue ». Son article montre la place de l’Afrique dans les "mondialisations
successives». Pascale Barthélémy met en évidence l’engagement des « combattantes de l’ombre », femmes de toutes origines, dès les années 1920, contre les exigences des colonisateurs. Marie Miran-Guyon décrit les transformations de l’islam en Afrique de l’Ouest : les détenteurs traditionnels du savoir religieux perdent du terrain face aux prédicateurs jeunes, ouverts sur le monde et l’action sociale ; mais ces nouvelles hiérarchies, fragmentées, dérégulées, sont moins armées face aux dérives extrémistes. Florence Bernault évoque les transformations et les adaptations de la sorcellerie,
apte « à se modeler sur les défis du monde contemporain » et à se réapproprier le monde moderne, pouvoir politique compris. Réappropriation encore dans le cas de certains espaces comme le Drill Hall de Johannesburg, ancienne caserne qui avait abrité les audiences préliminaires du Treason trial contre Mandela et devenu, nous explique Pauline Guinard, espace social et culturel – un espace du reste menacé. Réappropriation et ambivalence caractérisent aussi la vie culturelle. Denis-Constant Martin montre comment la musique, omniprésente dans les sociétés rurales, auxiliaire
et signe de pouvoir dans les monarchies, a pu devenir arme de contestation contre la colonisation et la corruption, sans résister toujours toutefois aux séductions de l’autorité.

L’Afrique des passages

Le catalogue de l’exposition L’Afrique des routes, nous rappelle Catherine Coquery-Vidrovitch, a pour sous-titre Histoire de la circulation des hommes, des richesses et des idées. L’Afrique n’a pas été plus absente des grands courants de circulation mondiaux qu’elle ne l’a été de l’histoire. Les Perses, les Chinois, les Indiens sont arrivés bien avant les Européens. L’aventure multiple se poursuit, dans tous les sens, à l’intérieur
du continent et avec le reste du monde. Armelle Choplin a parcouru les routes ouestafricaines en prenant les bus locaux : dans son étude « Circulez, y a tout à voir », elle montre combien l’Afrique est « un continent en mouvement », un mouvement qui est loin de se réduire aux migrations ou de viser la seule Europe. Les circulations sont multiples et anciennes, comme les réseaux qui les animent. Dominique Thiébaut Lemaire unit les étapes diverses de ses missions de fiscaliste par une suite de poèmes, un par capitale : beaucoup d’entre nous retrouveront dans ces évocations pittoresques, sarcastiques et aimantes les sensations et les surprises de leurs propres déplacements.

Les passages se multiplient aussi entre l’Afrique et les autres continents. Jean-Pierre Dubois rappelle que le partenariat entre l’Union européenne et l’Afrique, certes nécessaire, ne va pas de soi, qu’il ne fait même pas l’unanimité entre les États membres et que beaucoup d’autres acteurs se manifestent. L’Union européenne doit donc repenser son approche et la concentrer sur les principaux défis : sécurité, gouvernance publique et économique, démographie, changement climatique, en s’appuyant sur les diasporas et la société civile. Les ponts, les passerelles sont multiples. Retenons-en deux dans le domaine de l’esprit : la science, la francophonie. Étienne Guyon et Osmane Kodio soulèvent la question de l’enseignement des sciences expérimentales, notamment la physique, quand manque le matériel spécialisé et quand la formation des maîtres est insuffisante ; pourtant, des pistes intéressantes sont explorées comme la « science frugale » (utilisation de matériel de récupération), le recours aux smartphones pour les mesures ou le travail à distance ; l’expérience française de «la Main à la pâte», valorisant les expérimentations élémentaires locales, commence à être introduite en Afrique. Anne Righini décrit l’expérience lancée par le groupe
mauricien Médine et plusieurs institutions françaises à Maurice : elle a abouti à la création de l’International Campus for Sustainable and Innovative Africa (ICSIA) ; les filières (gestion, architecture, ingénierie) visent à la fois un enseignement supérieur adapté aux réalités locales et le développement de la responsabilité économique et sociale. Au-delà des programmes de coopération, le président Diouf constate que
la francophonie est « un acteur majeur de l’état de droit, de la démocratie et du développement durable » et que « l’Afrique est plus que jamais le lieu où cet idéal peut s’incarner ». Comme nous le rappelle Hervé Cronel, l’Afrique, qui est à l’origine des institutions de la francophonie et qui a poussé à l’élargissement de son ambition, est aussi le socle de son avenir, par sa croissance démographique, par ses perspectives économiques, par l’essor des nouvelles technologies. La francophonie doit certes faire face au développement des langues africaines comme à la pression de l’anglais. Mais elle est capable de prendre en compte les cultures propres à chaque pays et de concilier diversité et universalité. Cette approche est au coeur de l’article de Souleymane Diagne : la pensée africaine doit évoluer, passant du discours de l’identité et d’une affirmation massive et univoque de la présence africaine depuis les origines au pluralisme culturel et à la promotion de la diversité, religieuse ou culturelle. «C’est sur le multiculturalisme comme principe partout sur notre continent que nous construirons une véritable union africaine».

Puisse cette lecture multiple accroître la perplexité du lecteur et lui donner envie d’en savoir plus sur l’Afrique, sur notre rapport à l’Afrique, sur nous-mêmes. L’Afrique, grand ailleurs, est plus que jamais notre histoire. Le détour africain est nécessaire pour penser notre temps et pour agir sur lui.

Note
1. J.-M. Huet, Le Digital en Afrique, les cinq sauts numériques, Paris, Michel Lafon, « Les
Cahiers du CIAN », 2017.

Éditorial, Jean Hartweg 5

LE DOSSIER : ÉNERGIES AFRICAINES

Introduction, Stéphane Gompertz 9
L’Afrique en mouvement 13
L’Afrique des routes : une histoire des mondialisations africaines, Catherine Coquery-Vidrovitch 13
Sur les routes ouest-africaines : « Circulez, y a tout à voir », Armelle Choplin et Jérôme Lombard 19
Énergies musulmanes ouest-africaines : exubérance et dissonances, Marie Miran-Guyon 26
Quelles ressources pour le continent ? 32
Explosion programmée ? La croissance démographique va-t-elle déstabiliser l’Afrique de l’Ouest ? Serge Michailof 32
Les problèmes de l’eau en Afrique, Ghislain de Marsily 38
Adaptation de l’agriculture d’Afrique de l’Ouest aux climats futurs : quel rôle pour la recherche ? Laurent Laplaze et Sixtine Passot 45
L’Afrique, géant énergétique et nain électrique : décryptage d’un paradoxe, Christine Heuraux 51
Le déploiement de l’intelligence dans les réseaux électriques africains, Christian de Gromard 58
Lampes solaires, kits, batteries… Les nouveaux marchés de l’électrification rurale en Afrique, Rhosnie Francius, Pascale Trompette et Céline Cholez 65
Les passeurs 73
La formation expérimentale des sciences physiques en Afrique, Étienne Guyon et Ousmane Kodio 73
L’ICSIA : l’excellence du supérieur français s’exporte à l’île Maurice pour l’Afrique, Anne Righini 79
L’Afrique au coeur de la francophonie, Abdou Diouf 84
Afrique et francophonie, Hervé Cronel 86
L’Afrique des femmes 90
La santé maternelle en Afrique, Gilles Landrivon 90
Deux Africaines extraordinaires : Adna Edan Ismail et Bogaletch Gebre, Stéphane Gompertz 98
Le microcrédit stimule-t-il l’énergie des femmes ? Isabelle Guérin 102
Des « combattantes de l’ombre » : femmes africaines et politique à l’époque coloniale, Pascale Barthélémy 108
Gouvernances 114
La gouvernance africaine, Stéphane Gompertz 114
Le Sahel, une gouvernance défaillante qui engendre des conflits, Laurent Bigot 119
L’Union européenne et l’Afrique : approche commune ou éclatée ? Jean-Pierre Dubois-Monfort 124
Fiscalité internationale et poésie, du Sénégal au Kenya, Dominique Thiébaut Lemaire 130
Arts et pouvoirs 137
Sorcellerie et politique, Florence Bernault 137
De la cour au marché : les musiques africaines face aux pouvoirs, Denis-Constant Martin 143
De l’art et des vicissitudes de l’engagement : le cas du Drill Hall à Johannesburg (Afrique du Sud), Pauline Guinard 150
Vers un devenir pluriel 158
De la pensée de l’identité à celle des devenirs africains, Souleymane Bachir Diagne 158

CARRIÈRES ET VIE DES CLUBS
Les « rendez-vous Carrières » 175
Le club Théâtre 177

LES NORMALIENS PUBLIENT
Guy Lecuyot 181
Olivier Szerwiniack 184
Lucie Marignac 193

ULMI & ORBI
Dîner de l’a-Ulm du 19 novembre 203
Le courrier, Guy Lecuyot 210

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