Frontières: penser à la limite

L'archicube n°13 - 01-12-2012
Frontières: penser à la limite

Avec ce numéro 13, L'Archicube aborde le thème des frontières. A l'origine, j'avais suggéré que l'on s'intéresse à la question des disciplines du savoir, de leurs frontières et de leurs interactions, mais le comité éditorial, à juste titre, a élargi ses considérations à toutes sortes de limites, de porosités, d'hybridations, et même de transgressions... et le problème des disciplines n'y apparaît que tout à fait à la "limite". Alors qu'il me soit permis en quelques phrases de revenir sur ma pensée initiale. Depuis de nombreuses années nous sommes abreuvés d'encouragements à travailler aux frontières entre disciplines et à pratiquer l'interdisciplinarité, voire la multidisciplinarité. A l'opposé, nos concitoyens, et notamment les plus jeunes d'entre eux, ne voient plus la connaissance qu'en termes de grands enjeux de société : l'énergie, l'environnement, la santé, le climat... Or, tous ces enjeux font appel à des connaissances dans un grand nombre de disciplines, non seulement scientifiques mais presque toujours, lorsqu'il s'agit bien d'enjeux, de sciences sociales et humaines. Alors disciplines ou enjeux? Faut-il en quelque sorte changer de base de référence et organiser la conaissance autour de ces grands enjeux plutôt que par disciplines à la manière d'Auguste Comte? Cela n'est pas si simple et nous devrons certainement encore nous accommoder de ces deux points de vue complémentaires : le développement des connaissances fondamentales, les bases de l'enseignement, se structurent encore largement grâce à leur assise disciplinaire. L'attraction des jeunes vers la science et la technologie se fait beaucoup autour des grands enjeux qui structurent leur relation à la société. La formation doit leur apprendre à ne négliger aucune discipline, y compris de sciences sociales et humaines, pour les préparer à leur confrontation avec la vie réelle. Cette double approche devrait être particulièrement importante pour les normaliens qui ont la prétention d'avoir une connaissance approfondie d'une discipline tout en assumant par la suite, grâce à une vraie culture générale, de hautes fonctions dans la sphère publique et au-delà. Il faudra bien accepter que les frontières diffèrent selon le point de vue que l'on adopte. Les grands enjeux n'admettent pas de frontières entre les disciplines de la connaissance, les disciplines permettent d'asseoir la progression du savoir, mais celle-ci se joue aussi parfois des frontières. Voilà bien un débat qui n'est pas clos mais dont dépend en partie notre capacité à attirer les jeunes gens vers la science sous toutes ses formes et à leur donner les meilleures chances de jouer un rôle dans la société.
Au moment de boucler ce numéro, nous apprenons que Serge Haroche (1963 s) vient d'obtenir le prix Nobel de physique 2012. C'est une immense joie de voir une fois de plus l'Ecole récompensée. Et c'est le troisième prix Nobel attribué à un chercheur du laboratoire Kastler Brossel du Département de physique de l'ENS, après Alfred Kastler et Claude Cohen-Tannoudji. Ayant moi-même passé vingt ans au sein de ce laboratoire, je sais à quel point il traduit parfaitement ce que peut être l'ambiance exceptionnelle créée par l'Ecole, ainsi que son renom international. Serge Haroche est un ami très proche et c'est donc autant au nom de cette amitié qu'au nom de vous tous, archicubes membres ou non de l'a-Ulm, que je lui adresse ici mes très chaleureuses félicitations. Mais L'archicube en reparlera...

                                                                                                                                        Jean-Claude Lehmann

Qu'est-ce qu'une frontière? Ni dans son étymologie, ni dans ses acceptions contemporaines, le sens de la frontière ne se réduit à celui d'une limite internationale. Ces lignes qui séparent deux pays en sont cependant venues à symboliser une notion dont nous questionnerons ici toute la richesse. La confrontation des approches scientifiques provenant d'horizons les plus variés se révèle d'une heuristique puissante: on trouve dans le rapprochement de textes issus des sciences humaines ou expérimentales, théoriques ou illustratifs, bien plus que des échos métaphoriques.
Ce numéro de L'Archicube vise bien entendu à aller au-delà des disciplines qui, de la géorgaphie au droit, utilisent couramment l'idée de forntière, pour interroger d'une part le pouvoir du mot, notamment en sciences dures, d'autre part pour esquisser une réflexion problématisée sur ce concept qui sert bien souvent de base à la pensée des catégories : il précise des bornes tout en faisant jouer les interfaces. Ce recueil de contributions ouvre aisni une pensée de la limite dans des référentiels postmodermes. Développer la pensée "A la frontière", c'est aussi aborder l'enjeu des dialogues entre les disciplines et la difficulté de l'exercice de pratiques pluridisciplinaires dans le contexte académique français. Loin de vouloir proposer un inventaire de nouvelles formes de pluri-, inter-, ou transdisciplinarité, ce dossier de L'archicube souhaite explorer la constitution du savoir elle-même, dans son lien avec la société qui le porte. L'actualité récente des débats autour de la frontière trouvera ici un écho réflexif important pour conceptualiser le polititque.
Dans son acception traditionnelle, la frontière désigne en effet la limite du champ de compétence d'un pouvoir: depuis l'invention de l'Etat-nation, celle-ci coïncide le plus souvent avec celle de l'extension de sa souveraineté. Dans une perspective géographique plus vaste, on peut considérer que cet objet spatial est tout autant une construction sociale qu'une institution. Cela implique que les acteurs de la frontière soient aussi bien ceux qui, au quotidien, agissent autour et en fonction d'elle. Parmi les représentations de l'espace, la frontière cependant conserve un statut particulier, témoin peut-être du caractère religieux et sacré qu'avait le processus de délimitation dans l'Antiquité (comme en témoigne la légende de la fondation de Rome); cette dimension ontologique participe de la compréhension de l'ampleur des enjeux qui traversent les frontières. Dans la mesure où elle marque le point de différenciation d'avec l'autre et qu'elle matérialise l'altérité, toute frontière introduit de "la distance dans la proximité" (C. Albaret-Schulz), et elle est effectivement susceptible de cristalliser le conflit.
Ce qui ressort des textes réunis ici, c'est bien le fait que la frontière linéaire n'existe pas - ou plus? Cette facilité que nous avons à tracer des traits sur une carte pour diviser l'espace reste un geste d'une telle force qu'il oblitère la fonction d'interface de toute limite. On apprendra, par exemple, dans les lectures qui suivent qu'en biologie cellulaire, une frontière ne peut remplir son rôle que si une certaine diversité est respectée de part et d'autre. Cette dynamique fait écho aux propos sur la porosité en physique, mais également aux textes qui montrent que la gouvernance des espaces frontaliers fonctionne mieux si les administrations situées de part et d'autre coopèrent, à tous les échelons de la décision, plutôt que de se replier sur elles-mêmes derrière une barrière close. On voit enfin comment tout effort de délimitation engendre des phénomènes de transgression qui fertilisent autrement les espaces outre-frontière. L'analyse des limites ouvre en effet sur la mise en évidence d'une nébuleuse de formes hybrides que seule une évolution dynamique de nos grilles de lecture nous permet de saisir. Pour ce faire, toutes les disciplines scientifiques peuvent être mobilisées, mais encore faut-il créer des forums fertiles pour que les idées circulent entre des univers que l'institution segmente. La médiation nécessaire des tiers: pour ce qui concerne la frontière, le montage d'ateliers arts-sciences faisant intervenir également des professionnels (du monde des douanes ou de la sécurité) s'est révélé extrêmement fécond et va se concrétiser par une exposition intitulée "L'anti-Atlas des frontières" que nous co-organisons à partir des ateliers arts-sciences initiés par Cédrix Parizot dans le cadre de l'IMERA. La confrontation avec le travail des artistes met en évidence la part créative de l'activité de recherche tout en soulignant la difficulté des scientifiques à transmettre leur savoir autrement que par des mots.
Ainsi, alors que l'inscription spatiale de la frontière est de plus en plus difficile à définir, différents projets politiques travaillent sa matérialité. Dans notre monde de flux et de réseaux, les murs contemporains semblent contredire a priori l'idée de "frontière mobile", mais l'ensemble des contributions réunies ici, et dont nous remercions chaleureusement les auteurs, montre bien que la frontière n'existe que dans cette perspective dynamique, continuant d'opérer comme signal des différences.
Au seuil de ces lectures, je remercie tous les auteurs d'avoir accepté le défi de ces courts textes à la fois denses et très accessibles, et je tiens surtout à rendre hommage à Véronique Caron, co-éditrice de ce dossier qui, de la formulation du projet à son aboutissement, a fait un travail magnifique.

                                                                                                                                         Anne-Laure Amilhat-Szary

Editorial, Jean-Claude Lehmann, p.7

LE DOSSIER
Introduction du dossier "Frontières, penser à la limite", Anne-Laure Amilhat-Szary, p. 11
Limites, p.13
Critique des bornes, éloge des limites au temps de la connexion, Michel Foucher, p.13
Frontières en politique, Emmanuel Brunet-Jailly, p.18
Le refus de frontière fauteur de désordre, Gabriel Robin, p.25
Modeste contre-éloge des frontières en droit interantional, Jean-Marc Sorel, p. 28
Frontières et espaces maritimes: quelles interrelations?, Colomban Lebas, p. 37
Le cyberespace: un monde sans frontières?, Wladimir Mercouroff, p. 44
La technologie révolutionne-t-elle la frontière?, Amaël Cattaruzza, p. 49
Ce que les frontières disent du couple franco-allemand, Alfred Grosser, p. 56
De l'utilité des frontières en économie, Pierre-Yves Geoffard, p. 62
Porosités, p.67
Porosité et perméabilité: un point de terminologie, Etienne Guyon, p.67
Musique, recherche: plaidoyer pour la perméabilité des frontières disciplinaires, Jean-Claude Risset, p.69
Frontières, bords et mathématiques, Gérard Besson, p.77
Frontières de la Terre - Frontière de la vie?, Jacques Blamont, p. 83
Les changements d'état (aux frontières des physiciens), Etienne Guyon, p.96
Les frontières à la lumière de la biologie du développement, Teva Vernoux et Olivier Hamant, p.100
Les déroutantes frontières entre les espèces, Hervé Le Guyader, p.107
Hybrides, p.115
Les frontières de la chambre, voyage vers l'intime, Michelle Perrot, p.115
L'art des fontières: arts et artistes en géopolitique, Anne-Laure Amilhat Szary, p.123
Mettre en mouvement les cartes frontalières: essai de cartographie filmique, Sarah Mekdjian, p.132
La multiple rumeur des langues dans le roman indien anglophone, Lise Guilhamon, p.140
La transplantation, une médecine de la transgression, Christian et Olga Baudelot, p.146
Transgressions, p.154
Transgression et fondation: quelques limites antiques, Thierry Barbaud, p.154
De la nature des bornes: le patrimoine controversé des frontières, Daniel Nordman, p.164
Frontières de carte: enjeux d'une opération technique (XVIIe-XVIIIe siècles), Antonio Stopani, p.175
Péripéties de la frontière aux Etats-Unis, Yves-Carles Grandjeat, p.185
Des frontières pionnières, Hervé Théry, p. 194
Dépasser les frontières en Europe, Guy Baudelle, p.205
Frontières, archéologie et patrimoine: le cas de Chypre, Jean-François Croz, p.215
Ouvertures, p.220
La frontière, une notion usée?, François Dagognet, p.220
Dire la frontière au-delà des barrières linguistiques, Jean-Pierre Lefebvre, p.223
Diversité et unité, Jacqueline de Romilly, p.226
Pluridisciplinarité et variété des savoirs, Frédéric Worms, p.226
Note à la marge, Régis Debray, p.229

LA VIE DE L'ECOLE
L'Ecole a un nouveau directeur: Marc Mézard, p.233

CARRIERES ET VIE DES CLUBS
Activités du service "Carrières" de l'a-Ulm, p.243
Rapport d'activité de l'Amicale des normaliens diplomates (2011-2012), p.252
Normale Sup' Marine, p.255

LES NORMALIENS PUBLIENT, p.243

ULMI ET ORBI, p.291