La gratuité. La défense des langues. "Après janvier 2015, s'exprimer contre la terreur"

L'archicube n°18 - 15-06-2015
La gratuité. La défense des langues. "Après janvier 2015, s'exprimer contre la terreur"

Marianne Laigneau (1984 L)
Présidente de l’a-Ulm, Association des anciens élèves,
élèves et amis de l’École normale supérieure

Ce numéro 18 de L’Archicube, consacré à la gratuité, me donne le plaisir de
signer mon premier éditorial comme nouvelle présidente de l’Association,
à la suite de mon prédécesseur, Jean-Claude Lehmann ; sa thématique,
choisie de longue date, résonne tout particulièrement dans le contexte de ces
derniers mois.

Tout d’abord, s’engager dans une association à titre bénévole, en devenir membre,
y payer une cotisation, voire y prendre des responsabilités, suppose d’avoir répondu
personnellement à la question « Pourquoi ? », à un moment où un rapide tour d’horizon
partagé avec mes homologues d’associations d’autres grandes écoles m’a permis
de constater que le nombre d’adhérents des associations « d’anciens » est en baisse
constante depuis cinq à dix ans. Certains camarades que je tente de persuader de
rejoindre notre association m’opposent parfois un individualiste « Qu’est ce que cela
me rapporte ? » ou un plus collectif « À quoi cela sert-il ? » ; j’ai envie de répondre
à titre de boutade comme Stendhal à propos du dôme de Saint-Pierre de Rome :
« À quoi sert-il ? à rien, à faire battre le coeur » ; mais, plus sérieusement, une association
comme l’a-Ulm a deux objectifs principaux : faire rayonner la communauté
normalienne en croisant les contributions de toutes les disciplines, de tous les savoirs
et de toutes les expériences et renforcer la solidarité entre les élèves, les anciens élèves
et les amis de l’École.

L’Association a adopté un plan d’action à trois ans qui est détaillé dans le supplément
historique 2015 que vous venez de recevoir. Il vise à faire davantage connaître
nos actions et à développer le nombre et la diversité des formes de contribution et
d’expressions possibles. À nous de rendre nos actions plus visibles et de faire percevoir
par une communication plus active et plus moderne leur utilité et leur apport
pour l’École et ses alumni. Ce numéro présente les résultats d’une enquête auprès de
nos camarades, afin de mieux cerner leur rapport au bénévolat.

Plusieurs contributions de ce numéro entrelacent la notion de gratuité avec celles
de bénévolat, de solidarité, de collaboration et de réciprocité. Ces valeurs trouvent de
nouveaux échos et de nouvelles traductions dans nos sociétés développées qui questionnent
de plus en plus les modalités, voire les finalités de leur modèle économique.
Nos camarades qui écrivent dans L’Archicube le font eux-mêmes à titre gratuit, qu’ils
en soient ici très sincèrement remerciés !

Ce dossier qui montre toute la richesse de la notion de gratuité dans sa dimension
sociologique, philosophique et économique aborde aussi la question de la gratuité
du service public, en particulier de l’Éducation nationale. Les services publics à la
française doivent garantir une égalité d’accès, assurer leur continuité, leur mutabilité
et ils ne sont gratuits, on le sait, que sous certaines conditions. Celui de l’Éducation
nationale, et son rapport avec l’accès du plus grand nombre à des langues présentées
parfois comme « peu utiles car mortes », le latin ou le grec, ou peu parlées,
comme l’allemand, par comparaison avec l’anglais, le chinois ou l’espagnol, sont
venus récemment sous les feux de la rampe dans des conditions qui ont conduit notre
association à prendre position. Je veux parler du projet de réforme de ces enseignements
au collège.

Le Conseil d’administration de l’a-Ulm a considéré qu’il était de son rôle de s’exprimer
sur ce sujet qui n’est qu’en apparence éloigné de ses préoccupations, le mot
« collège » n’évoquant pas pour nous que le seul Collège de France. Il a élaboré et
diffusé le texte que vous trouverez dans ce numéro (p. 7) et qui figure également sur
notre site internet (http://www.archicubes.ens.fr/). Je n’en reprends pas ici le contenu
mais il nous a semblé que L’Archicube devait aussi nous permettre de dialoguer avec
vous sur les dossiers d’actualité qui touchent à l’enseignement, à ses débouchés, à
l’accès du plus grand nombre à la culture et à la richesse du croisement des disciplines
qui est notre conviction profonde et, en quelque sorte, la marque de l’École.
Les débats que nous avons menés avec eux ont montré l’inquiétude que ces projets
suscitent chez les élèves actuellement en scolarité à l’ENS.

L’a-Ulm s’est aussi exprimée parce qu’elle a trouvé qu’au lancement de ce projet
de réforme il y avait peu de réactions institutionnelles, au-delà de celles des associations
de professeurs concernés, et des intellectuels, scientifiques comme littéraires,
qui prenaient la parole à titre individuel. Petit à petit les réactions se sont faites plus
nombreuses ce qui, de nouveau, montre tout l’intérêt et la possibilité de faire éclore
des dynamiques collectives, à partir de la détermination de quelques individus.

C’est le rôle de notre association de réfléchir, d’écrire, de publier mais aussi d’agir,
dans une vision ouverte qui ne soit pas assimilable à la défense d’un territoire mais
reflète avec force sa conviction, osons le mot décrié, humaniste !
Quoi de commun dans une collection d’articles autour de la gratuité, un
thème susceptible de toucher à des domaines aussi variés que la biologie,
la littérature, la sociologie et l’anthropologie sociale ou, encore,
l’économie des industries culturelles et des publications scientifiques ?

Celui d’explorer à nouveaux frais les paradoxes d’une notion chaude, d’un attracteur
et d’un irritant, qui suscite depuis longtemps et périodiquement des passes d’arme,
entre les revendications militantes (en défense des principes de service public, en
faveur d’une démocratisation de l’accès aux oeuvres de l’esprit) et les froids rappels au
réalisme économique face aux effets indésirables des utopies généreuses.
Des adages latins (« Il faut être malhonnête ou sot pour croire que les bienfaits
sont de simples dons », Publilius Syrus), dont la trace s’est trop souvent perdue
(« Publilius qui ? », comme l’écrit avec humour Guillaume Flamerie de Lachapelle)
à Dostoïevski et aux Caves du Vatican de Gide, la mémoire des lettres nous rappelle
la longue histoire de l’acte gratuit, indéterminé, inconséquent, de son impossibilité,
des quêtes d’absolu dont il peut faire l’objet – et qui aura fait couler tant d’encre dans
les dissertations scolaires sur le libre arbitre. Un train pour Brindisi dans le roman
de Gide, un avion de ligne bien réel d’une compagnie allemande : l’acte gratuit
provoque une fascination proportionnelle au besoin d’explication qu’il engendre,
face au meurtre indéterminé ou, à l’inverse, face au vrai don qui motive l’approche
religieuse (Antoine Guggenheim) et le commentaire du mystère de la grâce.

Du côté des sciences humaines et sociales, c’est la tendance au dévoilement
qui prime. Pas de don sans contre-don chez Marcel Mauss, pas de « free lunch »
chez Milton Friedman : sous des horizons très différents, ce qui nous est toujours
rappelé par les figures tutélaires de l’économie politique ou de la sociologie, c’est
que la gratuité absolue n’existe pas. « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du
marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du
soin qu’ils apportent à leurs intérêts. » (Adam Smith, La Richesse des nations, 1776,
cité par Marcel Henaff). Il y a quelques années, l’économiste Olivier Bomsel, dans
un essai intitulé Gratuit ! Du déploiement de l’ économie numérique, soulignait à son
tour que le gratuit est avant tout une forme de tarification, dont il convient d’analyser
les contreparties.

Ici, Laurence Fontaine revient sur l’implicite du don dans les valeurs nobiliaires
sous l’Ancien Régime ; Daniel Henri relève les « grands principes et les petits arrangements
» qui marquent l’histoire de la gratuité de l’enseignement en France ; Denis
Jérôme analyse les conditions d’accès, « libre mais pas gratuit », à l’information
scientifique. On aurait pu ajouter les promesses de gratuité de l’enseignement supérieur,
dont Outre-Manche des coalitions de partis peuvent faire les frais. Les objets
abondent qui suscitent un même mouvement d’éclaircissement : sous l’illusion du
gratuit se cache le vrai prix, qu’acteurs privés ou pouvoirs publics ont tenu à rendre
invisible. Le dévoilement devrait pouvoir nous permettre de mettre au clair quels
sont les bons et les mauvais usages de ce camouflage, et de mieux plaider pour un
octroi réfléchi et équitable des gratuités (Jean Audouze).

La mutation numérique des deux dernières décennies a démultiplié les vieux paradoxes
de la gratuité, en plaçant cette dernière au centre d’un nouvel écosystème
d’accès au savoir et aux oeuvres de l’esprit : la décennie des années 2000 aura été
marquée par des débats intenses, dans les économies développées, sur nos nouvelles
cornucopies, sur le piratage, sur sa répression. Période d’ajustement face à une technologie
disruptive qui vient bouleverser les anciennes règles du jeu des biens et
services, tout en offrant de facto un accès inédit à l’information, au savoir et aux
biens culturels.

Dans le domaine des industries culturelles (musique enregistrée, livre audiovisuel
et cinéma, presse), on n’en finit pas de parler de « modèles d’affaires instables »,
auxquels se confrontent les créateurs, pris en étau entre le besoin d’être visibles sur la
Toile et celui d’être rémunérés. Quand les nouvelles martingales se font attendre, on
préfère défendre les acquis du droit d’auteur qui, lui, a fait ses preuves, quitte à passer
pour de fâcheux réactionnaires. Les nouveaux luddites condamnent les démagogues
de la gratuité destructrice, et réciproquement. Au travers de ces échanges de noms
d’oiseaux, la nouvelle donne de la juste rémunération de la création n’a pas encore
été stabilisée.

À cela s’ajoute le fait que la rareté, dans l’économie numérique, se soit déplacée
vers le temps disponible, la détention de catalogues et les données personnelles
(Catherine Hartog ; Jérôme Brun), dont l’exploitation se fait pour l’heure sur la
base du « qui ne dit mot consent ». Face à cette nouvelle figure de « l’utopie un
peu mièvre » dont parle Christophe Prochasson, méfiez-vous des apparences : vous
paierez plus tard, ou avant, et ailleurs. Le travail gratuit des internautes, sous couvert
de gratuité numérique devenue la norme, a fait émerger de nouvelles propositions,
sur la souveraineté numérique, ou encore sur la propriété de nos données personnelles,
pour contrecarrer les logiques de ce qui s’apparente, selon Jérôme Brun, à
un « hold-up » économique mondial organisé notamment par les acteurs globaux
de la publicité en ligne jouant sur des marchés bifaces. Au risque d’une dévaluation
des « contenus » par leur abondance même ; ou encore d’une marchandisation
accrue des savoirs et des biens culturels qui, après être rendus disponibles gratuitement
pendant une période donnée, peuvent faire l’objet d’un passage au payant dont
l’opportunité n’a que rarement à voir avec des principes de service public. Derrière
la gratuité numérique, les savoirs et les biens culturels sont-ils en train de devenir
majoritairement des produits d’appel ? C’est la question que posent ceux qui plaident
pour une extension du domaine des communs.

David Fajolles (1993 l)
Secrétaire général de la Commission nationale française pour l’Unesco
Éditorial 5
Communiqué de l’a-Ulm sur la défense des langues 7

LE DOSSIER : LA GRATUITÉ
Introduction, David Fajolles 11
Quelle gratuité pour le vivant ? 15
La bourse et la vie, André Langaney 15
L’acte gratuit dans Crime et châtiment de Dostoïevski
et Les Caves du Vatican d’André Gide, Julia Chardavoine 20
« Il faut être malhonnête ou sot pour croire que les bienfaits sont de simples
dons », Guillaume Flamerie de Lachapelle 26
Au-delà du marché : réciprocité, gratuité, solidarité, Marcel Hénaff 31
Grâce et gratuité : l’échange de dons, Antoine Guggenheim 36
Les limites d’un principe 44
Non à la gratuité ! Jean Audouze 44
Le travail intellectuel est-il hors de prix ? Christophe Prochasson 47
La gratuité à l’école : portée et limites d’un principe républicain, Daniel Henri 49
L’école ou le prix de la gratuité, Paul Mathias 58
Gratuité, travail, bénévolat 62
Si la gratuité existait…, Pierre-Yves Geoffard 62
Bénévolat et associations : témoignages d’archicubes, Timothée Devaux 65
L’économie du don : enjeux sociaux et politiques, Laurence Fontaine 75
Le travail gratuit : corvée ou affirmation de soi ? Florence Weber 81
Les stagiaires dans le monde diplomatique : un point de vue, Claudine Serre 88
Si le stagiaire n’existait pas… il faudrait l’inventer, Anne Lewis-Loubignac 89
La nouvelle donne du numérique 92
Le coût marginal zéro et la caverne d’Ali le numérique, Nicolas Curien 92
La gratuité des données personnelles : une question de souveraineté
économique ? Catherine Hartog 99
La gratuité dans le numérique : un hold-up à 1 000 milliards ? Jérôme Brun 106
Le financement de l’accès libre à l’information scientifique, Denis Jérôme 112

LA VIE DE L’ÉCOLE
« Après janvier 2015, s’exprimer contre la terreur », Emmanuel Levine
et Marc Porée 123
La sociologie est un sport collectif : hommage à Jean-Claude Chamboredon,
Paul Pasquali 130
Jourdan 133

CARRIÈRES ET VIE DES CLUBS
Philippe Mahrer et le Collège des ingénieurs, Étienne Guyon et Martha Ganeva 137
Enseignement et recherche, notre vocation ? Yves Laszlo 139
La vie des clubs de l’a-Ulm, Wladimir Mercouroff et Antonio Uda 140
LES NORMALIENS PUBLIENT
Lucie Marignac 153
Guy Lecuyot 161

ULMI & ORBI
Les « natus » : retrouvailles de la promotion 1964 171
Dîner annuel de l’a-Ulm 173
Courrier des lecteurs 175

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