Francis Wolff

Cette rubrique reflète la diversité de pensée des normaliens. L’a-Ulm ne cautionne en aucun cas les opinions émises par les interviewés.

Francis Wolff (1971 l) est professeur de philosophie à l'Ecole normale supérieure.


Interview du 30 juillet 2014


Martha Ganeva : Bonjour, Francis Wolff. Je vous remercie d’avoir accepté d’évoquer votre parcours pour la rubrique « Portraits de normaliens ». Il est bien connu qu’on naît normalien, qu’on ne le devient pas, mais je voudrais tout de même vous demander ce que entrer à l’Ecole normale a signifié pour vous.

Francis Wolff : Eh bien, pour ma part je ne suis pas né normalien parce que je suis fils de parents qui n’avaient pas fait d’études. Mon père était un ouvrier boulanger qui, chassé par le nazisme, s’était réfugié en France en 1935, après le vote du rattachement de la Sarre à l’Allemagne nazie. Mes parents se sont connus en Lorraine, en 1939, juste avant la guerre, et quand je suis né en 1950, ils tenaient un petit commerce de marchand de journaux à Ivry, puis, à Puteaux. Mon père, sans être analphabète parlait très mal le français avec un très fort accent allemand. Ma mère avait été jusqu’au certificat d’études. Je ne suis donc pas du tout né dans ce milieu intellectuel et culturel qui est devenu maintenant dominant dans les parcours de normaliens et qui l’était sans doute moins à mon époque. J’ai fait des études tout à fait correctes, habitant Puteaux, dans un supposé bon lycée, parce que ma mère avait l’idée que pour intégrer ses enfants – mes parents étant juifs allemands – elle devait les envoyer faire des études dans cette école républicaine qui à l’époque, dit-on, savait encore intégrer. Et je pense qu’elle le peut encore aujourd’hui. J’ai donc fait des études au lycée de Saint-Cloud qui m’ont permis d’entrer en hypokhâgne à Louis le Grand. J’avais un professeur de français en première qui avait expliqué à ma mère qu’étant donné que j’avais des « dispositions littéraires », il fallait que je fasse une hypokhâgne. Voilà donc comment je suis arrivé à l’Ecole normale en 1971.

Martha Ganeva : Etait-ce d’emblée la philosophie ou avez-vous changé de direction ?

Francis Wolff
 : C’était d’emblée la philosophie parce que, à partir du moment où j’ai fait de la philosophie en terminale, après avoir lu par moi-même de la philo à partir de la seconde, je n’ai pas imaginé une seconde que je pouvais faire autre chose dans la vie. En entrant en hypokhâgne mon idée était de faire de la philo, uniquement de la philo, et le reste n’était pour moi qu’un moyen de gagner une certaine indépendance en entrant à l’Ecole normale. A la fin de la khâgne j’ai obtenu les équivalences des IPES au concours. J’ai donc obtenu cette indépendance assez rapidement avant même d’entrer à l’Ecole.
Parallèlement à la philo, j’avais à l’époque une appétence de militant politique. Il y avait à Louis le Grand une « base Mao » et à l’Ecole, une base de l’UJCML (l’union des jeunes communistes marxistes léninistes). Louis le Grand était la « base arrière », disait-on, de l’UJCML. Et, dans le même temps, l’Ecole était à l’époque très marquée par l’enseignement de Louis Althusser, qui avait des relations compliquées avec le Parti communiste et qui, par ailleurs, soutenait une partie de ses élèves « maos ». Le militantisme politique a donc duré pendant mes années d’hypokhâgne et de khâgne, et pendant ma première année à l’Ecole, mais n’est pas allé beaucoup plus loin. Il avait été suscité par les événements de 1968, puis, par les événements internationaux en Chine, au Vietnam. En terminale au lycée de Saint-Cloud, j’avais déjà été impliqué dans les Jeunesse communistes, alors que ce lycée était une base de l’extrême droite d’« Action française »… Et quand je me suis libéré de l’attachement militant, j’ai éprouvé le même sentiment à la fois d’angoisse et de liberté que j’ai éprouvé quand j’ai cessé de croire en Dieu. Je suis entré en judaïsme à douze ans pour en sortir brusquement vers quinze ans et demi. Dans les deux cas cela a été le même choc à la fois positif et négatif.

Martha Ganeva : Il est important de faire des expériences. Celle de la foi religieuse et celle du militantisme politique font partie des expériences fortes, qui nous construisent… à condition de les dépasser un jour.
A l’époque donc passé et présent se conjuguaient pour vous, puisque vous vous êtes spécialisé en philosophie antique.

Francis Wolff : Philosophie antique, oui, mais je tiens tout de suite à dire que je ne me suis jamais considéré réellement à cent pour cent comme un vrai historien de philosophie ancienne, comme le sont un certain nombre de mes collègues, que je respecte. Pour deux raisons : la première, c’est que dans tout mon parcours, et jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours tenu à conserver l’idée de philosophie générale. J’ai voulu faire de la philosophie non pour considérer son histoire, mais parce qu’elle est une manière de questionner radicale et que ce sont les questions radicales qui m’intéressent. Je pense que l’histoire de la philosophie n’est qu’un moyen qui nous aide à voir comment se sont construits des systèmes conceptuels théoriques qui peuvent encore nous dire quelque chose aujourd’hui, sinon ils ne relèvent pas de l’histoire de la philosophie mais de l’histoire des idées. La pure reconstitution historique en elle-même m’a rarement intéressé pour elle-même. Ce qui m’intéresse, c’est ce que j’ai appelé, dans un livre dont on me dit qu’il est devenu introuvable[1], des « figures de pensée », des figures qui sont pérennes du moment qu’on peut les emprunter à un contexte historique sans les trahir et les faire fonctionner ailleurs, sur d’autres objets ou sur les mêmes, mais dans d’autres contextes. Ceci est la raison de fond. Et la raison circonstancielle est que j’avais fait un travail de maîtrise sur Lucrèce, qui avait donné lieu à une petite publication, puis, à un livre – que je renie entièrement, par ailleurs, mais peu importe –, et de ce fait j’ai été considéré bien malgré moi comme un spécialiste de philosophie ancienne. Il se trouve qu’à ma sortie d’Ecole, après une cinquième année, que j’avais obtenue grâce à la recommandation de Louis Althusser et pendant laquelle j’avais été agrégé préparateur à l’Ecole, je me suis retrouvé en Ecole normale d’instituteurs à Laon. Cela m’a permis de m’initier à des objets qui ne m’avaient jamais intéressé, comme la psychologie de l’enfant, par exemple, et aussi de me retrouver parfois en plein hiver dans ma 4L à aller inspecter des institutrices d’écoles maternelles à Hirsonà la frontière belge. Je dois dire que c’est moi qui ai beaucoup appris de ces dames… D’une part, je faisais de la « formation » à des gens sortant du Bac qui étaient pendant deux ans en Ecole normale et à qui j’étais supposé enseigner la philosophie de l’éducation, et d’autre part, j’allais en inspection donner des conseils (absurdes, car j’étais bien incapable de le faire), à des enseignants en stage ou en poste dans tout le département de l’Aine. C’est dans cette situation qu’un beau matin j’ai reçu l’appel téléphonique d’un ami sorti de l’Ecole peu avant moi et qui était à ce moment-là attaché culturel à São Paulo, m’informant que va paraître au Bulletin de l’Education nationale l’annonce d’un poste d’enseignant de philosophie à l’Université de São Paulo. Je m’y suis porté candidat. J’ai eu la chance de rencontrer Gérard Lebrun qui avait occupé ce poste avant de rester au Brésil sur un contrat privé. Il s’est réjoui de ma « spécialisation » en philosophie ancienne – c’est de cette époque-là que date véritablement l’étiquette – car, m’a-t-il dit, « ils ont toujours besoin là-bas d’enseignants de philosophie ancienne ». J’ai donc été nommé comme titulaire d’une chaire de philosophie ancienne, alors même que je n’avais jamais travaillé que sur Lucrèce

[1] L’Etre, l’homme, le disciple. Figures philosophiques empruntées aux Anciens, PUF, « Quadrige », 2000

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