Jean-Pierre Lefebvre

Cette rubrique reflète la diversité de pensée des normaliens. L’a-Ulm ne cautionne en aucun cas les opinions émises par les interviewés.

Jean-Pierre Lefebvre (1964 l) est romancier, traducteur d'allemand et professeur de littérature allemande à l'Ecole normale supérieure.


Interview du 4 février 2014

Martha Ganeva
 : Bonjour, Jean-Pierre Lefebvre. Je vous remercie d’avoir accepté d’évoquer votre parcours pour la rubrique « Portraits de normaliens » du site des anciens élèves. Je voudrais commencer par citer un de vos textes, que j’ai lu avec une grande avidité parce qu’il est magnifique ; vous le reconnaîtrez, je pense : « Savoir qu’il n’est pas bon de s’inanimer, de n’avoir en tête que des pensées de mort, ou des pensées mortelles et peu durables, et qu’il est bon de parler avec autrui, de se dire ce qu’on pense en son cœur, ce à quoi on tient le plus et qu’on tient pour essentiel, et qui n’est pas nécessairement intime… »[1]. C’est ce que je souhaite vous inviter à faire ce matin – évoquer une œuvre, la vôtre, qui est essentiellement un dialogue avec d’autres œuvres, à travers la traduction, le commentaire et l’enseignement, un dialogue qui « tend à fonder quelque chose de durable, voire d’éternel ». Et puis, voici une autre bribe, cueillie au détour d’un paragraphe d’un autre de vos textes : « Dans plusieurs interventions un peu obstinées, j’ai tâché de démontrer que le lieu convoqué par Hölderlin était orienté vers l’ouest ». C’est l’adjectif « obstiné » qui m’a arrêtée, car c’est le sentiment que j’ai eu en creusant votre travail – le sentiment que vous êtes un passeur obstiné de ce que vous aimez et voulez défendre. Etant issue d’une famille de résistants obstinés au régime communiste, je suis très sensible à votre attitude intellectuelle. Je ne suis pas germaniste, mais mon rapport à l’Allemagne et à sa culture est plus compliqué que la simple ignorance. Ma grand-mère disait de mon grand-père qu’avant la guerre, il parlait cinq langues et qu’après la guerre, il n’en parlait plus que quatre, parce qu’il a refusé de parler l’allemand. Mon père n’a pas voulu l’apprendre. Pour ma part, je suis (re)venue à l’Allemagne, après un grand détour, par la musique et en me rendant compte que les choses qu’on tait dans les familles font souvent un bruit de fond assourdissant. J’avais donc envie de savoir comment vous êtes venu à l’allemand.

Vous êtes né en 1943, pendant la guerre, à Boulogne-sur-Mer, ville qui a été très lourdement bombardée et dans laquelle s’était organisé un important mouvement de résistance. Vous avez fait vos études supérieures dans les années soixante. Pourquoi êtes-vous devenu germaniste ?

Jean-Pierre Lefebvre : Un peu par hasard, pas complètement, bien sûr, disons, formellement par hasard. J’étais l’aîné d’une famille nombreuse, mon père était le seul à ramener un salaire, et il ne gagnait pas beaucoup. Il y avait donc un problème pour les études. Moi, j’aurais voulu faire médecine – c’est mon dernier frère qui l’a fait. Il y a eu un moment où l’on a pensé que je pouvais être vétérinaire, parce que je venais des sciences, et l’on a cherché une bourse sans l’obtenir. Comme mes parents ne voulaient pas me lancer dans la solitude d’une vie universitaire, redoutant sans doute que j’en profite mal, ils m’ont inscrit dans une classe préparatoire à Lille. J’y étais interne et cela m’a beaucoup plu, alors que j’avais des camarades qui pleuraient toutes les larmes de leur corps d’être loin de leur biotope, de leurs familles. J’ai découvert des tas de choses, je me suis beaucoup acculturé à ce moment-là. Avant cela j’étais plutôt un provincial, jouissant des atouts d’une ville portuaire, faisant beaucoup de bateau…

[1] Friedrich Hölderlin, « Belle Garonne et les jardins », éd. William Blake & Co., 2002, article introductif de Jean-Pierre Lefebvre, p. 21.

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