Marianne Bastid-Bruguière

Cette rubrique reflète la diversité de pensée des normaliens. L’a-Ulm ne cautionne en aucun cas les opinions émises par les interviewés.

Marianne Bastid-Bruguière (1960 L) est historienne et sinologue, membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Elle a reçu en novembre 2014 la grand-croix de la Légion d'honneur.



Interview du 20 février 2015


Martha Ganeva
 : Bonjour, Marianne Bastid-Bruguière. Je vous remercie d’avoir accepté d’évoquer votre parcours pour la rubrique « Portraits » du site des anciens élèves. J’ai envie de commencer par vous souhaiter la nouvelle année, puisque nous sommes le 20 février et que nous sommes entrés hier dans l’année de la Chèvre. Que disent les Chinois de l’année de la Chèvre ?

Marianne Bastid-Bruguière : En principe, c’est une année paisible pour eux. Le caractère chinois qui représente l’animal peut être celui de la chèvre, mais aussi celui du mouton. Pour nous, la chèvre, c’est extrêmement capricieux – le mot « capricieux » vient de la chèvre. Pour eux, qui considèrent l’animal comme plutôt paisible, c’est une année où il ne se passe pas grand-chose. Mais aussi, ils n’aiment pas avoir des enfants l’année de la chèvre, car ce sont des enfants trop soumis, trop passifs. J’ai vu à la télévision chinoise un reportage où de nombreuses femmes affirmaient avoir accéléré leur accouchement, afin de donner naissance à des enfants du signe du cheval plutôt que de celui de la chèvre. Mais j’ai des amis du signe de la chèvre et, à vrai dire, ils n’ont pas l’air tellement soumis… Il faut dire que toutes ces croyances sont revenues assez fortement – pour des raisons commerciales aussi – et qu’elles se répandent de plus en plus en Occident.

Martha Ganeva : Après cette ouverture festive, je voudrais revenir à votre parcours et, pour commencer, à vos origines, si vous avez envie d’en parler. Y avait-il une tradition familiale de l’enseignement, de la recherche ?

Marianne Bastid-Bruguière : Ma mère était professeur de droit international, mon grand-père était professeur de droit international, mon père, qui n’aimait pas beaucoup l’enseignement, était malgré tout professeur de droit, et il était aussi ancien élève de l’Ecole normale. Pour ma part je me suis présentée à Sèvres – à l’époque les filles n’avaient pas le droit de se présenter rue d’Ulm, mais je ne me suis pas du tout présentée à cause de mon père parce que à l’époque où je faisais hypokhâgne, je n’avais même pas conscience que mon père était normalien. Pour moi, c’était un monument, mais il était surtout un homme politique et un professeur de droit constitutionnel. Lorsque j’ai terminé ma philo, ma meilleure amie a décidé de faire hypokhâgne au lycée Fénelon. Je l’ai suivie en me disant qu’au fond c’était bien parce que je continuerais à étudier des matières qui m’intéressaient et que cela me permettrait de passer l’examen de propédeutique à la Sorbonne sans problème. Ensuite, je voulais faire Sciences Po, où je voulais étudier l’histoire et le chinois – c’étaient des choses qui étaient dans ma tête depuis longtemps. A la fin de l’année d’hypokhâgne, mon professeur de lettres, Monsieur Lemaître, qui était normalien lui-même, m’a dit que quitter l’hypokhâgne pour aller à Science Po était complètement idiot parce que j’avais des chances d’intégrer l’Ecole normale. C’était flatteur. Et puis, il y avait la perspective d’avoir un salaire, d’une certaine liberté. J’ai hésité et finalement je suis restée pour faire khâgne. Au premier concours, j’ai été collée, mais assez bien collée. C’était tentant de recommencer, d’autant plus que l’autre khâgne de Fénelon avait de bien meilleurs professeurs. Il y avait notamment, comme professeur de philosophie, une femme tout à fait remarquable qui était Dina Dreyfus, la première femme de Lévi-Strauss. Elle était extrêmement belle et parlait avec un accent – elle était originaire de Transylvanie. Elle avait une superbe chevelure rousse frisée et elle descendait la petite rue qui menait à Fénelon en fumant une gauloise. Elle était remarquable dans ses cours. Je me souviens qu’elle disait : « Ah ! L’amour, l’amour, Mesdemoiselles ! », en roulant les « r ». Nous la regardions toutes les yeux grands ouverts… Je me souviens aussi de mon professeur d’histoire, Mademoiselle Parde, et de mon professeur de grec, qui m’a fait comprendre, enfin, comment fonctionnait la langue grecque. Plus tard, j’ai cherché la même chose pour le chinois – trouver quelqu’un qui sache m’expliquer comment la langue fonctionne – mais je n’ai toujours pas trouvé cette personne.

Après la deuxième khâgne je suis entrée, dixième, à l’École normale de jeunes filles, boulevard Jourdan. Je me réjouissais beaucoup, car en khâgne nous avions des rapports avec les garçons khâgneux, c’était très stimulant. Mais lorsque je m’y suis retrouvée, cela a été une vraie dégringolade.

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