Ce qui est caché

L'archicube n°32 - 27-06-2022
Ce qui est caché

ÉDITORIAL

Chers lecteurs et lectrices de L'Archicube,
C'est avec grand plaisir que nous acceuillons cet éditorial le directeur de l'ENS, Marc Mézard, qui vient de terminer un mandat de dix années à la tête de l'École et avec qui les relations furent excellentes, ouvertes et confiantes pour une période de profonde transformation. Il nous fait revivre ces évolutions et je le remercie de nouveau, au nom de l'a-Ulm, pour nos nombreux échanges sur ces sujets souvent complexes et parfois encore débattus.

 

Marianne Laigneau (1984 L)

Présidente de l’a-Ulm

Pour évoquer ces dix années à la direction de l’École, je me réfère souvent à la légende du bateau de Thésée, ce bateau retrouvé par les Athéniens qui s’em- ployèrent à le préserver pour honorer leur héros vainqueur du Minotaure.

Chaque planche usée était ainsi remplacée, tant et si bien qu’au bout de quelques décennies, il ne restait plus une seule planche du bateau d’origine. D’où la question bien connue : s’agissait-il toujours du bateau de Thésée ? J’aime bien cette légende. Elle rend parfaitement compte du défi auquel était alors confrontée notre école : comment se renouveler en profondeur sans rien renier de son histoire, comment répondre aux nouveaux défis du xxie siècle, tout en conservant le meilleur de son originalité et de ses ambitions scientifiques ?

Dès 2012, le diagnostic me semblait clair : l’École devait se transformer radica- lement, sous peine de la voir disparaître, à l’horizon de quelques décennies, de la liste des toutes meilleures institutions mondiales d’enseignement supérieur et de recherche. Avec l’appui d’une grande partie de la communauté, c’est donc un vaste chantier de rénovation que nous avons lancé, placé sous le signe de l’ouverture. Je ne pourrai qu’en esquisser sommairement les principales têtes de chapitre.

En premier lieu, la construction de l’Université PSL. L’ENS, cette école de forma- tion à la recherche et par la recherche, cette école qui sert de creuset à la formation des meilleurs chercheurs de notre pays, ne pouvait pas rester à l’écart du mouve- ment de restructuration de l’enseignement supérieur à l’œuvre depuis une quinzaine d’années, visant à faire émerger une dizaine d’universités de recherche intensive. Imaginée par Monique Canto-Sperber, PSL apportait une réponse originale, où l’École s’alliait avec un certain nombre d’établissements de premier plan.

Constituée à l’origine comme une « communauté d’universités et d’établisse- ments », une sorte d’association permettant de porter des projets en commun, PSL s’est transformée progressivement en une nouvelle université. C’est, de fait, l’une des rares universités vraiment nouvelles issues de ce processus, pourrait-on dire, puisque les autres se sont plutôt formées par regroupement de facultés qui avaient été séparées et établies en universités thématiques autonomes par la loi Faure après 1968. La construction a exigé d’imaginer de nouveaux types de statuts, permettant d’avoir plusieurs établissements-composantes dans une unique université, respon- sable de l’offre de formation, de la diplomation, de la stratégie de recherche ainsi que de valorisation, tout en gardant une autonomie opérationnelle des établisse- ments-composantes. Il s’agit bien de construire l’université en s’appuyant sur les établissements, sans les faire disparaître, pour faire en sorte que chacun puisse se renforcer grâce au meilleur des autres dans chaque domaine. Si le modèle existait à l’étranger, où les « schools » au sein des universités jouissent souvent d’une grande autonomie, y compris sur des sujets délicats comme la levée de fonds, il fallait le créer en France, et nous nous sommes engagés dans cette construction avec toutes nos forces. La création de l’Université PSL a servi de laboratoire pour établir le cadre de ces nouvelles universités, désormais passé dans la loi.

À l’École, cette transformation majeure s’est accompagnée de changements impor- tants et indispensables. La création du diplôme en est l’emblème, qui vient attester de la réussite de la scolarité normalienne, dans toute sa diversité et avec toutes ses spécificités. Pour la première fois, on n’entre pas seulement à l’École, on en sort aussi, avec un diplôme de l’ENS-PSL, et le même diplôme pour tous les normaliens, quelle que soit la voie par laquelle ils sont entrés : clarification bienvenue et, en fait, indis- pensable pour les poursuites d’études à l’étranger. Deuxième changement majeur : le doctorat. Les doctorants dans nos laboratoires et équipes de recherche sont désor- mais inscrits en doctorat dans notre université et obtiennent un diplôme de docteur de l’Université PSL délivré par l’ENS-PSL. Avec plus de 500 doctorants inscrits à l’École, nous voici donc un établissement qui forme non seulement des normaliens (avec un diplôme donnant le grade de master) mais aussi des docteurs. Pour l’École, première institution au monde en nombre de prix Nobel formés, rapporté au nombre d’étudiants, première également, et de très loin, pour les médailles Fields, il était temps de reconnaître aussi l’importance du doctorat !

Parmi les évolutions les plus significatives figure bien sûr aussi l’ouverture du recrutement des normaliens. Il existe désormais trois grandes voies pour devenir normalien : le concours d’entrée à l’issue des classes préparatoires, le concours d’entrée « étudiants » et la sélection internationale. Au cours de cette décennie, le recrutement annuel des normaliens est ainsi passé de 220 à 350, une augmentation significative et indispensable, au vu à la fois de notre capacité de formation, de la qualité du vivier de candidats, et de la nécessité d’ouverture des profils. Car c’est bien désormais plus de 40 % des entrants qui ont été sélectionnés par des concours diffé- rents de ceux des classes préparatoires, permettant une ouverture de l’École à des profils intellectuels, sociaux et géographiques plus diversifiés. Le concours étudiants a aussi permis un recrutement plus important de normaliennes en sciences, appor- tant une première réponse à une préoccupation majeure, celle de la faible place des femmes en sciences, et en particulier en mathématiques, physique et informatique. Même si cette réponse reste insuffisante, parmi nos nombreuses tentatives pour agir sur ce sujet, c’est la seule qui a eu un impact notable.

Le plan d’ouverture sociale voté en juillet 2021 est venu renforcer ces dispositifs, avec un objectif clair : permettre une meilleure diversité sociale, mais aussi géogra- phique, parmi les normaliens. C’est clairement un sujet de grande importance, sur lequel un travail considérable a été fait. Reste encore en suspens la question des points de bonification pour les phases d’admissibilité du concours « classes prépara- toires ». Ce dispositif, essentiel pour faire en sorte que la question de la diversité soit également prise en compte dans cette voie de recrutement, et donc dans les classes préparatoires elles-mêmes, est pour l’instant retardé à la suite d’un avis réservé du Conseil d’État, lié au statut des élèves fonctionnaires stagiaires, mais gageons qu’une solution sera trouvée.

À un étudiant qui me demandait un jour ce que fait précisément le directeur de l’École, je répondis spontanément qu’il écoute, repère et impulse des directions. Des directions de recherche, bien sûr, qu’il faut identifier au plus tôt pour accompa- gner leur développement et les traduire également en formations. Cette écoute de la recherche en train de se faire est probablement le travail le plus passionnant qui soit, et j’ai cherché à la nourrir à de nombreuses sources, et à la partager, par exemple lors de ces séminaires du directeur, ces rencontres mensuelles au cours desquelles deux enseignantes ou enseignants, en humanités et en sciences, présentent, en 25 minutes, l’état et la motivation de leurs travaux en cours de manière à pouvoir être compris par tous. Ces directions de recherche nouvelles débutent aussi par des dialogues, par la porosité des frontières entre disciplines : ainsi apparaissent des champs entiers que l’on doit développer et auxquels nos étudiants doivent être sensibilisés. Si de nombreux projets grandissent naturellement au cœur des disciplines et doivent seulement être accompagnés, certaines questions nécessitent toutefois une structu- ration plus transverse, pour mobiliser des savoirs de disciplines différentes dans des structures dédiées qui ouvriront la voie à un travail interdisciplinaire. J’en veux pour exemple le nouveau centre de sciences des données, celui de biologie quantitative, l’école universitaire de recherche Translitterae, le projet de formation et recherche transverse à toutes les disciplines de l’École sur la thématique « Planète vivante, milieux humains », les ateliers d’actualité critique, les interactions entre archéologie et informatique qui sont autant d’illustrations, mais il y en a bien d’autres. La mission première de l’École, celle d’une pépinière de chercheurs de haut niveau, exige ainsi d’adapter constamment nos programmes de recherche, et d’y associer systématique- ment les étudiants, normaliens et doctorants. C’est aussi en ce sens que j’ai souhaité associer pleinement un certain nombre de chercheurs du CNRS à la formation des normaliens, en créant le dispositif des professeurs attachés. Désormais repris au niveau de toute l’Université PSL, ce dispositif permet une véritable intervention des chercheurs dans la formation et ouvre des perspectives considérables pour notre école, où les chercheurs des organismes sont nombreux dans nos laboratoires, mais aussi au niveau national.

On ne saurait surestimer les transformations profondes de l’administration qu’il a fallu mettre en œuvre pour porter ces évolutions. Dans tous les secteurs, scola- rité, finances, ressources humaines, sécurité, patrimoine, informatique, logistique, sécurité, des transformations profondes ont été apportées, en même temps que le processus d’arbitrage budgétaire était mis en place et sécurisé. Même si du chemin reste à faire, nous partions de loin et il faut saluer l’exploit des services, qui ont été capables de réaliser ces transformations alors que la dotation de fonctionnement publique n’a hélas pas bougé.

L’aspect financier est crucial, il ne faut pas le nier, et l’École se distingue par la part importante, et en augmentation, de financements sur contrats de recherche, grâce à la qualité des chercheurs et à la création d’un service de contrats efficace. La diversification des ressources et le souci d’ouverture au monde de l’entreprise nous ont aussi amenés à relancer complètement la Fondation de l’ENS, à créer sa petite sœur aux États-Unis (« Friends of ENS »), à développer le mécénat, qu’il vienne de particuliers ou sous la forme de chaires financées par des entreprises. Une bonne part des grands projets de recherche nouveaux n’auraient pas vu le jour sans le mécénat, et c’est l’occasion de remercier toutes celles et ceux qui nous soutiennent, ainsi que les piliers de la fondation de l’École, au premier rang desquels son directeur, Jacques Massot, qui l’a complètement transformée. Tous ces liens noués patiemment avec les entreprises sont aussi des occasions de tisser des réseaux dans lesquels les normaliens désireux de s’orienter vers le privé, ou la créa- tion d’entreprise, peuvent s’insérer plus facilement. C’est aussi dans nos missions, et il ne faut pas oublier que, pour la société comme pour l’École, il est important et utile que certains normaliens formés par et à la recherche s’orientent aussi vers le secteur privé. 
Au moment du bilan, il apparaît comme une évidence que rien n’aurait été possible sans l’engagement collectif des personnels de l’École dans ces transformations, un engagement favorisé par un climat de confiance indispensable. Un immense merci à tous, aux professeurs, aux étudiantes et étudiants, aux personnels, avec une mention spéciale pour celles et ceux qui se sont succédé à mes côtés dans l’équipe de direc- tion, les directeurs adjoints Guillaume Bonnet et Frédéric Worms pour les lettres, Yves Guldner, Yves Laszlo et Anne Christophe pour les sciences, et les directrices générales des services, Laurence Corvellec et Myriam Fadel. Je suis admiratif de tout ce que vous avez accompli, et je mesure ce que l’École vous doit.

À Frédéric Worms, je cède donc la barre de ce bateau de Thésée dont les planches ont toutes été remplacées. Au cœur de la flottille PSL, ce bateau ENS complètement rénové, et pourtant parfaitement reconnaissable, peut affronter la haute mer. Je suis certain que Frédéric et son équipe de direction sauront l’y guider tout en continuant à la transformer, sans qu’il perde son identité.

Marc Mézard (1976 s)

LE DOSSIER : CE QUI EST CACHÉ

Introduction 

Science, ingénierie, médecine
Quand l’univers joue à cache-cache, Daniel Rouan
Qui voit l’invisible, réalise l’impossible, Fabrice Lemoult et Agnès Bayou
Les plis cachetés déposés à l’Académie des sciences renferment-ils des secrets ? Jean-Paul Poirier 
Ce qui est caché au regard de la vie psychique,
Olivier Laurini
Des problèmes spéciaux de la géométrie grecque aux démonstrations d’impossibilité, Christian Houzel
1 001 secrets, Serge Vaudenay 
Obfuscation,
Nicolas Mercouroff
La vie secrète des virus émergents : pourquoi les chiffres mentent-ils ? Elke Wynberg

Croyances et visions du monde
Pains-cachés, Philippe Lefebvre 
La religion du secret : l’apparent et le caché dans la doctrine shi‘ite, Daniel De Smet
Le phantasme du caché en terre d’Égypte, Guy Lecuyot
Le secr.: maç.:, Larvatvs Prodeo
D’où vient l’« animation » de la chimie biologique ? Antoine Danchin 
L’invisible n’est pas illisible,
Anne Cheng

Sociétés
L’histoire cachée, découvertes et récits historiques : fascination et dangers politiques, Oliver Rathkolb
Une page de pub, Étienne de la Harpe
Le plagiat dans tous ses états : caché-pas caché, Michèle Leduc
La face cachée de l’amiante, Michel Parigot
Secret, État, renseignement : un triangle opaque et politique, Michel Castelnau

Créations
Le secret, le mystère et l’amour : une trilogie médiévale, Michel Zink
Le secret et la littérature, Béatrice Didier
L’art du double-fond, Christophe Barbier
L’hermétisme de Mallarmé, Aiko Okamoto-Mac Phail
Pseudonyme et littérature, de l’utilité et du bienfait d’une identité double à travers les siècles, Claudine Serre, dite Claudine Monteil 

LES NORMALIENS PUBLIENT

Violaine Anger
Jean Audouze
François Bouvier
Marc Chaperon
Jean Hartweg
Lucie Marignac