Catherine Mayeur-Jaouen

Cette rubrique reflète la diversité de pensée des normaliens. L’a-Ulm ne cautionne en aucun cas les opinions émises par les interviewés.

Questions à Catherine MAYEUR-JAOUEN (1983L)



Claudine et Jean-Paul Hermann: Vous êtes professeur à l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales) alias Langues-O et votre spécialité c’est l’histoire religieuse du Moyen-Orient contemporain. Vous parlez l’arabe et le persan, langues parlées dans des pays importants économiquement. Et pourtant ces langues sont très peu enseignées à l’université française par manque d’effectif étudiant. Est-ce parce que ce sont des langues difficiles ?

Catherine Mayeur-Jaouen: Le persan, langue indo-européenne dont la fluidité ressemble à celle de l’anglais, n’est pas une langue d’apprentissage difficile, on peut acquérir assez vite un niveau utile pour lire une magnifique littérature. L’arabe, une langue fascinante, est un océan sans fin à cause de la complexité de sa morphologie et de la richesse de son vocabulaire, à cause aussi du phénomène de la diglosie , c’est-à-dire la différence entre l’arabe écrit et les dialectes arabes parlés. Idéalement, il faut apprendre, en réalité, deux ou trois sortes d’arabe : arabe littéraire classique, arabe courant des médias, un dialecte. Arriver à un niveau  d’arabe courant, pour lire la presse ou suivre les émissions télévisées, peut être assez rapide – deux ans d’un travail sérieux. Si l’on a l’ambition de lire des textes plus complexes ou plus anciens, il faut acquérir des compétences techniques et un lexique particulier.

Le persan a bénéficié dans le passé d’une meilleure situation dans nos universités : la République islamique et la difficulté des relations franco-iraniennes, ont sans doute contribué à l’affaiblissement de nos rares sections de persan (Strasbourg, Aix, Inalco, Paris III Sorbonne Nouvelle). Je suis optimiste pour l’avenir, vu l’intérêt grandissant des étudiants et l’ouverture (très relative !) de l’Iran, au moins dans le domaine économique.

Une vingtaine d’universités françaises ont des départements d’arabe, mais la plupart ne délivrent qu’un petit diplôme universitaire, simple initiation. D’autres universités ont manifestement eu peur, comme nombre de lycées, de créer des sections d’arabe qui seraient des espaces de relégation pour des étudiants de seconde ou troisième génération venus dans un réflexe identitaire ou par peur de ne pouvoir accéder à d’autres études. Pour décloisonner ces études et donner aux étudiants eux-mêmes et à leurs enseignants la fierté de ces études qui devraient être prestigieuses, il faudrait sans doute créer des doubles cursus comme cela commence à se faire (IEP d’Aix, Sciences Po Menton, bilicence histoire-arabe à Paris-Sorbonne). En amont, l’apprentissage en lycée doit faire l’objet d’une réflexion : or les places au CAPES et à l’agrégation d’arabe, très peu nombreuses, sont maintenues à grand peine.

Claudine et Jean-Paul Hermann: On racontait à un moment donné que les Japonais apprécient peu les étrangers qui parlent leur langue, les considérant comme des espions ou des êtres bizarres. Cela vaut-il pour l’arabe ou le persan ?

Catherine Mayeur-Jaouen: Non, au contraire. Il y a trente ans, entendre un étranger parler arabe (et surtout dialecte) était assez étonnant au Moyen-Orient : avec la mondialisation, c’est devenu plus banal. En Iran, il y a de la part de toute la société une grande soif de contacts avec les étrangers, en quelque langue que ce soit. Parler arabe ou persan, même peu et mal, quand on voyage au Moyen-Orient, change du tout au tout le rapport avec les habitants. La langue n’est pas un simple outil, mais véhicule tout un univers culturel qui devient, du coup, partagé.

Cladine et Jean-Paul Hermann: Des carrières intéressantes peuvent-elles s’ouvrir à des jeunes ayant appris les langues du Moyen-Orient, en-dehors de l’enseignement s’entend ?

Catherine Mayeur-Jaouen: Si ces jeunes ont aussi suivi un autre cursus ou ont eu une expérience professionnelle (stages, séjours au Moyen-Orient), ils trouvent facilement du travail : des carrières de chercheurs à l’IRD (Institut de recherche et de développement) ou au CNRS ; le Quai d’Orsay avec le Concours Orient qui mise sur la connaissance des langues ; le renseignement et le Ministère de la Défense ; la communication interculturelle dans les régions (où l’on souhaite de plus en plus une aptitude à comprendre certains milieux d’origine immigrée). Les ONG peuvent être une étape dans un parcours. On continue à avoir besoin de journalistes ou experts de think tank. Signalons que des universités turques recrutent des Français (turquisants) parmi leurs enseignants. Quant au secteur privé et aux entreprises, dans le Golfe, comme en Iran ou en Turquie, la connaissance d’une langue orientale est évidemment un « plus » considérable – tout ne peut se faire en anglais. Enfin des spécialités peu représentées en France et auxquelles on ne pense pas immédiatement sont secteurs d’embauche: musées, patrimoine, art contemporain très dynamique au Moyen-Orient. Parmi les spécialités en plein développement, signalons la finance islamique et le droit : on a de plus en plus besoin d’experts qui connaissent les systèmes juridiques des pays du Maghreb et du Moyen-Orient

Claudine et Jean-Paul Hermann: Pour conclure, peut-on vous demander comment vous-même en êtes arrivée à choisir cette orientation ?

Catherine Mayeur-Jaouen: C’est par curiosité et finalement par passion que j’ai choisi ces études : une vraie vocation. J’ai eu la chance de grandir dans une famille très cultivée et d’esprit ouvert. Mon père, Jean-Marie Mayeur, avait fait partie des intellectuels catholiques qui se sont élevés contre la torture lors de la guerre d’Algérie. Les différentes cultures ou traditions religieuses étaient vus avec respect et intérêt dans ma famille, sans qu’elle ait jamais voyagé au Moyen-Orient. Lorsqu’a éclaté la révolution iranienne en 1978-1979, j’avais 14 ans. Fascinée par ces événements, j’ai commencé à lire des ouvrages sur l’Iran, puis sur l’islam d’une façon générale : assez vite, c’est l’histoire religieuse qui m’a intéressée. À mon entrée à l’ENS en 1983, j’ai donc commencé à apprendre l’arabe à l’INALCO en parallèle à mes études d’histoire : enthousiaste, je suis partie en Égypte dès l’année suivante. C’est une grande chance que d’avoir pu partir à 20 ans dans un pays si différent, pour découvrir une autre culture, une autre religion dont j’ai cherché à exprimer dans mes travaux l’intérêt, la richesse, la vitalité, la complexité aussi. Je n’ai appris le persan que plus tard, alors que j’étais déjà jeune maître de conférences à la Sorbonne : si je n’ai pu devenir, comme je l’avais d’abord souhaité, une spécialiste de l’Iran, cette deuxième langue m’a ouvert de nouveaux horizons, en décentrant ma vision de l’islam et du soufisme, jusque-là très arabo-centrique (c’est une caractéristique française liée à notre héritage colonial). J’ai eu cette chance de mener une vie restée fidèle aux passions de mon adolescence.