Christine Bénard

Cette rubrique reflète la diversité de pensée des normaliens. L’a-Ulm ne cautionne en aucun cas les opinions émises par les interviewés.

Interview de Christine Bénard (1962 S) par Etienne Guyon (janvier 2017)



Etienne Guyon
: Christine, tu es une brillante ancienne élève physicienne avec un parcours scientifique et professionnel riche et varié. Peux-tu d’abord nous parler de ta scolarité à l’Ecole en 1962 à Jourdan, mais surtout rue d’Ulm…?

Christine Bénard : L’Ecole Normale m’a apporté liberté et confiance en moi. Confiance que donne la réussite. Liberté que nous donnait notre scolarité, puisque nous n’avions que quelques cours et TP au département de Physique (rue Lhomond), l’assistance aux cours à l’université étant laissée à notre libre arbitre. Cela m’a permis de passer mon temps sur les fondements de la mécanique quantique que j’ai étudiés à fond, seule avec livres et articles, pendant ma scolarité à l’Ecole. Ce qui a finalement déterminé mon sujet de thèse.

Cette liberté m’a aussi permis de me confronter à mes camarades masculins philosophes et historiens de l’Ecole, tous les jours, au « pot » : nos nombreuses discussions, où ils cherchaient toujours à montrer leur supériorité, m’ont appris à me défendre verbalement en toutes circonstances... Ce sont eux aussi qui m’ont conseillé de lire La Physique d’Aristote, ce qui m’a pris un an, car je revenais toujours au début de tous les syllogismes... Eh oui, la nature est changement. Quel tour de force! J’ai ainsi, grâce à eux, commencé à comprendre la puissance et les dangers du raisonnement pur: c’était aussi l’époque des « maos » à l’Ecole.

Etienne Guyon : Et comment as-tu vécu l’Ecole quand tu es venue dans l’Equipe de direction avec moi ?

Christine Bénard : Quand je suis revenue à l’Ecole en 1991 comme directrice de la recherche et des études scientifiques, l’Ecole était devenue beaucoup plus scolaire, avec de nombreux cours à suivre et un renforcement des départements scientifiques. Mes fonctions avaient une part bureaucratique importante, mais je retrouvais avec grand plaisir de nombreux collègues qui, eux, avaient suivi une carrière d’excellence dans la recherche scientifique bien différente de ma trajectoire multipolaire. C’est grâce à eux que je pus vraiment mesurer l’avancement de certains domaines, surtout en physique quantique et en biologie du génome, que je ne suivais plus que de loin depuis 25 ans.

Cependant, ce qui donnait vraiment son sens à ce poste c’était le contact avec les élèves : je voyais tous les scientifiques ainsi que, parfois, quelques littéraires. A cette époque, la reproduction du modèle élitiste à la française fondait le recrutement de l’ENS sans grandes ambitions, ni ouvertures nouvelles. D’où le projet de concours européen auquel j’ai consacré toute mon énergie : le ministre Claude Allègre accepta de nous accorder 12 postes d’élève (fonctionnaire-stagiaire) pour créer un concours spécifique d’entrée à l’ENS en Sciences, destiné à des étudiants européens non français ne passant pas par les classes préparatoires. Il y avait déjà en Sciences plusieurs concours d’entrée à l’ENS qui ne s’adressaient pas aux élèves de prépa. L’idée de tous ces concours, y compris le concours européen, était la même : diversifier les élèves et enrichir l’école de ces diversités.

C’est grâce aux enseignants et chercheurs des départements scientifiques de l’ENS et à leur réseau scientifique international exceptionnel que nous avons pu diffuser l’information sur ce concours dans les universités et les écoles européennes les plus prestigieuses et recruter des élèves européens remarquables, qui, par leur réussite scolaire dans un système - une culture, une langue - qui n’étaient pas les leurs, remettaient un peu les pendules à l’heure chez les élèves français, et nous renvoyaient une image critique bienvenue des a priori du système éducatif français. J’ai beaucoup appris avec ces élèves européens et c’est une grande fierté pour moi que l’on ait pu donner cette occasion à ces jeunes pendant quelques années.

Mais il y avait une opposition militante très agressive à ce concours, menée par un ou deux élèves littéraires du « parti des travailleurs », alliés à un ancien normalien gaulliste, membre du conseil d’Etat, qui me harcelaient au quotidien et nous menaçaient depuis le début de faire sauter le concours en utilisant la loi Toubon sur l’usage du français pour les recrutements en France. Ces défenseurs de l’aristocratie normalienne n’avaient rien à faire de la loi Toubon; ce qui était intolérable à leurs yeux, c’était que l’on puisse devenir « ancien élève de l’Ecole normale supérieure » sans avoir passé un bon bout de temps en prépa, comme eux en khâgne...

La direction de l’ENS qui nous a succédé a reculé devant ces menaces et le concours a été transformé en un recrutement de « boursiers » internationaux. C’est ainsi que l’Ecole a manqué l’opportunité  de devenir une institution européenne de premier plan, capable de rivaliser avec les meilleures universités anglo-saxonnes. Aujourd’hui, comme la plupart des institutions d’enseignement supérieur dans le monde, l’ENS a multiplié les recrutements de boursiers et d’étudiants en tous genres, en les distinguant soigneusement des «élèves » de l’ENS.

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