Estelle Maintier

Cette rubrique reflète la diversité de pensée des normaliens. L’a-Ulm ne cautionne en aucun cas les opinions émises par les interviewés.

Questions à Estelle MAINTIER (2004 l), agrégée d’espagnol, co-dirigeante de Lokad.

Propos recueillis par Jean-Paul Hermann


Jean-Paul Hermann Je dois avouer que ça me chagrine un peu d’interviewer quelqu’un en qualité d’ « épouse de.. » mais votre cas est si intéressant que je me fais violence. Le site a récemment publié une interview de votre époux JoannèsVERMOREL (2002 S) qui a fondé la société Lokad« dont la finalité est d’aider les entreprises à optimiser leur logistique et leurs stocks, notamment via une meilleure anticipation de la demande future » (sic). Vous êtes co-dirigeante de cette société. Comment se partage-t-on les rôles dans le management d’une société innovante ?

Estelle Maintier : En étant complémentaires. Nos études (scientifiques versus littéraires) nous y prédisposaient certainement. Une entreprise, même de nature technologique, ne peut se résumer à la seule performance de son produit ; elle a besoin d’un cadre juridique, administratif, logistiqueet, au-delà de cela,elle est constituée d’une équipe - avec toute la richesse et les difficultés qui accompagnent systématiquement les relations humaines - qui requiert de la structure et des processus. Certes, j’aurais bien été incapable de coder et d’implémenter de nouveaux algorithmes, mais tout le reste était de mon domaine - et il se trouve que sur ce type de problématiques, une formation littéraire s’avère très utile. En faisant cela, je permettais aussi à Joannès de se concentrer sur la technologie et sur le démarchage des premiers clients et de gagner en efficacité. A vrai dire, le partage des rôles s’est fait toutnaturellement et n’a jamais soulevé aucun débat.

Jean-Paul Hermann :  Joannès a donc créé cette entreprise à vocation informatique. Dans tous les manuels à l’usage des créateurs d’entreprise, on recommande au conjoint·e de conserver un poste (surtout si fonctionnaire) afin de « faire bouillir la marmite » au cas où … Vous associez-vous à ce conseil ?

Estelle Maintier : Oui et non. C’est effectivement prudent lors de la phase initiale du projet, alors qu’il n’y a aucun produit, aucun client et que l’équipe se résume à deux ou trois personnes. Il ne faut pas se leurrer, les chances pour une entreprise de survivre aux deux premières années sont faibles. Par ailleurs, à ce stade, les rôles que j’évoquais ci-dessus sont finalement assez réduits et n’occupent pas une personne à plein temps. Dans mon cas, j’ai pu dans un premier temps poursuivre ma carrière initiale - j’occupai alors un poste d’ATER à la Sorbonne, suite naturelle de l’agrégation. Je pouvais me permettre d’assurer mes cours et d’effectuer des recherches, tout en effectuant les tâches nécessaires à Lokad sur mon temps libre.

Très vite, malgré tout, il faut choisir. Vient un moment où ce travail devient un travail à plein temps (et même plus) et il faut soit accepter de passer la main, soit se lancer pleinement dans la bataille. Le choix est n’est pas simple et c’est un pari risqué. Difficile aussi de savoir quel est le « bon moment »… Dans mon cas, j’étais à la veille de finir ma thèse (les publications étaient faites et il me manquait quelques mois de rédaction). En outre, une fois abandonnée l’éducation nationale, mon agrégation perdait toute valeur. Je me souviens que mon directeur de thèse, en référence à l’épisode de Didon arrivant à Carthage, m’a accusée de « brûler les vaisseaux ». C’est vrai, passer du public au privé est un peu cela. J’ai fait ce choix et je l’ai fait sans regret aucun. Une entreprise est une aventure passionnante, ne plus partager cette passion avec mon conjoint était impensable et revenait à accepter une forme de séparation. Je n’imaginais pas le voir poursuivre seul et vivre avec le regret de n’avoir pas essayé d’en faire autant.

Jean-Paul Hermann : Vous êtes donc normalienne, littéraire, hispanisante, tout sauf informaticienne et mathématicienne. Ces compétences importantes mais « différentes » sont-elles un plus dans votre travail ? Et comment ? Je cite encoreJoannès : « avoir des compétences techniques est un atout considérable »

Estelle Maintier : J’aime me représenter une entreprise comme un puzzle dans lequel chacun doit trouver sa place. Les compétences peuvent et doivent prendre bien des formes. Indéniablement, une entreprise technique dont aucun des dirigeants n’aurait de réelle compétence technique (et cela arrive) s’exposerait à de lourdes difficultés. Mais c’est vrai aussi d’une entreprise dont les dirigeants n’auraient « que » des compétences techniques.

Les études littéraires ont tendance à développer des capacités de rédaction et de communication qui sont essentielles – c’est d’autant plus vrai quand on a préparé un concours généraliste et sans programme comme Ulm, où l’on vous apprend à disserter sur tout. J’avoue que l’espagnol médiéval me sert assez peu au quotidien, mais la méthode et la capacité à découper un problème que j’ai pu acquérir en faisant de la recherche ou en construisant un mémoire me sont infiniment utiles lorsqu’il faut rédiger des procédures métiers – ou des articles web sur la chaîne logistique, car ce n’est pas parce que l’on n’est pas « technique » au départ qu’on ne peut pas s’efforcer de le devenir dans une certaine mesure. De même, je persiste à croire qu’on est mieux préparé à décortiquer un contrat lorsqu’on a fait du commentaire de texte.

Jean-Paul Hermann : Ces interviews ont clairement une vocation d’information mais aussi d’exemple pour les jeunes générations. Dans une période où les normalien·nes boudent l’agrégation et l’enseignement secondaire, auriez-vous quelques mots d’encouragement pour les jeunes littéraires, les filles en particulier ?

Estelle Maintier : Pour citer Robert Frost, « Deux routes s’offraient à moi, et là j’ai suivi celle où on n’allait pas, et j’ai compris toute la différence ». Je pense que l’on a trop tendance à suivre la voie royale. Quand on entre à Ulm, on part d’emblée avec l’idée qu’il faut passer l’agrégation. Ce n’est pas un choix, cela fait partie du jeu, soit. Mais en faisant cela, on reste encore pour un ou deux ans dans l’esprit concours, l’attitude scolaire, et l’on s’interdit de voir ce qu’il y a autour. On enchaîne trop souvent - par habitude, par défaut ou par facilité - sur une thèse, tout simplement parce que l’enseignement secondaire tente peu et que les places d’enseignement en classes préparatoires – celles où l’on aimerait retourner, celles qui nous ont marqués – sont chères, très chères même en littéraire. En faisant cela, on reste bien souvent ignorant du monde extérieur. Beaucoup de normaliens ignorent tout de ce qu’est une entreprise – ça a longtemps été mon cas. Et puis, le monde extérieur effraie. Pourquoi irait-on l’explorer quand ailleurs on vous déroule le tapis rouge ?

C’est un tort. Je ne cherche pas à comparer ici les mérites du public et du privé. Dans les deux cas, il n’y a de toute façon pas de réalité uniforme, loin de là. Je crois simplement qu’il faut se donner les moyens de choisir. On encourage peu – en tout cas dans le domaine littéraire – à prendre une année de césure, à aller faire des stages en entreprise, et c’est bien dommage. De plus, les littéraires pensent souvent que leurs profils n’ont pas de valeur, sortis de la spécialité qu’ils se sont choisis. Après tout, quelle entreprise aurait besoin des services d’une hispanisante, de surcroît médiéviste ?

Aux jeunes littéraires, je dirais ceci. Les études littéraires vous apprennent à écrire, à vous exprimer – et souvent dans plusieurs langues ; mieux, elles vous apprennent à penser, à réfléchir de façon structurée. Autant de talents nécessaires et plus rares qu’on ne croit. Si les profils de normaliens scientifiques sont prisés pour la qualité de leur réflexion et leurs capacités d’abstraction, il n’y a pas de raison que les profils des normaliens littéraires le soient moins. Il faut vous en convaincre et savoir que vos camarades en entreprise, eux, en sont convaincus et seraient ravis de pouvoir vous accueillir.

Quant aux filles, elles ont déjà démontré en passant un concours mixte que leur valeur n’était pas inférieure à celle des hommes. Cela est vrai aussi une fois sorties de l’école. Les femmes sont souvent plus prudentes, peut-être plus effrayées encore par le monde de l’entreprise. C’est dommage, car au même titre qu’une entreprise gagne à se composer de scientifiques et de littéraires, elle gagne à se composer d’hommes et de femmes. Je ne peux donc que les encourager à aller goûter à ce qui pourrait bien être le fruit défendu – en sachant bien qu’il est parfois difficile de revenir en arrière.