Christophe Barbier

Cette rubrique reflète la diversité de pensée des normaliens. L’a-Ulm ne cautionne en aucun cas les opinions émises par les interviewés.

Christophe Barbier (1987 l) est le directeur de la rédaction de l'Express.



Interview du 1er octobre 2013:


Martha Ganeva: Bonjour, Christophe Barbier. Je vous remercie d’avoir accepté d’évoquer votre parcours pour le Portrait du normalien du mois. Cette rubrique a pour but d’enrichir la communauté normalienne de l’expérience de ses membres, œuvrant chacun dans son domaine et étant capable de partager avec d’autres ce qui est au cœur de sa vie professionnelle et de son parcours intellectuel.

Cette interview est un défi pour moi. D’une part, parce que l’interviewer professionnel, c’est vous. D’autre part, parce que je ne vous connais pas – je ne m’occupe pas de politique, je n’ai pas de télévision et, ce qui est sans doute mon pire défaut, je lis très peu la presse politique hebdomadaire. C’est comme si, tout en habitant la même ville, nous évoluions dans des univers qui existent en parallèle sans se toucher.

Préparer cette interview consistait donc à essayer de trouver des points de contact entre nous. Et comme l’art est au cœur de ma vie et que vous y êtes sensible également, j’ai pensé qu’il pouvait constituer une de ces passerelles.

Dans un billet publié dans Point de vue en mai 2012, où vous évoquiez vos goûts artistiques, une phrase m’avait arrêtée: « Tout le monde se précipite pour voir la Sainte Anne restaurée de Léonard de Vinci, mais quel ennui ! Ce qui m’intéresse chez Léonard, c’est l’inventeur ». Pour avoir passé une bonne partie de ma vie à étudier l’œuvre de Léonard de Vinci, j’avais envie de vous répondre que l’on peut difficilement séparer chez lui le peintre de l’inventeur pour la simple raison que son œuvre peinte participe de ses inventions, dans la mesure où elle est essentiellement un terrain d’expérience de techniques picturales nouvelles. C’est ainsi que l’on explique l’inachèvement de plusieurs de ses tableaux : lorsqu’il avait compris ce qu’il cherchait à comprendre, il poursuivait sa recherche… ailleurs. Je pense donc que le « problème » n’est pas là. En fait votre affirmation m’a amenée à me poser – et donc à vous poser – la question de votre rapport au temps. Je m’explique : chaque tableau de Léonard a demandé à son auteur plusieurs années de travail, notamment du fait de la technique des multiples couches de glacis qu’il avait inventée et qui donne cette profondeur aux visages de ses personnages. Entre la pose d’une couche et la suivante plusieurs semaines s’écoulaient durant lesquelles la peinture séchait. La peinture de Léonard est une peinture de la lenteur et elle demande en retour un regard lent, un regard qui progresse au même rythme qu’elle.

Je vous pose donc la question, à vous, le directeur d’un hebdomadaire intitulé « L’Express » : quel est votre rapport au temps, est-ce que la notion de « profondeur » appliquée au temps a un sens pour vous et, si oui, lequel ?

Christophe Barbier : On commence tout de suite avec une question vaste et profonde. Il y a un philosophe qui s’appelle Félix Guattari, décédé maintenant, qui a écrit un très joli texte qui s’appelle « Tu as le droit d’être un homme lent ». Et moi, je n’ai pas le droit d’être un homme lent parce que mon métier, aussi bien en télévision qu’en presse écrite, demande de la rapidité. En télévision d’évidence parce que c’est un média chaud, c’est un média de réaction, de réflexe, plus que de réflexion, et ce qu’on nous demande, c’est d’aller le plus vite possible, mais en essayant d’apporter quand même du fond, de l’éditorial, de l’originalité. Ce qu’on me demande, c’est de faire ce métier-là vite, en tout cas plus vite que ceux qui le font aussi bien que moi, voire mieux. On pourrait croire que le directeur d’un journal qui est hebdomadaire a du temps, mais c’est faux. Pour les sujets qu’on traite, la politique, la géopolitique, l’économie, une semaine de recul, ce n’est rien du tout, c’est totalement insuffisant pour travailler en profondeur. Ce que nous devons faire à ce moment-là, c’est – toujours vite – tracer des lignes et voir dans quelle direction peut se développer une actualité, chercher les fils qui font qu’un jour on se retournera vers ces événements et l’on se dira « c’était important ». En cela on retrouve Léonard de Vinci. En effet les lignes qu’il pouvait tracer dans sa perspective picturale, c’est exactement ce que nous essayons de faire avec l’actualité. On est ici et l’on essaie de voir au loin, le plus vite possible, ce qui va durer le plus longtemps… Et l’on se trompe, on se trompe énormément. On travaille dans le repentir permanent. On remet une couche de glacis et on n’a pas le temps d’attendre que cela sèche.

Ce qui me frappe chez Léonard de Vinci, et ce n’est pas sans lien avec sa conception du temps, c’est que comme inventeur il a échoué – aucune de ses machines n’a fonctionné de son vivant.

Découvrez la suite de l'interview.