Jean-Yves Masson

Cette rubrique reflète la diversité de pensée des normaliens. L’a-Ulm ne cautionne en aucun cas les opinions émises par les interviewés.

Jean-Yves Masson est né en Lorraine, à la frontière allemande, dans le pays minier. Ancien élève de l'École normale supérieure de la rue d’Ulm, qu'il intègre en 1982, il poursuit des études de lettres et de philosophie à Paris. Il est poète (Onzains de la Nuit et du désir prix Roger-Kowalski et Offrandes, 1995 ; Poèmes du festin céleste, 2002 ; Neuvains du sommeil et de la sagesse, 2007) et traducteur, notamment d'écrivains irlandais (Yeats), italiens (Mario Luzi, Roberto Mussapi, Leonardo Sinisgalli) et allemands (Rilke, Hofmannsthal).

Il publie ses premiers poèmes dans la Nouvelle Revue française en 1986 et collabore ensuite à de nombreuses revues, surtout de poésie ; il est l'un des co-rédacteurs de la revue Polyphonies (de 1987 à la disparition de celle-ci en 1997). Critique littéraire, il est également l'un des collaborateurs réguliers du "Panorama de France Culture" au milieu des années 1990. Il publie en 1996 chez Verdier un premier roman, L'isolement, salué par la critique.

Pour son recueil de nouvelles Ultimes vérités sur la mort du nageur (2007), il a été lauréat de la bourse de la nouvelle attribuée par le jury du prix Goncourt, d'une bourse Thyde Monnier de la Société des gens de lettres, ainsi que du Prix Renaissance de la nouvelle. Ses Neuvains du sommeil et de la sagesse ont quant à eux été couronnés par le prix Max-Jacob, par le prix François Coppée (décerné par l’Académie française) ainsi que par le Prix de la Fondation Rainer Maria Rilke au Festival Rilke de Sierre, dans le Valais.

Après avoir été traducteur et critique littéraire de 1990 à 1998, Jean-Yves Masson a enseigné à l'Université Paris X Nanterre où il a été maître de conférences, puis professeur de littérature comparée. Il est aujourd'hui (depuis 2005) professeur de littérature comparée à la Sorbonne (Paris IV), tout en poursuivant ses activités de traducteur et d'écrivain. Il dirige depuis près de vingt ans la collection de littératures germaniques « Der Doppelgänger » aux éditions Verdier (plus de 40 titres parus), et, plus récemment, la collection « Le Siècle des poètes » aux éditions Galaade.

Il est membre des jurys du Prix européen de littérature, du Prix de littérature francophone Jean Arp et du Prix de traduction Nelly Sachs. De juin 2009 à juin 2011, il est président de la Maison des écrivains et de la littérature. Il collabore régulièrement depuis plusieurs années au Magazine littéraire où il rédige chaque mois la page consacrée à la poésie. Il est le fondateur de l’association des Amis de Béatrice Douvre, aux côtés de Gabrielle Althen, Isabelle Raviolo, Olivier Kachler et Pierre Maubé.

Interview du 27 octobre 2012:

Enfance lorraine

Martha Ganeva : Jean-Yves Masson, je vous remercie d’avoir accepté d’évoquer votre parcours personnel et d’inaugurer ainsi cette série de portraits de normaliens. Nos conversations ont toujours été très riches et, pour moi, source d’inspiration. Je sais que celle-ci le sera également et je me réjouis que nous puissions la partager avec d’autres.

Vous êtes poète, traducteur de l’allemand, de l’italien et de l’anglais, critique littéraire, éditeur, professeur de littérature comparée à l’Université Paris-Sorbonne. Vous êtes un homme de lettres en somme, mais un homme de lettres habité de cet esprit humaniste, de cette conviction de plus en plus rare de nos jours, où la réaction à la mondialisation est une réaction de peur et de repli sur soi, que l’on ne peut comprendre qui on est vraiment qu’à travers la rencontre avec l’autre différent, que notre propre identité nous est révélée dans la confrontation avec cet autre, qu’il soit un être humain de langue et culture différentes ou un texte écrit dans une autre langue que la nôtre, à une époque et dans un contexte différents. C’est seulement après avoir lutté avec l’ange que Jacob reçoit de lui le nom qui dit son identité. Et cette conviction est la trame lumineuse que l’on peut suivre à travers votre œuvre et votre parcours. 

Toutefois, avant de traverser des frontières, il est bon de se souvenir de ses racines, puisque ce sont les racines qui donnent une certaine coloration à notre regard sur le monde, du moins au début de notre vie d’adulte. Vos origines sont en Lorraine, à Créhange, à une vingtaine de kilomètres de la frontière allemande. Qu’est-ce qu’elles vous ont apporté, de quoi vous ont-elles enrichi ?

Jean-Yves Masson : Créhange, c’est seulement l’état civil : il y avait là une maternité où ma mère a accouché. Si vraiment il y a des racines, elles sont un petit peu plus loin. Je n’ai pas dû remettre souvent les pieds à Créhange, où il n’y avait que cet hôpital. En fait, je suis « venu au monde » dans une maison qui se trouvait à la frontière allemande, plus proche encore de l’Allemagne puisque la frontière passait derrière le jardin, dans la forêt ; le lieu-dit s’appelle Sainte-Fontaine, du nom du puits de mine aujourd’hui désaffecté qui se trouvait au pied de la colline, sur la commune de Freyming-Merlebach. C’était un endroit assez laid, assez déshérité, même si à l’époque la région était beaucoup plus riche qu’aujourd’hui puisque c’était la Lorraine du charbon. C’est la raison pour laquelle mes parents s’étaient installés là ; je n’y ai pas de racines familiales, mon père était venu travailler là. Je suis né ainsi dans un environnement où il y avait deux langues, même si j’appartiens à une famille francophone et n’ai pas appris l’allemand au berceau. J’ai appris l’allemand assez tôt, mais je l’ai appris à l’école. L’allemand que parlaient mes camarades germanophones n’était pas le vrai allemand ; à la frontière, on parle un dialecte assez laid qui comporte beaucoup de fautes de grammaire par rapport au « haut allemand », et on a bien fait de m’empêcher de l’apprendre. Mes camarades de l’école primaire qui étaient dialectophones avaient du mal à suivre en classe. En effet, on ne pouvait les scolariser de façon satisfaisante ni du côté français – ils ne parlaient pas bien le français  –, ni du côté allemand puisqu’ils faisaient aussi de grosses fautes d’allemand. Pour ma part, je suis issu d’une famille entièrement francophone, j’ai grandi dans la langue française, mais avec très tôt cette présence autour de nous d’une langue que mon père parlait, pas ma mère, et qui au début était très énigmatique pour moi. J’ai passé là toute ma jeunesse, j’y ai accompli toute ma scolarité jusqu’au baccalauréat. Mes parents ont eu trois domiciles en Lorraine, mais ils se trouvaient tous dans un rayon de dix ou quinze kilomètres autour de l’endroit où je suis né. Et il est vrai que plus tard, après être devenu traducteur, je me suis rendu compte que le fait d’être né sur une frontière avait dû avoir un impact sur mon inconscient, contribuer passablement à mon désir de traduire, et que le rôle de la langue allemande dans ma vie avait été important bien avant que je songe à traduire, parce que je suis allé en Allemagne assez souvent, et très tôt : vacances, excursions, visites, surtout en Forêt-Noire. Je n’y ai pas fait d’études, les séjours vraiment longs dans des pays de langue allemande sont venus beaucoup plus tard, mais la présence de cet autre pays, source d’énigme et d’étonnement, m’a marqué, d’autant plus que j’appartenais à une famille qui avait eu beaucoup à souffrir de l’Occupation, durant la Seconde Guerre mondiale – de sorte que j’étais prédisposé à avoir avec l’Allemagne une relation assez complexe. Dans mon enfance, les Allemands étaient nos voisins, mais aussi, pour ma mère surtout, nos ennemis de la veille ou de l’avant-veille. Cette frontière qui passait derrière notre jardin, par exemple, elle suivait le tracé déterminé par le référendum qui a rendu la Sarre à l’Allemagne, à peine quelques années avant ma naissance. Cette frontière a coûté beaucoup de sang et reste chargée de tragédies. Les traces de l’annexion à l’Allemagne après la défaite française de 1870 étaient très présentes. Les vestiges de la ligne Maginot se voyaient partout dans la campagne dès qu’on partait en promenade. Je pense qu’assez tôt, parce que certains de nos amis appartenaient à des familles binationales – moitié allemandes, moitié françaises – j’ai intégré un profond désir de réconciliation. Non pas d’oubli, mais de réconciliation. L’envie de lancer des ponts entre la France et l’Allemagne. Et sûrement ensuite, cela a motivé un certain nombre de décisions personnelles, mais sans que j’en aie d’abord eu clairement conscience.

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