ALLAIN Louis - 1953 l

ALLAIN (Louis), né le 28 juin 1933 à Brest (Finistère), décédé le 15 janvier 2022 à Villeneuve d’Ascq (Nord). – Promotion de 1953 l.


Au milieu des années cinquante, dans le sillage de la Deuxième Guerre mondiale dans laquelle la Russie s’était distinguée, l’ENS connut une éclosion soudaine d’élèves russifiants (ou mieux « russistes » ou « russisants ») . À part ceux qui, tels Michel Aucouturier (1952 l) ou Claude Frioux (1952 l), avaient déjà, en entrant à l’École, une certaine connaissance du russe, il y avait une poignée de débutants, comme Louis Allain et Louis Martinez (1953 l), le signataire de ces lignes (1954 l), Georges Nivat (1955 l), ou encore Jean Bonamour (1956 l) .

Notre lecteur de russe, Nikolaï Otsoup1, poète échoué dans l’enseignement, était un vrai mentor qui nous couvait comme une poule ses poussins . Chargé de nous piloter dans les méandres de la version ou du thème russes, il lui arrivait de s’échapper de son rôle d’enseignant pour se lancer dans de longues digressions consa- crées aux grands auteurs qui jalonnaient « la grande littérature russe » . La passion qui s’exprimait dans ce français typique des Russes émigrés, était communicative et nous confortait dans l’idée que nous avions fait le bon choix .

Ravi de contribuer à la connaissance de la langue et de la culture russe, chez ces jeunes Français, ces futurs universitaires, qui étaient prêts à s’ouvrir sur une réalité relativement peu connue par l’opinion française, notre mentor était très fier de « ses normaliens » . Il saluait leur grande capacité de travail et en particulier celle de l’un de nos camarades qu’il nous donnait constamment en exemple : « Louis Allain brûle les étapes ! » Notre jeune et brillant camarade allait consacrer toute son énergie à l’appren- tissage d‘une langue dont tout un chacun reconnaissait la difficulté . Au bout de deux ans d’un travail acharné, il était devenu capable de lire dans le texte et d‘apprécier un roman dont le choix se révéla prémonitoire . C’était l’Idiot de Dostoïevski qui serait désormais son sujet de prédilection . Il déclarait à ce sujet : « Je me souviens du choc que provoqua en moi l’atmosphère mystérieuse, envoûtante qui pénétrait tout le roman . »

Nous nous retrouvions, Louis Allain et moi, aux cours de notre lecteur . C’étaient presque des leçons particulières, nous étions rarement plus de trois auditeurs .

Ce poète avait eu son heure de gloire dans les années 1930 lorsqu’il était à la tête d’une excellente revue littéraire, Tchisla [Les Nombres]. Cette importante publication avait joué un rôle non négligeable dans la promotion des jeunes écrivains de l’émi- gration (entre autres Poplavski2 et Gazdanov3) .

C’est dans ce contexte que je fis plus ample connaissance de ce camarade dont j’appris qu’il n’avait abordé que récemment les études de russe . Comme la majorité des normaliens littéraires il s’était orienté vers des études de lettres . Il venait d’ob- tenir la licence lorsqu’il fut approché par deux éminents slavistes, en l’occurrence, André Mazon, membre de l’Institut et président de l’Institut d’études slaves, et le professeur Pierre Pascal (1910 l), titulaire de la chaire de russe à la Sorbonne . Ils lui firent valoir que la slavistique était promise à un bel avenir . On avait besoin d’uni- versitaires ayant une bonne formation, professeurs et chercheurs . Notre camarade réussit à persuader la direction de l’ENS de l’opportunité pour lui de changer de filière . Ce fut d’autant plus facile que l’École était favorable à ce type d’évolution qui prouvait l’ouverture d’esprit des normaliens .

Tout normalien « linguiste » est tenu d’effectuer un stage d’au moins une année universitaire dans le pays dont il étudie la langue et la civilisation . Les russisants étaient privés de cette possibilité jusqu’au jour où le Quai d’Orsay réussit à persuader les diri- geants de l’Union soviétique de l’avantage qu’il y aurait pour les deux pays à procéder à des échanges dans le domaine de la culture comme préalable à une coexistence pacifique dans le domaine politique et militaire . En cette période poststalinienne les autorités soviétiques étaient prêtes à accueillir favorablement la proposition française .

Elle prévoyait notamment des échanges d’étudiants . Du côté français l’ENS fut désignée comme établissement d’accueil des spécialistes russes de français tandis que c’est l’université de Moscou qui était chargée de recevoir les élèves russisants de l’ENS . Il faut dire qu’il y eut pas mal de réticences du côté des responsables univer- sitaires russes qui se méfiaient de la présence d’étudiants de pays « capitalistes » ! En 1955, deux « stagiaires », Allain et Martinez, familièrement appelés « les deux Louis », étaient accueillis à leur tour à l’université de Moscou .

Dans l’effervescence de l’année 1956, Louis Allain fit partie du groupe des trois Français (avec Michel Aucouturier et Louis Martinez) qui furent reçus par le poète Boris Pasternak avec lequel ils eurent une longue conversation . De cette rencontre naquit l’idée d’une traduction en français du Docteur Jivago .

Un second séjour vint couronner en 1957 le succès de Louis Allain à l’agrégation de russe . Il eut ainsi la possibilité de s’engager dans des recherches en vue du doctorat ès lettres sur Dostoïevski .

Cette année-là je faisais partie de la nouvelle couvée de stagiaires français . Nous nous retrouvâmes, Louis Allain et moi, à la cafétéria . En entrant il avait un air malicieux, il m’apprit qu’il était venu quelques jours auparavant vêtu d’un simple short, bravant ainsi la pudibonderie des Soviétiques .

Il avait une pointe d’accent du midi, chose qui m’étonnait de la part d’un Breton . Il m’en donna volontiers l’explication . Né à Brest, il avait à peine trois ans quand sa famille partit s’installer à Marseille . Le climat du sud convenait mieux à son père, grand blessé de la guerre de 1914 . Muni de son baccalauréat, il « monta » à Paris où il fut admis en classes préparatoires littéraires . En 1953, il était reçu au concours d’entrée de l’ENS .

Pour pouvoir exercer dans l’enseignement supérieur, on exigeait de notre mentor la possession d’un titre universitaire et Louis Allain accepta volontiers de traduire sa thèse en français . Il s’ensuivit des rapports intellectuels qui porteraient bientôt des fruits . À l’époque de la perestroïka, c’est-à-dire de la tentative de réformer un système à bout de souffle, notre camarade joua le rôle de passeur entre les deux cultures . En 1993, les éditions Logos de Saint-Petersbourg, lui confièrent la direction d’une collection consacrée à la littérature de l’émigration russe . Sa première initiative fut de publier un recueil de poésies de Nikolaï Otsoup intitulé Okean vremeni [L’Océan du temps] et d’en écrire la préface .

Louis Allain a publié de nombreux articles dans diverses revues spécialisées comme la Revue des études slaves, la Revue du Nord ou la Revue philosophique de Louvain, mais son apport essentiel pour le lecteur français est constitué par deux ouvrages majeurs sur Dostoïevski . Avec Dostoïevski et Dieu, la morsure du divin, il aborde d’emblée une problématique controversée de la personnalité de l’homme et de l’écrivain . « Il y a cent ans mourait Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski . À l’occasion de ce centenaire, il est apparu opportun de tenter de faire le point sur l’aspect de sa personnalité qui demeure le plus controversé de tous : sa foi, sa conception du Christ et de Dieu, sa relation au divin . » Pour le Français Olivier Clément, « le Christ qui se révèle à Dostoïevski est porté jusqu’à lui par une tradition autrement profonde, celle du christianisme oriental, attesté par la paternité libératrice des startsi4 .

À cet ouvrage publié en 1981 succède en 1984 Dostoïevski et l’Autre, qui a une portée plus philosophique . Il s’agit d’interroger la foi d’un Dostoïevski qui était allé jusqu’à déclarer : Boga net [Dieu n’existe pas] . Louis Allain soumet la personne de l’écrivain à une analyse subtile dont voici l’introduction : « Si Dostoïevski a été, aux dires de Strakhov5, “le plus subjectif des romanciers qui se puisse concevoir”, sa subjectivité exemplaire lui a permis, selon l’heureuse expression de Tolstoï, de découvrir en profondeur, à travers des personnages d’exception, ce qui est commun à tous, proche et familier [ . . .] . C’est d’abord au fond de lui-même que Dostoïevski a découvert l’Autre, version abîmée de son propre ego . Puis il a reconstruit, dans sa vie comme dans son œuvre, un « autrui » sur mesure, dûment conditionné par lui et modelable au gré de ses caprices d’éternel expérimentateur . Génie orgueilleux et élitiste, Dostoïevski a pratiqué une forme inédite et raffinée de solipsisme qui consiste, non pas à nier l’existence de l’Autre, mais au contraire à la reconnaître, à l’affirmer même, sous les espèces de sa propre monade . »

La carrière universitaire de Louis Allain se développait parallèlement à son travail de recherche . En 1961 il fut nommé assistant de russe à la Sorbonne . C’est là qu’il allait soutenir sa thèse de doctorat d’État, La personnalité de Dostoïevski. Cette somme se fondait sur de nombreux textes du romancier russe, parfois de publication très récente, appartenant à tous les registres (carnets intimes, correspondance, écrits publicistes, nouvelles, romans) .

En 1969, il quittait la Sorbonne pour l’université de Lille . Professeur aimé de ses élèves, il y fit tout le reste de sa carrière . Avec modestie il expliquait que ce choix avait été dicté non par des considérations scientifiques ou de carrière, mais par des raisons familiales . La vie de province convenait mieux à cette famille qui comptait quatre enfants en bas âge . Notre collègue Annie Allain, son épouse, également agrégée de russe, trouvait elle aussi, des avantages à ce changement de vie qui permettait aux parents d’être plus proches de leurs enfants . Notre universitaire était aussi un excellent père de famille . C’était chaque fois pour lui un déchirement que de quitter les siens lors de ses nombreux voyages, notamment en Russie : Leningrad, Moscou, Petrozavodsk5 .

À la fin de sa vie, alors que la maladie le contraignait à l’immobilité et qu’il allait multiplier ses activités intellectuelles, sa mémoire se concentra sur ses connaissances du russe : il parlait, il pensait, il écrivait en russe . C’est à l’Almanach pétersbourgeois Dostoïevski et la culture mondiale [Dostoevski i mirovaïa kultura]6, qu’échut le soin et le privilège de publier ses deux derniers écrits, rédigés peu avant sa mort . Encadrés par un hommage de la rédaction « au grand spécialiste français de Dostoïevski » et par une autobiographie intellectuelle, sorte de testament, ces deux textes traitent de deux aspects fondamentaux de la personnalité de Dostoïevski .

Le premier article, « Une parole nouvelle dans la littérature mondiale » [Novoe slovo v mirovoj literature] est consacré à l’art du romancier et à la genèse de ses pensées . En quoi consiste cette « parole nouvelle dans la littérature mondiale » ? Louis Allain est particulièrement sensible à la tonalité de l’œuvre de l’écrivain . Il précise : « Dostoïevski a introduit dans la littérature mondiale une sonorité nouvelle qui a donné naissance à une parole nouvelle . Cette sonorité est un cri de l’âme qui a quelque similitude avec le sanglot étouffé de Job, dont Dostoïevski a fait état en 1875 à sa femme : “Je suis en train de lire le livre de Job, il me plonge dans un état d’exalta- tion maladif, je pose mon livre et j’arpente ma chambre presque en larmes une heure durant [...] C’est un des premiers livres qui m’ait frappé dans mon enfance, j’ étais encore petit !” (souligné par D .) [ . . .] Voilà le motif musical consacré aux récriminations de l’innocent et à sa guérison finale qui exprime toute la spiritualité du peuple russe qui attend depuis des siècles la réalisation des promesses du Christ7 . »

Le second texte offre au lecteur une vision tragique du monde . Dans « La téléo- logie de Dostoiévski » [« O teleologii Dostoevskogo »] apparaît le visionnaire à la parole prophétique : « Le philosophe allemand Husserl a dit un jour : Dostoïevski a ajouté à la Bible un nouveau livre . » Le secret de cette boutade se trouve sans doute dans l’épisode du rêve (ou plutôt du cauchemar) de Raskolnikov8 : « Seuls, dans le monde entier, pouvaient être sauvés quelques hommes élus, des hommes purs, destinés à commencer une nouvelle race humaine, à renouveler et à purifier la terre ; mais nul ne les avait vus et personne n’avait entendu leurs paroles, ni même le son de leur voix .9 »

Cette phrase est peut-être la plus mystérieuse de toutes celles que Dostoïevski ait jamais écrites . Il s’agit en quelque sorte d’une nouvelle Genèse, une genèse qui surviendrait non avant mais après l’Apocalypse . « Les gens s’entretuaient dans une sorte de fureur absurde . Ils se réunissaient et formaient d’immenses armées pour marcher les uns contre les autres, mais la campagne à peine commencée, la division se mettait dans les troupes, les rangs étaient rompus, les hommes s’égorgeaient entre eux et se dévoraient mutuellement . Dans les villes, le tocsin retentissait du matin au soir10 . » Alors que commence la décomposition de la société, c’est-à-dire de la civilisa- tion, « ils ne pouvaient s’entendre sur les sanctions à prendre, sur le bien et le mal et ne savaient qui condamner ou absoudre » . L’apparition de « nouvelles toxines » était le signe de cette décomposition provenant de l’intérieur. « Le monde entier était frappé par un fléau terrible et sans précédent qui, venu du fond de l’Asie, s’était abattu sur l’Europe [...] Des toxines microscopiques, d’une espèce inconnue jusque-là, s’intro- duisaient dans l’organisme humain... » Contrastant avec cette « misère » totale et sans recours, le héros de Crime et Châtiment découvre, dans le bagne d’Omsk sur le bord de l’Irtych, une réalité idyllique . « Là, dans la steppe immense inondée de soleil, apparaissaient çà et là, en points noirs à peine perceptibles, les yourtes des nomades . Là était la liberté, là vivaient des hommes différents sans rapport avec ceux d’ici . On eût dit que là le temps s’était arrêté à l’époque d’Abraham et de ses troupeaux.11 »

Le romancier de la ville, des ruelles et des perversions de Saint-Pétersbourg, esti- mait-il que le salut était dans une vie proche de la nature, loin des mirages de la civilisation ? N’y a-t-il pas là un indice à peine esquissé de ce que pouvait être la pensée intime de Louis Allain ? Lui qui n’a cessé de fouiller les pensées de l’auteur des Frères Karamazov, n’a jamais laissé d’indications sur ses propres convictions . Par son éducation il appartenait à ce courant laïque à la française dont ses parents, instituteurs, étaient les représentants . Pour eux il n’était pas question de baptême ni de mariage religieux . Étranger à tout endoctrinement, à toute idéologie, à tout parti, Louis Allain était plutôt un philosophe des Lumières . Je tiens de son épouse ce témoignage émouvant : « Louis était un personnage unique, adoré de ses enfants et petits-enfants, intelligent, farceur . II savait les comprendre et les amuser . Il est encore parmi nous, et nous mettrons longtemps à accepter son absence . » Depuis sa mort, Annie Allain déploie toute son énergie pour mettre en ordre les papiers de notre camarade et assurer la pérennité de son œuvre de critique et d’exégète .

Avec Louis Allain disparaît un des fleurons de la pléiade des universitaires russi- sants, apparus dans les années cinquante . Comme beaucoup, il fut fasciné par Fédor Dostoïevski, le romancier, le penseur, le personnage dont il devait devenir l’un des exégètes les plus compétents . Il s’inscrit dans le mouvement de recherches initié par le professeur Jacques Catteau (ENS Saint-Cloud 1956), professeur à la Sorbonne, qui ouvrit en 1978 une nouvelle étape dans les études dostoïevskiennes en France grâce à son ouvrage magistral La Création littéraire chez Dostoïevski . Lorsque, en 1992 sont publiés par les Presses de l’université de Lille les Mélanges offerts au professeur Louis Allain, Jacques Catteau le félicite pour sa contribution remarquable aux études dostoïevskiennes . N’est-ce pas là comme un passage de flambeau ? Ces Mélanges célèbrent par la même occasion le centenaire de la création, à l’université de Lille, de la première chaire d’études slaves en France . Par son parcours Louis Allain témoigne de la fécondité de cette initiative .

Le professeur Louis Allain cherchait avec lucidité, mais aussi avec bienveillance, à comprendre cet état-continent qu’est la Russie . Il a trouvé un guide avisé en la personne d’un Fédor Dostoïevski, cet écrivain à la pensée prophétique qui est loin d’avoir livré tous ses secrets .

Gérard ABENSOUR (1954 l)

Notes

  1. 1 .  Nikolaï Otsoup (1894-1958), lecteur de russe à l’ENS, poète, prosateur et éditeur, disciple de Nikolaï Goumiliov .

  2. 2 .  Boris Poplavski (1903-1935), poète et prosateur de l’émigration russe, dans la mouvance surréaliste .

  3. 3 .  Gaito Gazdanov (1903-1971), prosateur, écrivain de l’émigration russe .

  4. 4 .  Pluriel de Staretz, l’Ancien, le Guide spirituel . Le staretz est un « moine d’une sagesse et d’une expérience spirituelle reconnues, qui conseille et dirige les pèlerins qui viennent le consulter » (Dictionnaire des termes en usage dans l’Église russe, Paris, Institut d’études slaves, 1980, p . 116) .

  5. 5 .  Nikolaï Strakhov (1828-1896), critique littéraire, historien de la littérature, publiciste slavophile .

  6. 6 .  Petrozavodsk, capitale de la Carélie, siège d’une université avec laquelle Louis Allain entre- tenait des relations amicales .

  7. 7 .  Almanach Dostoevski i mirovaïa kul’tura, Saint-Pétersbourg, 2021, Serebrenyj vek, n° 39, p . 83-90 .

  8. 8 .  « Novoe slovo v mirovoï literature », in Almanach, p . 83 .

    9 .  Voir l’Épilogue de Crime et châtiment, alors que Raskolnikov est au bagne .

    10 .  Dostoïevski, Crime et châtiment, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, trad . D . Ergaz, p . 610 .

    11 .  Ibid., p . 609 .

    12 .  Ibid., p . 611 (traduction légèrement revue par le signataire) .