AMIOT Michel - 1956 l

AMIOT (Michel), né le 18 avril 1933 à Besançon (Doubs), décédé le 24 janvier 2023 à Paris. – Promotion de 1956 l.


Cacique Lettres 1956, il était l’aîné d’une famille de quatre enfants . Leur père était chauffeur de camion . Leur mère était issue d’une famille d’Italie du Nord venue en France pour échapper à la pauvreté des bûcherons et dont plusieurs membres étaient devenus ouvriers d’horlo- gerie . Michel racontait qu’à l’école communale, il pouvait bien être le meilleur de la classe mais que dans la cour de récréation il n’était pas parmi les costauds et qu’il a vite vu son avenir du côté du bureau plus que des ateliers . En fin de cycle primaire, il est poussé par son instituteur à se présenter à la dernière année avant suppression du concours des « bourses au mérite d’entretien complet », pour entrer en sixième des lycées et collèges publics . Les travaux sur les origines sociales des normaliens et des polytechniciens à dix ans d’intervalle (1956 et 1966) montrent que cette filière avait un effet d’ascenseur social bien supérieur à celui des bourses sur critères sociaux qui lui ont succédé, découpées en portions de un à six sixièmes selon une combinaison entre revenu familial et taille de la fratrie . Les enfants de prolétaires qui, sans être bien nombreux, étaient présents dans les Grandes Écoles ont quasiment disparu après 1976, soit dix ans après la suppression du concours d’entrée en sixième .

En fin de classe de troisième, Michel échappe au sort communément proposé aux boursiers complets, à savoir passer le concours d’entrée à l’École normale primaire du département et devenir instituteur ou, ce qui lui serait sûrement arrivé, être orienté vers la préparation du concours de l’ENS Saint-Cloud . Michel devient pensionnaire au lycée du Parc à Lyon qui était alors le seul lycée de province à faire entrer régu- lièrement rue d’Ulm, chaque année, plus d’un quart de la promotion de 35 élèves . En 1955, il était le premier de sa khâgne qui comprenait notamment son grand ami Michel Fabre, pionnier en France des études de littérature afro-américaine, Paul Valentin, philologue reconnu du moyen haut allemand, Georges Nivat, grand slavisant, professeur à Genève qui, avec humour, s’avoue un peu jaloux du succès médiatique de sa fille Anne, grand reporter de guerre, Daniel Gimaret, islamologue, membre de l’Institut . À la surprise de tous, Amiot est recalé ; il prend sa revanche l’année suivante, et quelle revanche !

Après son arrivée rue d’Ulm, nous nous sommes assez vite liés d’amitié . Quoique ayant tous deux choisi d’aller vers l’agrégation de philosophie, aucun de nous n’avait une forte passion philosophique . Nous n’étions ni sartriens, ni heideggériens . Nous étions bien convaincus que Marx avait été à la fois l’historien le plus pénétrant du xixe siècle et le philosophe qui avait donné vie à la dialectique hégélienne, mais la scolastique de Guy Besse, Roger Garaudy et autres collaborateurs de la revue Europe nous rebutait . Nous étions tous les deux fascinés par le talent conceptuel et verbal d’Alain Badiou (1956 l), sa passion philosophique de sartrien dissident qui trouvait à prendre dans les métaphores pseudo-mathématiques de Lacan et dont le premier grand livre de philosophie allait être L’Être et l’Évènement . Michel a entre- tenu, plus que moi, une relation de confiance avec Althusser (1939 l) qui, à cette date, ne parlait pas de Marx dans ses cours, au demeurant rares . Nous savions qu’il était communiste et un jour, partageant à plusieurs une tournée de bière en haut de la rue Claude-Bernard, l’un de nous lui fit observer que nous ne le voyions jamais vendre L’Humanité Dimanche au bas de la rue Mouffetard ou sur la place de la Contrescarpe . Il nous répondit qu’il était pour l’union de la théorie et de la pratique sur le plan théorique . Michel sut vite percer la carapace de protection de ce chanoine pour trouver en lui l’interlocuteur très aîné qu’adolescent il n’avait pas eu .

Alain Touraine (1945 l), reconnu très tôt comme une figure forte de la sociologie française montante, cherchait déjà comment, et par qui, le mouvement social pour- rait se relancer en France, la classe ouvrière trop désunie n’en étant plus capable . Jean Hyppolite (1925 l), le directeur, l’invita à donner une petite série de leçons à l’École . Michel fut séduit et enrôlé pour entrer dans son tout jeune Centre d’études des mouvements sociaux, une fois le service militaire derrière lui .

Michel, aspirant de Marine, est affecté à Toulon et sa jeune épouse, Anne-Marie, agrégée des Lettres, y obtient un poste dans un lycée . J’y achevais mes vingt-sept mois de service et, ainsi, nous ne nous sommes pas perdus de vue comme il arrive souvent à la sortie de l’École . Quelques années plus tard, Anne-Marie est assistante à la faculté des lettres de Nice . Michel, chercheur CNRS, rattaché au Centre d’études des mouvements sociaux, ne va à Paris que de temps en temps . Ils ont deux enfants, Emmanuel et Valérie, qui ne manqueront pas de vitalité . Je passais régulièrement une partie des vacances à Cannes . Ainsi Michel put m’emmener, chaque été, en randonnée dans le massif du Mercantour, jadis réserve de chasse du roi d’Italie, où les marmottes abondent cependant que les chamois curieux mais prudents maintiennent une distance raisonnable entre eux et nous . Dans ces longues journées de marche à deux, nous eûmes de bonnes conversations . Michel avait une forte capacité à prendre de la hauteur de vue et à développer en peu de phrases une synthèse ouverte . Cependant, avec le recul, les années à Nice me semblent avoir été un piège ensoleillé pour Amiot qui manqua la possibilité de prendre une place centrale chez Touraine et se trouva ensuite marginalisé . Il conduisit à Nice deux recherches empiriques d’importance . La première sur les politiques publiques de la jeunesse, leurs objectifs multiples, sportifs, culturels et socialisateurs poursuivis sans cohérence dans la durée et laissant place à la montée des centres de formation gérés par les fédérations sportives . La seconde, sociographique, portait sur les étudiants de l’université de Nice et a permis à Michel de réellement former un bon sociologue professionnel : Alan Frickey .

En 1976, Michel, las du cours de sa vie privée et professionnelle, eut le courage de décider d’en changer radicalement . Il quitta Nice seul, sans esprit de retour et arriva à Paris, débarquant chez l’ami Lautman . Rapidement, notre ami Yves Grafmeyer (1964 l) lui offrit un généreux accueil . De son côté, Alain Touraine lui obtint de partager un bureau à la Maison des sciences de l’Homme . S’ouvrit alors pour lui une période de travail d’un style différent, plus conceptuel, épistémologique et historique . Le ministère de l’équipement avait créé en accord avec la DGRST un service d’orien- tation et de financement des recherches urbaines cautionné par trois ingénieurs du corps des Ponts non conformistes et géré par un sociologue, Lucien Brams, grand sceptique, et son adjoint Michel Conan, qui ont fait vivre vingt ans, avec des contrats de recherche, plusieurs équipes et leurs vacataires, appelés pour nombre d’entre eux à être stabilisés . La personnalité la plus brillante en est Manuel Castells, membre du « labo Touraine », qui partira assez vite pour la Californie . Michel Amiot se fait habilement reconnaître un quasi-statut d’observateur participant, à la fois par le duo Brams/Conan et par la petite nébuleuse des équipes de soixante-huitards qui entretenaient un espoir de changement de la société selon l’inspiration Gramsci et proféraient l’anathème contre les technocrates des radiales et la politique d’accession à la propriété qui favorise les petits bourgeois sans conscience de classe . Le livre que Michel en tirera est intitulé Les Sociologues contre l’État. Remontant au début du xxe siècle et principalement à Halbwachs (1898 l), Michel montre comment, sous des étiquettes diverses, deux conceptions de l’urbanisme en France se sont oppo- sées – pour faire bref, l’une d’un capitalisme individualiste modérément encadré, l’autre sociale et très soutenue par certaines municipalités . Les pages sur Sellier et les cités jardins sont fortes . En arrière fond, la question du pouvoir et de la relation au pouvoir n’est jamais absente et Amiot ne manque pas d’affirmer que le regard socio- logique est, tout autant que celui de l’historien, irrémédiablement biaisé par le hic et nunc, la subordination au conditionnement du présent .

En 1988, il accepte de faire équipe avec notre camarade Yves Duroux (1960 l), althussérien du groupe Lire Marx, pour gérer le bureau SHS (Sciences de l’Homme et de la société) à la Direction générale de la recherche au ministère de l’Enseigne- ment supérieur et de la Recherche . Il y trouve le plaisir d’une vue large et informée sur un éventail de disciplines mais aussi les petits milieux de chacune accrochée à ses particularités, ses éventuels privilèges et souvent son corporatisme étroit . En parallèle, Michel poursuit les 70 longs entretiens avec des patrons de petites et moyennes entreprises, choisis pour représenter fabrication et commerce, villes grandes, moyennes et bourgs . Le livre sera en 1992 Les Misères du patronat, titre qui reprend celui d’un article de Jean Jaurès (1878 l) datant de 1909 et antérieure- ment reproduit par la Confédération des petites et moyennes entreprises en 1972 . L’apport est double, concernant d’une part les entreprises, de l’autre les patrons . La vie des entreprises est sous menace quasi permanente et la marge bénéficiaire est très souvent faible et fragile . Ces constats illustrent fort bien la vulnérabilité intel- lectuelle ou financière, ou les deux à la fois, de la grande majorité des petits patrons devant la destruction créatrice de l’innovation selon Schumpeter . Bien entendu, l’innovation n’est pas uniquement scientifico-technique ; elle peut être de marke- ting, de concentration de la branche, d’organisation de la distribution, etc . Quant aux patrons, le constat le plus neuf est la très forte proportion de ceux qui, après une scolarité médiocre ou tôt interrompue, ont voulu sciemment se prouver et montrer aux autres qu’ils étaient capables de refuser la condition de salarié et de réussir . Dans l’échantillon, la moitié au moins savent que leur entreprise est condamnée à terme et ne survivra pas, pour une raison ou une autre . Un quart seulement voient un successeur ou une reprise possible .

À Paris, Michel et Claire Laurent, peintre et romancière singulière, qui ne se rattachera jamais à une école ou à un courant porteur, se sont mutuellement séduits . Claire est aussi, pour moi, la petite-fille du proviseur du lycée Henri-IV, Émile Jolibois, révoqué pour avoir fermement interdit l’entrée dans l’établissement à la police venue arrêter deux élèves de classe préparatoire, des « terroristes » dans le langage officiel de 1942 . Entre autres et nombreuses qualités, elle parvenait à apaiser l’angoisse de Michel devant les errances de sa fille Valérie . Pour leur bonheur et la joie des nombreux amis accueillis à Paris, puis, à partir de 1994, six mois de l’année à Granier, dans leur demeure à tour médiévale enchâssée dans la boucle de l’Aveyron, non loin de Saint-Antonin-Nobleval, berceau de la famille maternelle de Claire . Le parc comporte des arbres majestueux, un labyrinthe de buis que Michel entre- tient avec soin . Du côté du portail, des rosiers de variétés anciennes et remontants, toujours fleuris, accueillent le visiteur .

Claire m’écrit que dans les textes de Michel, il en est un, « Le relativisme cultu- raliste de Michel Foucault » (Les Temps modernes, 248, 1967), qui lui semble mettre spécialement en valeur « l’intelligence fine, profonde, si drôle, par laquelle il voyait le monde et, secrètement, en tenait à distance l’incohérence et la violence . Une conscience lucide, inséparable de la vitalité de ce corps à la fois athlétique et léger, qui longtemps permit à cet infatigable randonneur d’arpenter, non seulement les méandres de la vie intellectuelle de son temps, mais tous les chemins des Causses ou des Alpes-Maritimes dans lesquels il éprouvait sa liberté et connut sans doute ses plus grands bonheurs . »

Jacques LAUTMAN (1955 l)