BEC (épouse CANQUE) Yvonne - 1908 L

BEC (Yvonne, épouse CANQUE), née le 11 décembre 1889 à Craponne-sur- Arzon (Haute-Loire), décédée le 29 mars 1978 à Royat (Puy-de-Dôme). – Pro- motion de 1908 L.


Avant de disparaître un de ces jours, comme il conviendrait à mon âge, je suis heureux de pouvoir évoquer mes ancêtres et parents archicubes ou assimilés, en parti- culier ma grand-mère Yvonne Canque, née Bec, dont le père et la mère, c’est-à-dire mes arrière-grands-parents (Marius Bec, ENS Saint-Cloud 1884) m’ont élevé jusqu’à l’âge de quinze ans . Leur influence a orienté ma vie (1953 l) et elle a aidé toute notre famille d’honnêtes bourgeois à ne pas oublier « le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la morale au fond de nos cœurs » .

Pour que la liste soit complète et l’évocation soutenue, j’ajouterai :

  • –  Lucien Bec (1911 l) frère d’Yvonne, renvoyé de l’École en 1912 pour travail insuf- fisant ; je l’ai bien connu (grièvement blessé et fait prisonnier en août 1914 au col de la Schlucht, il était devenu avocat au barreau de Paris après la guerre de 14-18) .

  • –  Marie-Claire Canque, fille d’Yvonne, épouse Boutang (1935 l) que j’ai beaucoup fréquentée ainsi que son mari Pierre Boutang (1935 l) .

  • –  Charles (François), fils de Pierre et Marie-Claire Boutang (1959 s) .

–  Adrienne Boutang, petite-fille de Pierre et Marie-Claire (2003 l) .

 

  1. Quand Yvonne Bec était élève au cours complémentaire à l’école primaire de Murat (Cantal), le 21 mars 1900, à l’âge de onze ans, elle écrivait dans une composi- tion française (j’ai le cahier) :

    « L’idéal de maman et le mien est que je devienne une bonne ménagère pour faire mon bonheur, celui de mon mari et de mes enfants... Ainsi, pendant les vacances, je préparais quelquefois les repas et mon chef d’œuvre a été un gigot aux pommes de terre qui, ma foi, n’était pas trop mauvais » .

    J’ai toujours connu ma grand-mère attentive au bonheur des autres, mais nulle en cuisine et, allez comprendre, elle avait une très bonne oreille musicale mais peu de talent pour prononcer l’anglais qu’elle connaissait si bien à l’écrit . Était-ce un signe, parmi d’autres, de ce que son gendre Pierre Boutang disait d’elle : « C’est un grand homme manqué » ? Un signe de la contradiction et, sans doute, de la souffrance inté- rieure qui ont marqué sa longue vie .

    Mariée en 1911 à un médecin ophtalmologue qui roulait en De Dion-Bouton (Pierre Canque 1877-1962), bel homme, mondain et quelque peu poète, mais dévasté en profondeur par l’expérience vécue sur le front de la Meuse puis à Verdun (1914-1916) ; Yvonne s’était même déguisée en homme pour aller voir son mari en première ligne . Fin brutale de la « Belle Époque » : ainsi la mort, en octobre 1915, à Souhain dans la Marne, de son beau-frère Gabriel Chastel, polytechnicien, chefd’escadron du Génie puis celle de son jeune frère, engagé volontaire, André Bec, dans l’offensive Nivelle de février 1917 sur les monts de Champagne (le prolongement du chemin des Dames) . La féministe idéaliste et conquérante qu’elle était avant la guerre, élève de Paul Desjardins (1878 l) dans les amphis et de Jacques Copeau sur les planches, devient une pacifiste militante tandis qu’elle va participer activement aux Décades de Pontigny et fréquenter la Nouvelle Revue française (traduction chez Gallimard de deux romans de Georges Meredith L’Égoïste, 1924 et Les Aventures de Harry Richmond, 1948) .

    C’est là, sans doute, la partie la plus connue de sa carrière et, comme je n’y étais pas, je ne pourrais que recopier ce qui en est dit ailleurs, mieux vaut, je pense, ajouter quelques détails vécus .

    Par exemple ses cheveux coupés court, au volant de la Delage bleu ciel qu’elle s’était achetée avec son propre argent et qui a symboliquement coulé une bielle fin août 1938, le moment de Munich, au passage à niveau à l’entrée d’Aix-en-Provence .

    On était de gauche dans la famille mais mon grand-père Canque avait une grosse clientèle et le ménage s’appuyait en toute confiance sur deux « secrétaires/infirmières/ bonnes à tout faire » d’une grande piété (leur frère curé avait été gazé en 1914 mais avait survécu) pour gérer le vaste appartement envahi par les patients venus des profondeurs de l’Auvergne et souvent adeptes du paiement en nature (un lapin ou « un » dinde qui courait dans le couloir au son du piano demi-queue d’Yvonne) .

    Quand vint la débâcle de juin 40, la famille Bec Canque n’hésita pas . J’ai le souve- nir, que je ne crois pas être une illusion, d’avoir entendu dans notre maison le speaker de Radio-Londres lire le discours tout récent du général De Gaulle et en tout cas, je me rappelle avoir regardé indiscrètement, dès la fin de l’été 40, les feuillets dacty- lographiés du général Cochet qui analysaient la défaite et incitaient à la résistance . À Clermont-Ferrand, plus tard, on cachait dans le fatras de mes jouets chez mes arrière-grands-parents la littérature subversive (Témoignage chrétien, Éditions de Minuit, etc .) et rapidement, je suis devenu « opérateur radio » chargé chaque soir à 21 h de passer à travers le brouillage des ondes courtes . Pendant l’hiver, Yvonne Canque venait écouter chez ses parents (nous étions dans le même immeuble avec un esca- lier différent) Les Français parlent aux Français . Dans une même journée, elle faisait cours au lycée avec le portrait du maréchal Pétain accroché au mur derrière elle dans la classe (j’ai encore la photo) et elle écoutait le soir les « messages personnels » et les actualités de Londres . Une heure avant, à 20 h sauf erreur de ma part, on entendait Radio Paris (pro-allemand) chez le voisin, à travers la cloison .

    Disons, pour être bref qu’Yvonne était en 1944 déléguée régionale du Front natio- nal (ne pas confondre avec l’actuel) pour l’Auvergne et à la Libération, elle a été nommée, puis plus tard élue, quand il y a eu des élections, conseillère municipale de Clermont-Ferrand .

Je voudrais encore raconter deux histoires :

– Une histoire fausse : on disait dans Clermont-Ferrand qu’en 36, « la mère Canque » avait défilé en manteau de fourrure, le poing levé, en criant : « Nous voulons du pain ! » . Je peux témoigner qu’elle n’avait pas de manteau de fourrure en 1936, elle n’a eu un manteau de fourrure qu’après la Libération, sur ses vieux jours .

– Une histoire vraie : en juillet 44, nous étions en vacances dans notre maison de famille à Orcines (altitude 800 m), près de Clermont-Ferrand, celle-là même près de laquelle était alors caché sous terre le manuscrit de ce qui allait être L’Étrange Défaite de Marc Bloch (1904 l) . Le boulanger local n’avait plus de farine et, deux fois par semaine, ma grand-mère et moi, descendions à pied à Clermont-Ferrand, juste avant le couvre-feu de 21 h, pour acheter du pain avec nos tickets, le lendemain matin . Par un beau jour de juillet donc, arrivés la veille à Clermont-Ferrand, nous nous sommes levés tôt, nous avons bu notre thé anglais trouvé au « marché noir » à 7 h, nous avons acheté notre pain et nous sommes retournés à Orcines . Et voici que vers midi arrive de Clermont-Ferrand tout ému notre voisin et ami du 4e étage, Philippe Arbos (1904 l) : « Madame Canque ! Heureusement, vous n’étiez pas chez vous, la Gestapo est venue vous arrêter hier soir ! » « Mais j’étais là, dit ma grand-mère, avec Dominique et nous avons très bien dormi » .

Récit : Vers 22 h ou un peu plus, après le couvre-feu, six hommes en civil, dont un ou deux Français, avec les célèbres imperméables couleur mastic, ont sonné et demandé : « Madame Canque ! » au concierge, membre du PPF mais honnête homme, qui leur avait ouvert . Le concierge les mène au 2e étage, ils sonnent, une fois, deux fois, trois fois . Au fond du vaste appartement, nous dormons . Coups de pied dans la porte . Nous dormons toujours . Un des gestapistes tire un coup de revolver dans la porte : nous dormons, mais cela réveille le voisin dont on essaye la clé sur notre serrure . Sans succès . Le concierge qui est un ancien de Michelin et qui a donc l’esprit cartésien dit aux Allemands : « S’ils ne répondent pas, c’est qu’ils ne sont pas là » . Nous dormons toujours . Les Allemands s’en vont et le lendemain, nous quittons l’immeuble en toute tranquillité .

Nous avons attendu la Libération (27 août 1944) pour coucher à nouveau dans l’appartement de Clermont-Ferrand .

Yvonne Canque a enseigné la littérature et la philosophie pendant quarante ans au lycée Jeanne-d’Arc et aussi quelques années la philosophie, associée à Paul Naulin (1941 l) en propédeutique à la faculté des lettres de Clermont-Ferrand . Peu de temps avant sa mort en 1978, elle a consigné une dernière réflexion dans son petit carnet : « J’ai enseigné à des générations d’élèves que philosopher c’est apprendre à mourir . Pourquoi suis-je incapable de me l’appliquer à moi-même ? » .

Dominique GUELFUCCI (1953 l)