BENZAKEN Claude - 1954 s

BENZAKEN (Claude), né le 19 mai 1933 à Oran (Algérie), décédé le 4 juillet 2017 à Meylan (Isère). – Promotion de 1954 s.


De parents très modestes, Claude Benzaken est un produit de l’école républicaine . Reçu au concours des bourses, il entre au lycée Bugeaud à Alger pour des études classiques (latin, grec) jusqu’au premier baccalauréat . De son propre chef, il décide de poursuivre en math-élem pour obtenir un bac scientifique, puis entrer dans la taupe « arabe » (octobre 1951) .

Il suit assez bien le rythme forcené de la taupe, où il côtoie Claude Cohen-Tannoudji (futur prix Nobel et académicien) qui intègrera l’École en 1953, alors que, lui, échoue de très peu . En effet, il est « seulement » admissible aux deux concours majeurs d’Ulm et de l’X . Il part à la découverte de Paris, pour affronter les oraux . Il remonte quelques places, sans pouvoir intégrer, mais c’est suffisant pour obtenir une bourse de licence et effectuer un retour glorieux en tant que carré, à Alger . Son professeur principal, Saint-Jean, surnommé le singe par les taupins, le propulse parmi les fers de lance de la nouvelle promotion . L’année se passe très bien ; Claude est admis, dans des rangs excellents : 6e à l’École et 16e à Polytechnique . Son choix est vite fait ; un peu fils du peuple, il craint la rencontre à l’X d’un effectif beaucoup plus large avec son inévitable pesanteur sociologique ; Gnouf semble plus abordable, plus restreint et de fait il sait déjà qu’il aime enseigner . Claude est à peine entré à l’École (octobre 1954), qu’ont lieu les attentats du 1er novembre, en Algérie . Le drame qui se noue va profondément influencer son parcours . Admirateur de Pierre Mendès-France, confiant, il espérait qu’une issue du conflit allait être trouvée rapidement mais la coupure brutale avec Alger, huit ans plus tard, l’a profondément bouleversé, pour toujours .

Licence de mathématiques, en première année ; maîtrise en deuxième année, parallèlement aux cours d’initiation à la recherche et, en troisième année, l’agréga- tion . Un peu déçu (il est reçu 27e), le Ben, comme il est surnommé à l’École, sans trop le dire aimerait bien devenir prof de taupe . Il est horrifié par la perspective de faire son service militaire . Il lui faut absolument obtenir une quatrième année, alors qu’il n’avait pas vraiment accroché aux cours de Cartan, Lichnérowicz, Serre, ...

Un jour, Rigal (un ancien) était venu parler des premières machines à calculer électroniques et automatiques . Pourquoi ne pas se diriger vers cette voie nouvelle? Lors de l’entretien de sortie, Cartan, intelligemment, accepte cette orientation hasar- deuse et établit pour Benzaken un programme pour une quatrième année : cours de Ville et stage chez de Possel, au tout nouveau laboratoire Blaise-Pascal . L’année suivante, Benzaken obtient une bourse du CNRS et une prolongation de sursis .

Dans l’été 1958, Claude s’est marié avec Hélène Rouger, pour qui il avait eu un coup de foudre, partagé, au mariage de Pierre Jullien un an plus tôt . Ils vont s’ins- taller à Sceaux . Cette année à Blaise-Pascal a été riche en expériences . La machine Elliot de première génération (à tubes sans transistors) se programme uniquement en langage machine, avec calculs d’adresses réelles . On acquiert pour le restant de ses jours, la maîtrise du fonctionnement, jusqu’au moindre bit ! Pas de recherche proprement dite mais la réalisation de beaux programmes .

Lors d’une visite de collègues grenoblois, Claude prend conscience qu’ils avaient un peu d’avance sur Paris . Peu après, il rencontre Kuntzmann, son parrain de recherches, qui prospecte pour étoffer son équipe et lui propose un poste d’ensei- gnant (chef de travaux) pour la rentrée 1959 à Grenoble . Séduit, Claude accepte .

Il lui faut consacrer beaucoup de temps aux enseignements . La recherche n’avance pas, le sursis prend fin et la perspective de partir à l’armée n’est pas réjouissante, alors que le conflit algérien perdure . Cependant cette année est heureuse avec l’arrivée, en juin 1960, d’une charmante Véronique .

Sous-lieutenant stagiaire pendant six mois à Nîmes, il doit partir pour l’Algérie (avril 1961) . Après un court stage, au moment du putsch des généraux, rapidement avorté, il doit commander une section d’environ trente soldats dont une vingtaine de harkis, en pleine montagne, au sud d’Orléansville . L’ambiance est pesante . On craint les défections, les trahisons . Les gardes se font mal . Claude ne dort que deux à trois heures par nuit . Il a besoin de repos et part en permission de deux jours . Surmené, il arrive chez ses parents à Alger, de nuit, croyant que c’est le matin, pris d’une crise de délire . Sa famille le mène à l’hôpital militaire où il est admis aux urgences . Il va y rester trois semaines pour reprendre un peu ses esprits, puis être rapatrié sanitaire à Marseille, en convalescence . Il a retrouvé son épouse et sa fille . Au 1er septembre, il est affecté à l’ÉMAS (Équipe mobile académique de sécurité) à Lyon, où il assure des cours de mathématiques à des officiers d’active . Il est aussi chargé de la formation personnalisée de Jean Frêne, un appelé surdoué, décelé lors de la visite d’incorporation . Avec un collègue physicien, le Ben a amené cet élève du niveau du certificat d’études à celui de terminale scientifique, en quelques mois . Il en fut beaucoup parlé à l’époque .

En septembre 1962, il revient, maître-assistant à Grenoble, où les mathématiques appliquées se sont beaucoup développées . Côté informatique, Kuntzmann lance une équipe sur l’architecture matérielle (séminaire hebdomadaire, contact avec les industriels...), dont Claude fait partie . Il travaille sur les fonctions booléennes et la combinatoire (colorations, hypergraphes, cheminements) et commence à publier . Il vit à Saint-Nizier du Moucherotte, près de Grenoble, où Hélène a obtenu un poste d’institutrice . Carole leur deuxième fille naît . Sa thèse avance et est soutenue en mars 1968 .

Suite aux événements de Mai 1968, il obtient un poste de maître de conférences à Montpellier, à la rentrée de septembre . Sa famille reste à Saint-Nizier . L’année suivante, il retourne définitivement à Grenoble .

L’université se restructure ; de nouveaux labos se créent ; de nombreuses thèses sont soutenues, théoriques aussi bien qu’appliquées . Désormais, Benzaken va diriger une équipe dénommée Algèbre, logique et combinatoire, qui atteint son apogée en 1976 (5 thèses d’État) et acquiert une notoriété internationale . Dès cette année, Claude noue des relations scientifiques avec Peter Hammer (qui dirige deux revues de mathématiques discrètes et l’invite au comité éditorial) . Cette collaboration tourne à une amitié profonde, qui durera bien au-delà de son départ en retraite . Directeur du Laboratoire de Mathématiques appliquées puis de l’UFR Mathématiques et infor- matique, il a exercé trois mandats électifs au Comité national du CNRS . Conscient d’avoir vécu la révolution informatique et les difficultés à l’asseoir dans un large spectre universitaire, Benzaken garde un souvenir vivace, heureux mais épuisant, de cette expérience et de son engagement très profond . Cela explique qu’il fait valoir ses droits à la retraite dès ses 60 ans . Il va alors profiter de quatre ans d’éméri- tat pour replonger à fond dans la recherche : thèse d’une de ses dernières élèves ; rédaction d’un dernier long article ; élaboration d’un logiciel de manipulation des hypergraphes, ... La dernière année se passe au centre-ville, pratiquement à l’endroit même où il a débuté à Grenoble . La boucle s’est bien bouclée .

Après avoir pris sa retraite, Benzaken prit plaisir à approfondir des questions qui relèvent tout à la fois de la science, de la philosophie et de la métaphysique, telles que l’origine de la conscience, notre capacité à comprendre (au sens d’Einstein) notre Univers, ou l’évolution darwinienne des espèces . Dans la vingtaine d’années qui lui restèrent à vivre, il mit par écrit certaines de ses réflexions sur la foi . Il précise là les raisons qui l’ont conduit à ne pas adhérer à la foi en ce Dieu que prône les grandes religions monothéistes .

Il participait régulièrement à des réunions d’un groupe de travail au Centre théologique de Meylan qui réunissait philosophes, scientifiques et hommes de religion . Il trouvait plaisir et intérêt dans ces rencontres qui étaient l’occasion d’interventions de l’un ou l’autre . Lui-même choisit d’exposer ses réflexions sur la question : l’Univers a-t-il un sens ? Il déclarait : « Ce que je sais, c’est que je ne suis pas athée, mais mon problème c’est Dieu . » Une façon d’aborder la théologie plutôt abrupte, en tout cas franche, en accord avec sa personnalité . Il avait une foi très ancrée tout en ressentant, en tant qu’homme de science, la nécessité de concilier foi et rationalité . Il se familiarisa avec la cosmologie contemporaine, sans doute parce qu’elle donne un grand récit de notre univers . Il s’interrogeait sur la question de l’éternité . Pour lui, l’éternité s’apparente naturellement à l’infini des mathémati- ciens dont il disait que l’on ne peut s’en passer malgré des difficultés conceptuelles .

Claude avait réfléchi aussi à ce que Jean-Marie Lehn appelle « La question primor- diale » : comment l’évolution a fait passer les organismes vivants du stade du virus à celui de l’être pensant qui a conscience de l’Univers tout entier et qui a conscience de sa propre existence ? Il s’interrogeait sur la progression des lignées des êtres vivants : faut-il y voir un mystère de la Création avec un grand C ? Cela étant, Claude rejetait catégoriquement le créationnisme . La réponse qu’il donnait à la question la foi en quoi ? ou en qui ? se trouve peut-être dans cette autre phrase que l’on trouve dans ses écrits : « Je ne peux pas être athée à moins d’être nihiliste ou adepte de l’absurde, car la création du monde me fascine » . Finalement, c’est la création de l’Univers et son évolution ultérieure qui étaient sans doute la source et l’objet de foi chez Benzaken .

Claude ne fut pas seulement un excellent mathématicien . Il fut aussi un artiste polyvalent (guitare, sculpture, jeux, ...) . Il était poète, rêveur, élégant, parfois un peu étourdi . Il nous a toujours beaucoup amusés avec ses facéties involontaires . Très attaché à sa famille, ses parents, son épouse, ses filles – dont il était infiniment fier –, ses petits-enfants, homme de paix, il n’aimait pas les conflits .

Pierre JULLEN (1954 s)
Jacques HASSINKI