BEUGNOT Bernard - 1954 l

BEUGNOT (Bernard), né le 3 juillet 1932 à Montreuil-sous-Bois (Seine), décédé le 6 mars 2023 à Nice (Alpes-Maritimes). – Promotion de 1954 l.


Québécois d’adoption, resté normalien de cœur, Bernard Beugnot aura brillamment servi la littérature française des deux côtés de l’Atlantique, au cours d’une longue carrière d’enseignant, et survivra par les publications exemplaires qui la prolongent .

Après des études secondaires au lycée Carnot, il se tourna tout naturellement vers la khâgne, ce fut celle d’Henri-IV qui le conduisit à l’École ; agrégé en 1958, il enseigna deux ans au lycée Marceau de Chartres, mais sa carrière bifurqua

à la rentrée 1962 vers Montréal, où il gravit tous les échelons universitaires : il diri- geait le département de littérature française depuis quatre ans quand il revint à Paris soutenir en Sorbonne ses thèses sur Jean-Louis Guez de Balzac, l’épistolier angou- mois dont il a procuré des éditions définitives (1969), la bibliographie exhaustive sur cet auteur étant imprimée à Montréal même, et les deux volumes des Entretiens 1657 ayant été publiés chez Didier : dualité géographique qui se poursuivra sans relâche durant cinquante ans .

Après avoir quitté sa chaire montréalaise, Bernard Beugnot se chargea de l’édi- tion dans la « Bibliothèque de la Pléiade » de deux écrivains contemporains on ne peut plus dissemblables : le poète au Palais diaphane, Francis Ponge (en 1999-2002), puis le dramaturge Jean Anouilh (en 2007), chacun en deux volumes spécialement denses et d’une richesse d’information exceptionnelle . Les biographies en particulier équivalent à des monographies et replacent l’écrivain dans le contexte du micro- cosme théâtral et de l’univers littéraire qui fut le sien : Bernard Beugnot tient ainsi à marquer autant le premier sonnet de Ponge hypokhâgneux que son ascension dans les grades du Collège de pataphysique, promotion due à ses talents comme à l’amitié de Jean Dubuffet . Nous apprenons que Ponge fut à Louis-le-Grand l’auditeur d’André Bellessort, et qu’il qualifiait son échec au concours de 1919 de volontaire. L’adhésion claironnante de l’auteur du Parti pris des choses au Parti communiste, « qui se propose de réaliser une société parfaite et s’y emploie avec intelligence et ténacité », avant la guerre de 1939, est suivie d’une désillusion dès 1947 : c’est « le parti de la dénonciation, pas de la fraternité » : le lecteur a ainsi en mains de quoi juger l’évolution de celui qui fut dans la décennie 1980 une sorte de poète officiel de la République . Elle semble à Bernard Beugnot proche de celle de René Char de l’autre côté du Rhône, que Ponge appréciait (et réciproquement) .

L’édition de Bernard Beugnot (au second volume) du Pour un Malherbe, est un modèle du genre, résultant d’un immense travail d’exégèse à partir de textes épars que le poète médita pendant vingt ans pour en faire son propre Art poétique, en s’abri- tant derrière le poète normand que les hasards de la carrière paternelle avaient fait découvrir à ce Cévenol, passé des bancs du lycée de Montpellier à ceux de Caen . Et Bernard Beugnot a l’élégance de souligner (p . 32) le jugement particulièrement acerbe de Malherbe envers Guez de Balzac qu’il traite de dindon de la pire espèce. S’il en avait partagé l’édition avec Bernard Veck, il s’était réservé des joyaux comme la Petite suite vivaraise qui éclaire la formation de l’adolescent. Et il ne manque pas de faire pénétrer le lecteur Dans l’atelier de Ponge, par une étude approfondie des manuscrits (le terme est encore approprié, Ponge détestant toute autre forme d’écriture) .

Bernard Beugnot s’est ensuite attelé à l’édition du plus secret des dramaturges de son temps, le bordelais Jean Anouilh le mystérieux (selon Marcel Aymé), lui qui disait « n’avoir pas de biographie » ; or Bernard Beugnot a fait précéder chaque Pléiade de soixante pages biographiques... où il insiste sur l’exemple de Jean Cocteau (la poésie apportée au théâtre par Les Mariés de la tour Eiffel), sur l’amitié d’André Barsacq son metteur en scène fétiche et attitré, sur l’échec de La Grotte en 1961, sur ses Fables et Contes bêtes aux formules si heureuses . Il a retenu pour son édition de Jean Anouilh 34 pièces sur les 47 représentées, et il l’achève sur cet ultime à la manière de Sophocle : Œdipe ou le roi boiteux, qui après l’Antigone montre sa maîtrise du poète grec . Bernard Beugnot avait aussi procuré une édition séparée de Beckett ou l’ honneur de Dieu précédée d’une biographie d’Anouilh, certainement plus complète encore que celle de la Pléiade .

Une place spéciale doit être réservée à sa monumentale édition des Œuvres complètes d’Hubert Aquin, enseignant et journaliste militant à Radio-Canada, cheville ouvrière du Front de libération du Québec (d’où l’adjectif felquiste), qui mit fin à ses jours en 1977 : il était tourmenté depuis l’adolescence par des pulsions suicidaires, remontant aux exemples de Lucain et Sénèque . Bernard Beugnot s’était réservé le Journal (certainement la partie la plus exigeante) qui parut en 1992 dans la « Bibliothèque québécoise », et il supervisait les douze gros volumes de cette intégrale . Il ne sera pas indifférent de souligner qu’Hubert Aquin avait été envoyé en Europe en 1949, l’année de son baccalauréat, par le gouvernement canadien pour participer à une Décade de Pontigny (une université américaine ayant repris le domaine icaunais de feu Paul Desjardins [1878 l], à l’époque où ses deux filles, dont Anne, l’épouse de Jacques Heurgon [1923 l], mettaient au point les colloques de Cerisy-la-Salle) .

Par ailleurs, Bernard Beugnot apporta une contribution remarquée à un colloque de Cerisy, consacré en 1990 à L’Épistolarité à travers les siècles (sous la direction de Mireille Bessis et Charles Porter), où il traita de « L’invention épistolaire : à la manière de soi » : tel était le titre de sa communication qui s’appuyait sur une expérience de déjà vingt années où, après Guez de Balzac, il avait serré de près La Mothe Le Vayer (1972), le père Bouhours (1980), présenté une communication sur les Lettres portu- gaises (La Nouvelle-Orléans, 1982), une autre sur Fontenelle (Rouen, 1987), étudié l’académicien Valentin Conrart qu’il avait sorti de son silence prudent (1981) et bien sûr Madame de Sévigné (« telle qu’en elle-même enfin ? » se demandait-il dans un article de French Forum l’année précédente) . Ces études donnèrent lieu à un définitif « Forme et histoire : le statut des ana », paru dans les Mélanges offerts à Georges Couton (Lyon, 1981), heureusement réédité . Si ces chiffres ont un sens, le total des colloques internationaux (voire intercontinentaux) qu’il a organisés est de six, et il a participé à soixante-quinze .

Vint le temps des synthèses, tout aussi magistrales . En 1994, son ouvrage Muses classiques recensait la bibliographie sur toute la rhétorique et la poétique du Grand Siècle (chez Klincksieck) . Dans l’esprit de l’ultime fable de La Fontaine, son Discours de la retraite au xviie siècle, sous-titré Loin du monde et du bruit, est une lumineuse étude sur les solitaires (pas seulement les Messieurs de Port-Royal), inverse de l’Entre- tien au xviie siècle (la leçon inaugurale de sa chaire montréalaise, en 1971 ; deux ans après il donnait avec Roger Zuber (1951 l) un indispensable Boileau, éclairé de visages anciens, visages nouveaux renouvelant complètement l’image du législateur du Parnasse qui n’en sera plus désormais le régent à la férule brutale et arbitraire . Mais c’est à Genève (chez Slatkine, le repreneur de Champion) qu’il fit paraître en 1994 ses Essais de poétique classique, cette Mémoire du texte où son art de la génétique, de l’atelier conscient, comme de l’imprégnation de l’écrivain, lui permet des analyses aussi neuves que convaincantes .

Vint le temps des honneurs, jalonnés par deux gros volumes de Mélanges – l’un offert par ses collègues montréalais pour son départ (1999) : Inventaire, lecture, invention (sous la direction de Jacinthe Martel et Robert Melançon), et, à l’oc- casion de ses 80 ans, De la permanence (sous la direction de Matthieu Fortin et Éric van der Schueren, publié à Paris chez Hermann en 2013) . Puis une heureuse initiative – qui aurait dû marquer sa nonantaine –, le recueil de ses propres comptes rendus, paru sous le titre Recensions (toujours chez Hermann, dans la collection « République des Lettres »), mais qui sortit des presses une semaine après son décès, grâce à Bernard Teyssandier (1949 l) : inaugurées par une reprise de La Mémoire du texte (partant d’un entretien avec Michel Butor), elles montrent tout l’éventail de sa culture et de son apport à la redécouverte d’écrivains tombés dans l’oubli ; on y relit « Le statut des ana » avec autant de plaisir que son « Invention parodique » qui part des pastiches que Boileau écrivit pour complimenter le duc de Vivonne de la prise du phare de Messine (avec une si savoureuse lettre censée provenir des Enfers de la part de Voiture, et aussi un pastiche de Jean-Louis Guez de Balzac...) .

Les distinctions ne lui ont pas manqué de part et d’autre de l’Atlantique durant toute sa carrière : depuis le prix Halphen décerné par l’Académie française à son premier Balzac (1974) jusqu’à la croix de chevalier de l’Ordre national du Québec qui lui fut remise en 2003, et dix ans après la Médaille du jubilé de diamant, en passant par les Palmes académiques et l’Ordre national du mérite français .

Mais ce serait étouffer l’homme que le réduire à ses publications, aussi exem- plaires et définitives soient-elles . Bibliophile, voyageur impénitent, toujours en quête de minéraux rares, Bernard Beugnot fut perpétuellement curieux de tout, ce fut l’archétype moderne de l’honnête homme tel que le voulait Montaigne, comme lui d’une érudition impressionnante, qu’il ne mit en avant que dans ses publications, et d’une liberté d’esprit qui ne l’a jamais conduit à aucun embrigadement, même durant ses années d’École . La génétique, l’heuristique littéraires perdent en lui un maître, autant qu’un artisan, ou plutôt : un démiurge, un illustrateur et un défenseur .

Patrice CAUDERLIER (1965 l)