BLUM Léon - 1890 l

BLUM (Léon), né le 9 avril 1872 à Paris, décédé le 30 mars 1950 à Jouy-en-Josas (Seine-et-Oise). – Promotion de 1890 l.
 



Léon Blum (1890 l) et Jean-Thomas Nordmann (1966 l) en 1946 . – Archives familiales .

Léon Blum doit-il faire l’objet d’une notice calquée sur le modèle habituel ? Après tant de biographies (le plus souvent médiocres, hélas !) qui lui ont été consacrées, on comprendra que soient ici surtout retenus et privilégiés quelques aspects « norma- liens » de l’homme et de son œuvre .

Enracinée dans une province française depuis Louis XIV, sa famille est originaire d’un village alsacien, Westhoffen . Son père, né en 1830, s’est fixé à Paris dès les débuts du Second Empire . Il a fondé une entreprise de négoce de soieries, couramment appelée la « maison Blum » (l’expression sera reprise de nos jours par la municipalité de Jouy-en-Josas pour désigner la dernière demeure de Léon Blum) qui, durant une phase de prospérité, apportera à la famille une aisance certaine, mais sans commune mesure avec la fortune prêtée à tort au leader socialiste .

Léon Blum naît à Paris, deuxième fils d’une fratrie de cinq garçons . Ses études secondaires sont brillantes, comme l’attestent des succès répétés au Concours général, couronnés par un second prix de philosophie, à une époque où cette compéti- tion rassemble les lycéens de toutes les classes, et non pas seulement de celles qui conduisent directement au baccalauréat .

Une année de préparation au lycée Henri-IV lui suffit pour entrer à l’École, dès son premier concours, à l’âge de dix-huit ans . Mais c’est là que les choses se gâtent, puisqu’il quitte la rue d’Ulm un an seulement après y avoir été admis . Ce départ prématuré donnera lieu à bien des controverses . L’Action française, nourrie d’une haine virulente, colportera des accusations de fraude à un examen, totalement infon- dées . On parlera aussi d’amitiés particulières, bien qu’aucun fait ne vienne corroborer de telles insinuations . La vérité est bien plus simple : Léon Blum s’est vu appliquer les dispositions d’un texte arrêté le 15 février 1869 par Victor Duruy et stipulant que « tout élève de la section des lettres de l’École normale supérieure qui, avant l’ouverture du cours de deuxième année, n’est pas reçu licencié cesse de faire partie de l’École » . L’arrêté prévoyait, il est vrai, la possibilité de « subir, devant la faculté des lettres , une nouvelle et dernière épreuve » accordée « par décision spéciale du ministre » à un élève se trouvant dans cette situation qui, « d’après l’ensemble des études de première année, aurait été classé dans les trois premiers » ; en 1875 cette formulation, singulièrement restrictive, avait été remplacée par la mention : « à raison de ses notes à l’intérieur de l’École » assurément plus ouverte à l’indulgence (en ce temps-là, l’examen de licence se déroulait en une seule fois et les normaliens étaient classés chaque trimestre) . Léon Blum n’a pas bénéficié de cette dérogation ; le registre de la rentrée d’octobre 1891 note sèchement que « Blum a été exclu de l’École après avoir échoué à la licence » . Il est le seul de sa promotion à subir une telle sanction, qui semble d’ailleurs avoir été rarement prononcée . N’y voyons point la manifestation d’un antisémitisme qui, à l’époque, sévit dans les facultés de droit et de médecine mais qui, d’une manière générale, épargne littéraires et scientifiques : ni Henri Bergson (1878 l) ni Émile Durkheim (1879 l) ni Lucien Lévy-Bruhl (1876 l) ni Jacques Hadamard (1884 s) n’en ont, semble-t-il, souffert durant leur séjour à l’École qui comprend des élèves juifs depuis longtemps déjà . Au printemps 1891, à l’occasion de la Pâque juive « les élèves israélites sont autorisés à sortir les 22, 23, 29 et 30 avril de huit heures du soir à minuit, mais non à aller manger chez eux les autres jours » . Le registre fait suivre cette remarque générale d’une observation particulière : « Blum a apporté des pains azymes et des viandes sacrifiées suivant les rites » . La mention de cette observance, qui dénote une pratique familiale au demeurant modé- rée, ne fait l’objet d’aucune hostilité . C’est en fait dans une désinvolture à l’égard de la discipline de l’École qu’il faut chercher les raisons du manque d’indulgence et de la stricte application de la clause d’exclusion pour insuccès à la licence . Dès son entrée à l’École, Léon Blum produit une lettre de son père l’autorisant à découcher chaque fois que cela est possible . Au demeurant les registres de l’École notent des retards au lever, « du désordre au dortoir », des absences injustifiées, des consignes infligées, mais pas toujours exécutées . En revanche (mais sur ce point les documents versés aux Archives nationales sont très lacunaires) on ne trouve point de trace de travaux ou d’exercices effectués par Léon Blum durant son séjour rue d’Ulm, alors que des données de ce genre évoquent l’application de la plupart des élèves de sa promotion .

Sans doute des formes appuyées de désinvolture expliquent-elles que Georges Perrot (1852 l), alors directeur de l’École, n’ait fait jouer aucune forme d’indulgence pour maintenir rue d’Ulm un élève qui ne semblait guère s’y plaire . Lorsque le signataire de cette notice entrera à l’École, son oncle Marcel, frère de son grand-père Georges Blum et seul survivant de la fratrie, le félicitera lors d’une réunion de famille, mais non sans ajouter « mon pauvre enfant, comme je te plains ! Cette école est inhumaine et Léon supportait très mal l’internat » .

N’allons pas croire pourtant qu’un aussi bref séjour soit resté sans portée et doive être tenu pour insignifiant . À l’École, Léon Blum a côtoyé Léon Brunschvicg (1888 l), dont l’épouse figurera parmi les premières femmes ministres dans le gouvernement de Front populaire de 1936, ainsi qu’Élie Halévy (1889 l) . Il y a retrouvé son ami René Berthelot (1890 l) . Il s’est lié avec le bibliothécaire Lucien Herr (1883 l) qui lui fera connaître Jean Jaurès (1878 l) et inspirera, pour une part non négligeable, son enga- gement socialiste . En 1924, la victoire du Cartel des gauches sera perçue par Albert Thibaudet comme l’avènement d’une « république des professeurs », symbolisée par la trinité normalienne Édouard Herriot (1891 l)-Léon Blum-Paul Painlevé (1883 s) . Mais au-delà de cette image et de ces relations personnelles, ce passage par l’École ne saurait être compté comme accidentel tant on en trouve l’empreinte dans l’œuvre littéraire et, plus généralement, dans le style de Léon Blum .

Ses talents de juriste le montrent largement : on sait qu’au lendemain de l’épi- sode normalien et après un premier échec, Léon Blum passe avec succès le concours du Conseil d’État et qu’il y fera, jusqu’à la Première Guerre mondiale, un parcours solide, marqué par des contributions remarquées, notamment comme commissaire du gouvernement . On citera souvent certains des arrêts qu’il a rédigés et qui dénotent un sens aigu des nuances et une aptitude à la caractérisation et à la distinction des situations . Ces qualités sont imputables à la solidité de son éducation littéraire qui passe avant la formation juridique et qui y prédispose : la pratique du discours français et un apprentissage de la philosophie qui, en dépit du succès de nouveaux courants, privilégie l’héritage de la logique aristotélicienne en partie rajeunie par Port-Royal, et qui met au premier plan la qualité des définitions et le sens des différences sont les instruments d’une intelligence analytique à laquelle le droit peut apporter de fruc- tueux compléments . Cette forme d’esprit se retrouvera clairement dans l’éloquence et dans des éditoriaux explicatifs dont la forme procède d’une éducation classique autre- ment plus présente et vivante dans la personnalité de Léon Blum qu’une prétendue subtilité talmudique invoquée par ses détracteurs .

Les mêmes qualités sous-tendent l’œuvre littéraire de Léon Blum, qui s’intègre naturellement dans les traditions de l’École . Cette œuvre n’a malheureusement pas fait l’objet d’une étude sérieuse qui permettrait de mieux connaître le leader socialiste et qui éclairerait la question lancinante des relations de l’esthétique et de la politique .

Il suffit ici de noter à quel point les principaux livres de Léon Blum prolongent la culture littéraire dispensée par l’école et par l’École . Publiées en 1901, les Nouvelles conversations de Goethe et d’Eckermann rassemblent des chroniques publiées dans la Revue blanche . De Barrès à Gide en passant par Loti, par Anatole France et par des considérations sur l’évolution de la description dans le roman français, l’actualité littéraire de la fin du xixe siècle est passée au crible d’entretiens supposés entre le sage de Weimar et son secrétaire . Le choix d’une telle forme prolonge un exercice de composition française encore très largement pratiqué et consistant à imaginer soit une correspondance soit un dialogue entre deux personnages de l’histoire ou de la fable, qu’ils soient contemporains ou non (sous l’influence de Lucien et de Fénelon on prise les dialogues des morts) .

En 1907, Du mariage fait scandale par la thèse soutenue : admettre pour les femmes des expériences sexuelles antérieures au mariage à l’égal de la pratique commune des hommes . Le livre peut figurer à bon droit parmi les classiques de la littérature fémi- niste . Mais on ne fait généralement point attention à l’importance des analyses et des exemples empruntés à la littérature . En de nombreuses pages, le propos s’inscrit dans le prolongement de la Physiologie du mariage de Balzac, dont l’intrigue est résumée, reprise et poussée dans les conséquences extrêmes des vues que suggérait le romancier . C’est tout naturellement que, là encore, Léon Blum exprime une thèse personnelle sous la forme d’un pastiche .

La facture du Stendhal et le beylisme que Léon Blum fait paraître au printemps de 1914 est celle d’un livre de normalien . Apparemment la composition de l’ou- vrage fait très classiquement s’enchaîner données biographiques, psychologie des grandes créations romanesques et, sous le nom d’histoire du beylisme, succession des lectures de l’œuvre en fonction du renouvellement des populations de lecteurs ; cette dernière perspective réserve une place particulière à la notion de génération, qu’avec Thibaudet l’histoire littéraire utilisera largement, Léon Blum faisant, à cet égard, figure de précurseur, tout comme son propos annonce la future « esthétique de la réception » . Chaque chapitre apparaît comme un modèle, une sorte de corrigé de composition française, illustrant notamment, par la construction de paragraphes fortement charpentés, l’art de développer une idée générale et de l’illustrer du contenu des pages les plus significatives moins citées textuellement qu’analysées dans leurs caractéristiques psychologiques et littéraires . Le chapitre intitulé « Stendhal et ses personnages » montre l’implication, la projection du romancier dans les figures qu’il a créées au travers d’une série de portraits synthétiques des protagonistes des romans nourris de traits empruntés à des pages précises . Étudiant la manière dont le beylisme consiste dans une recherche méthodique et raisonnée du bonheur, le chapitre intitulé « Stendhal et le romantisme » offre un modèle d’exposé, pour ne pas dire de leçon d’agrégation, dans l’art de marquer les places respectives de l’influence de l’esprit du xviiie siècle prolongé par les Idéologues et de ce que Stendhal retient des tenants du « mal du siècle »...

Bien trop sommaires, ces observations pourraient être développées et multi- pliées . Elles attestent une indéniable force de l’empreinte normalienne et, au-delà des incompréhensions circonstancielles, elles légitiment la place que l’École réserve à Léon Blum dans son patrimoine intellectuel et historique .

Jean-Thomas Nordmann (1966 l)