BOUTET Dominique - 1971 l

BOUTET (Dominique), né le 11 juillet 1949 à Créteil (Seine), décédé le 8 août 2021 à Mende (Lozère). – Promotion de 1971 l.


Dominique Boutet nous a quittés le 8 août 2021, à l’hô- pital de Mende, alors qu’il passait, comme chaque année, les mois d’été dans son village lozérien d’Allenc, devenu au fil des ans sa patrie sentimentale . La maison, ouverte sur la montagne, était accueillante aux collègues et amis . C’était l’aboutissement – prévisible et redouté – d’une lutte de plusieurs années contre cette maladie qui perturbait son quotidien, sans l’avoir jamais fait renoncer à ses tâches d’enseignement ni à ses recherches . Le volume de ses publi- cations en est un témoignage suffisant . Il incarnait, face aux

coups répétés du sort, les valeurs célébrées par ces chansons de geste médiévales, dont il était un des meilleurs connaisseurs et un « passeur » remarquable .

Ce jour d’été lozérien marquait la fin d’une carrière de médiéviste, une disci- pline dans laquelle Dominique Boutet s’est hissé au premier rang . Une solide base théorique et la maîtrise des outils critiques, jusqu’aux plus récents ; une culture histo- rique étendue ; une compétence en philologie classique (le latin et le grec n’étant pas inutiles...) et en linguistique ; une connaissance des textes les plus variés, sur quatre siècles ; une pratique de la codicologie, associée à une rigueur sans concession dans le travail d’édition ; une spécialisation qui confère de la « visibilité », mais aussi une diversification nécessaire des curiosités qui empêche la myopie . Pour détourner une phrase de La Bruyère, on dira qu’il n’y a sorte de vertus qu’on ne rassemble sous ce nom de « médiéviste »...

Dominique Boutet en était une illustration exemplaire . Il a marqué de son empreinte plusieurs champs de nos études, dans des domaines aussi différents que l’épopée, la transposition médiévale de l’héritage dumézilien, la pensée des rapports entre Histoire et Littérature ou les modalités du rire et de l’ambiguïté dans la littérature . Les années d’enseignement exclusif à la rue d’Ulm, ainsi que la continuation sur la longue durée de la préparation à l’agrégation, dans ses locaux, avaient sans doute favorisé une vision panoramique du corpus médiéval . La forma- tion polyvalente dispensée dans les khâgnes lui avait apporté la largeur de vues indispensable . Ceux qui l’ont fréquenté de près savent que Dominique Boutet n’avait jamais oublié les cours de philosophie de Jean Beaufret (1928 l) dont il évoquait encore longtemps après les fulgurances . Et pour ce qui est des études classiques, l’agrégation des lettres et un début d’investissement dans la littérature grecque, par un mémoire en 1972 avec Jacqueline Duchemin (1931 l), offraient une garantie de sérieux .
 

Dominique Boutet est un produit type de l’école de la République, avec ses concours et ses voies bien tracées . Né dans un milieu modeste, d’employés qu’on n’appelait pas encore territoriaux, il a fait toute sa scolarité à Paris, avec pour port d’attache le lycée Condorcet, dont les murs l’ont abrité pendant onze années, jusqu’à ce que l’École lui ouvre ses portes . En classe préparatoire il s’était créé un cercle d’amis ; ils ont continué à l’entourer pendant son séjour à l’ENS ; certains sont demeurés très proches jusqu’à la fin .

Son passage rue d’Ulm n’est pas passé inaperçu : en tant que délégué de promo- tion puis de l’ensemble des élèves, il s’était rendu indispensable, témoignant d’une capacité, insoupçonnée jusque-là, d’attention aux détails matériels et aux soucis du quotidien . Il a laissé à tous ceux qui l’avaient croisé l’image du dévouement souriant, de la serviabilité et de la gentillesse : ces qualités sont inséparables de son souvenir chez tous ceux qui l’ont côtoyé durant son existence, collègues ou étudiants . L’intérêt pour les textes grecs puis pour le Moyen Âge se doublait d’une autre fascination : le garage souterrain de l’École, dont il était le meilleur connaisseur, capable d’associer chaque voiture à un élève . La traque impitoyable aux « squatters » s’accompagnait d’une admiration évidente pour les quelques rares perles que cachait l’endroit (nos moyens limités rendant improbables roadsters et limousines), dont une superbe Borgward Isabella... Il avait lui-même transformé, par l’adjonction d’un double carburateur Weber, une bourgeoise 404 en nouvelle bête du Gévaudan, avec laquelle il écumait les paisibles routes de Lozère .

C’était l’époque insouciante de la liberté académique, ce bien si précieux qu’offrait alors l’établissement . Il en avait profité pour faire un tour du côté de la rue Saint-Guillaume, cédant aux sirènes de Sciences Po et peut-être à l’appel des ors de la République, dont l’ENA constituait le sésame . La tentation ne conduit pas irré- médiablement à la faute : l’éveil à la littérature médiévale, terra incognita pour nous tous, s’était fait tardivement chez les agrégatifs de lettres classiques que nous étions en 1973 . La rencontre de Jean Dufournet (1954 l) après la réussite au concours, quand il fallait s’orienter vers une thèse ou bifurquer définitivement, avait achevé d’orienter Dominique Boutet vers les études médiévales . L’époque était faste . Les cours de Georges Duby et de Jacques Le Goff (1945 l) attiraient les foules . Le Moyen Âge avait le vent en poupe .

Mais le cocon de l’École n’était pas pérenne et le service de l’État réclamait son dû . Le recrutement au sein de la Fondation Thiers permettait alors de prolonger des conditions privilégiées pour la recherche . La 78e promotion, à laquelle appartenait aussi Antoine Compagnon, a séjourné de 1975 à 1978 dans l’hôtel particulier de la place Adenauer : Dominique Boutet y tenait une nouvelle fois le poste stratégique de responsable des élèves . Son entregent naturel lui permit d’inviter des conférenciers prestigieux . Certaines rencontres furent décisives, comme celle de Georges Dumézil (1916 l), qui a marqué son parcours intellectuel . Pendant ces années, les premières publications ont esquissé les lignes de force des travaux ultérieurs : un article paru dans les Annales dès 1978, et les deux ouvrages que la témérité de la jeunesse nous avait fait entreprendre ensemble, aux Presses universitaires de France dans la série « Que sais-je ? » en 1978 et dans la collection « Littératures modernes » en 1979, sous un titre qui semblait annoncer une ambition sans doute excessive (Littérature, politique et société...) mais qui pouvait néanmoins s’autoriser du patronage de Jacques Le Goff .

Il fallait cependant, à 29 ans, trouver un poste en faculté ou affronter le collège . Le parcours s’ouvrit sur une sorte de parenthèse, qui fit passer Dominique Boutet d’un extrême à l’autre, par une de ces malices de la roue de la Fortune qui ne saurait étonner les médiévistes... Le collège de Houilles vit arriver en septembre 1978 un jeune (sur)diplômé, à la dégaine d’adolescent . Il n’y passa qu’une année, car peu de temps après, il avait pu entrer au cabinet de la secrétaire d’État aux Universités, Alice Saunier-Seïté .

Après ce rapide détour, le retour aux sources : Dominique Boutet commence en 1980 une carrière universitaire de presque quarante années, qui le conduira jusqu’à la chaire en Sorbonne . Le point de départ en fut son séjour de treize ans comme « caïman » à l’École : il eut la chance de s’adresser à un public de bon niveau, en formant de nombreux médiévistes, devenus entre temps nos collègues comme maîtres de conférence ou professeurs . C’est l’époque de la thèse de 3e cycle, soutenue en 1984, sur Jehan de Lanson ; l’époque aussi de l’approfondissement des apports de Georges Dumézil et de l’intérêt pour la figure royale, incarnée dans Charlemagne et Arthur .

Redevenu une figure familière des couloirs de la rue d’Ulm, il fut promu maître de conférences en 1990 et soutint sa thèse d’État à Paris-III en 1991 ; ce travail, où se croisaient toutes les pistes précédemment explorées, a fait date . Pour accéder au grade de professeur, il fallait candidater dans des universités de ce qui était encore la « province » . En 1993, il était nommé à l’université d’Amiens ; en 1997 il rejoi- gnait celle de Nanterre, aux côtés d’un autre grand connaisseur de l’univers épique, François Suard (1956 l) ; en 2003 enfin, il terminait sa boucle pour revenir au centre, en Sorbonne, où il a enseigné jusqu’en 2018 . En dirigeant dix-neuf thèses et trois HDR, en œuvrant au sein de la SLLMOO (Société de langue et de littérature médié- vales d’oc et d’oïl) – d’abord comme secrétaire général (1989-1995) puis comme président (1999-2007) –, en intégrant divers comités scientifiques aussi bien dans des universités françaises ou étrangères que dans des revues, Dominique Boutet a fait plus que sa part pour la promotion et la prospérité de notre discipline .

Ce n’est pas le lieu d’analyser ici la totalité de la vaste production scientifique qui jalonne cet itinéraire, et représente un corpus de plusieurs milliers de pages : treize ouvrages et cent trente articles (on ne compte pas les directions d’ouvrages, la colla- boration aux encyclopédies, les conférences...) . Dans chacun des domaines abordés, Dominique Boutet a créé des références, posé des questions de fond sensibles, ouvert des voies . S’il a connu des maîtres à penser, parfois aussi difficiles à concilier que Georges Duby et Georges Dumézil, il n’en fut jamais le disciple soumis, car il savait tirer le meilleur de chaque enseignement et s’en faire une synthèse personnelle .

Plusieurs secteurs de la médiévistique lui doivent des avancées remarquables : la chanson de geste, dont il a redéfini les « fondamentaux » ; les relations entre histoire et littérature dans cette période particulière qu’est le Moyen Âge, dont il a proposé une vision renouvelée ; l’adaptation et les métamorphoses du trifonctionnalisme indoeuropéen dans l’épopée et le roman du Moyen Âge français ; l’évaluation du comique et de la place du rire au sein de cette culture médiévale si proche et si diffé- rente . C’est dans cette recherche que s’inscrivait son dernier ouvrage, sur la notion d’« entre-deux », qui lui permettait d’aborder en de nouveaux termes les questions de la parodie, de l’hybridation générique, au-delà du concept réducteur et galvaudé de « comique » . Jusqu’au dernier moment, sur les bureaux de l’appartement de Saint-Cloud et du mas d’Allenc, s’empilaient les chantiers et les projets .

On dit, lorsque meurt un griot, que c’est une bibliothèque qui disparaît . Cela est vrai aussi de Dominique Boutet, qui s’était intéressé à ces personnages africains incarnant une tradition épique toujours vivante . L’image ne s’applique pas seule- ment à la liste impressionnante de ses publications . Elle nous rappelle, à nous, ses innombrables collègues qui l’y ont croisé, ce cadre devenu en quelque sorte son « lieu naturel » (au sens aristotélicien de l’expression), la bibliothèque de la rue d’Ulm où il aimait à se tenir, au point qu’on ne soupçonnait pas qu’avec tout le temps qu’il consacrait à la conversation amicale, il lui restait des loisirs pour penser, écrire et publier autant qu’il l’a fait . Scripta manent.

Armand STRUBEL (1971 l)
université Paul-Valéry Montpellier