BOUVERESSE Jacques - 1961 l


BOUVERESSE (Jacques), né le 20 août 1940 à Épenoy (Doubs), décédé le 9 mai 2021 à Paris. – Promotion de 1961 l.


Né à Épenoy, un village du haut plateau du Doubs, dans une famille paysanne de neuf enfants dont il était le deuxième, Jacques Bouveresse se destina d’abord à la prêtrise par choix personnel, ses frères et sœurs optant pour des études universitaires . Il entre au petit séminaire de Besançon, suit un cursus de musique et de philosophie de deux ans à Faverney (Haute-Saône), où il apprend à jouer de l’orgue . Mais il n’entre pas au grand sémi- naire de Besançon où Julien Sorel est censé étudier dans Le Rouge et le Noir et ne prononce pas ses vœux . Comme

il a obtenu son bac avec la mention Très bien et les félicitations du jury, ainsi que son bac de Philosophie scolastique, un de ses oncles lui conseille d’aller en khâgne à Lakanal . Il est reçu à l’ENS (où il est goal dans l’équipe de football de l’École), obtient en Sorbonne plusieurs licences, et sort premier de l’agrégation de philoso- phie en 1965 . D’emblée, il enseigne comme assistant, puis comme maître-assistant à la Sorbonne et, devant un public enthousiaste, essentiellement féminin, il donne en 1966-1967 un cours mémorable sur l’identité à l’ENS où il expose la théorie des descriptions définies de Russell, qui introduit à la philosophie analytique anglophone plusieurs d’entre nous . Il a alors noué avec certaines des amitiés indéfectibles . Les normaliennes, qui forment l’essentiel de son auditoire, voient tout de suite en lui un maître, peut-être le futur successeur de Jules Vuillemin (1939 l), professeur au Collège de France, et un jeune homme sympathique, aux manières simples : « Je ne me suis jamais pris pour un aigle », confiera-t-il plus tard . C’est Vuillemin qui lui conseille de lire Frege, Wittgenstein, Carnap, Russell, les fondateurs de la philo- sophie analytique . Vuillemin et Granger auront sur Bouveresse et ses élèves une influence déterminante .

Ce qui frappe son public, c’est son incroyable puissance de travail et son immense culture en philosophie, en littérature et en musique (il admire notamment Kathleen Ferrier), dont il parle volontiers pendant des heures au café, après son cours, avec son auditoire – lequel par ailleurs suit les cours de Derrida (1952 l) et Althusser (1939 l) à l’ENS, avant d’écouter Deleuze et Foucault (1946 l) . L’époque est au struc- turalisme . Mais Bouveresse n’adhère pas à ce paradigme ; en 1966-1969 puis en 1969-1971 au CNRS, il travaille à sa thèse sur Wittgenstein, dont il tirera par la suite Le Mythe de l’intériorité, un livre culte publié en 1976 aux éditions de Minuit (où les auteurs vedettes sont Foucault, Derrida, Deleuze, Serres [1952 l], Lyotard) . Il ne veut pas suivre la mode germanopratine, mais proposer une alternative extrême- ment exigeante, une éthique de l’écriture, rigoureuse et sobre (le style « Code civil », dit-il, citant Stendhal), aux antipodes de la rhétorique flamboyante qui a monnaie courante en France à cette époque, où certains best-sellers en philosophie sont en fait de la paralittérature, que Bouveresse surnomme « essayisme littéraire à la française » et qu’il réprouve . Dans le Mythe, il présente une façon de philosopher étrangère en France et qui s’inspire du scholarship anglo-saxon : argumenter avec les meilleurs spécialistes internationaux de Wittgenstein, pour sortir du cercle franco-français . Ce n’est pas seulement un commentaire de Wittgenstein, mais une nouvelle façon de philosopher imprégnée de convictions wittgensteiniennes, qui trouveront une posté- rité vivante chez plusieurs de ses élèves . Mai 68 ne trouble pas son travail de thèse, qu’il soutient brillamment en 1975 . Il désapprouve la politisation de la philosophie, courante à cette époque . Il est de gauche, mais réformiste, et non révolutionnaire . En 1976 il devient maître de conférences à Paris I (ce qui, à l’époque, était presque équivalent à un titre de professeur) .

Il s’affirme de plus en plus comme maître et enseigne toujours à Paris I . Avant le Mythe, il a publié deux autres livres sur Wittgenstein, La Parole malheureuse et La Rime et la raison ; il est wittgensteinien dans l’âme et il le restera jusqu’au bout . Dès lors sa destinée philosophique est tracée, celle d’un grand philosophe . Mais il ne s’en intéresse pas moins, et ce depuis le début, à des auteurs autrichiens comme Kraus et Musil, qui ont des points communs avec Wittgenstein . Il apprécie Gottfried Benn, le plus grand poète expressionniste allemand, que Wittgenstein affectionnait, et auquel il consacrera en partie Le Danseur et sa corde paru en 2014 . Sa culture est de langue allemande . Il a beaucoup travaillé sur le Cercle de Vienne (dont les chefs de file, Schlick et Carnap, étaient en fait allemands), relativement plus que sur les philosophes britanniques comme Russell, ou comme Austin et Ryle, qui font de la philosophie du langage ordinaire à l’anglaise . Il n’est pas plus un philosophe analy- tique d’outre-Manche que Wittgenstein n’est un philosophe du langage : l’erreur la plus commune à son sujet, que Bouveresse dénoncera pendant plus d’un demi-siècle . L’étude du langage est un moyen, non une fin, pour la philosophie, elle sert à l’éva- cuation des pseudo-problèmes philosophiques . Grâce à elle (version logique, d’abord, puis version grammaire), on obtient une clarification totale de nos pensées .

Même s’il a beaucoup enseigné la logique à Paris I et les auteurs analytiques, il n’est pas lui-même un philosophe analytique . Il prêche pour cette philosophie qui est quasi absente en France au milieu des années 1960 . En 1979, il devient professeur de philosophie analytique à l’université de Genève où il reste jusqu’en 1983 . Il revient alors à Paris en 1983, très heureux de cette expérience cosmopolite hors du cercle franco-français . Il est avant tout un enseignant et un chercheur inépuisable . Porté par son intérêt pour la Vienne du début du xxe siècle, il publie en 1993 un livre sur Freud, Philosophie, mythologie et pseudo-science, où il examine en détail la critique de Freud par Wittgenstein : Freud s’est trompé en croyant faire une œuvre scienti- fique . La même année, il étonne avec Robert Musil, l’homme probable, le hasard et l’escargot de l’histoire, sur L’Homme sans qualités, un roman dans lequel personne auparavant n’avait songé à chercher un examen détaillé du calcul de probabilités . Il s’intéresse de plus en plus à la philosophie des sciences, occasion pour lui d’affirmer son rationalisme militant, et fera des cours sur Popper (qu’il a introduit en France en 1973), Bolzano, Hertz, Helmholtz, Boltzmann, sans oublier Gödel, héritier en cela de la tradition rationaliste française des Poincaré, Bachelard, Cavaillès (1923 l), Canguilhem (1924 l) . Son appartenance à l’IHPST (alors appelé Institut d’histoire des sciences), dirigé par Suzanne Bachelard, contribue à créer dans cette équipe, qu’il est amené à diriger dans les années 1980, un pôle de logique contemporaine . À partir de 1976, il reçoit nombre de prix internationaux, ainsi que le prix Cavaillès, puis, en 2019, le grand prix de philosophie de l’Académie française .

Sans mépriser la philosophie universitaire, qu’il défend le plus souvent contre les modes, il déplore qu’elle se limite à l’histoire de la philosophie . Ses deux livres polé- miques des années 1980, Le Philosophe chez les autophages et Rationalité et cynisme, publiés aux éditions de Minuit, font bouger les lignes . Il y attaque surtout les philo- sophes paralittéraires à la mode, qui fourniront plus tard aux États-Unis la matière de la fameuse French Theory . Il plaide pour une philosophie réellement soucieuse des vrais problèmes de la philosophie, incarnée par Schlick, Wittgenstein et Carnap : en effet, la vérité, la raison, la science, la connaissance, la signification sont parfois les cibles des philosophes français ; ainsi Foucault s’en est pris à la notion de vérité, chose que Bouveresse ne lui pardonnera jamais . Il publie beaucoup de livres à l’appui de cette conception, tout en reprochant à l’intellocratie française de cultiver l’idée de l’omniscience du philosophe, toujours prêt à se positionner sur toutes les ques- tions . Il souhaite au contraire reprofessionnaliser la philosophie . Sa prose est parfois rude, mais le contenu de ses livres est substantiel, une véritable manne intellectuelle, rendue possible par près d’un demi-siècle de travail acharné . Finalement Bouveresse a eu un rôle important dans la vie intellectuelle française . Il a été influent de par ses livres, mais aussi à travers ses disciples qui font à leur tour une carrière universitaire . Il a rattrapé le retard des Français en matière de philosophie analytique, même si, comme certains et certaines de ses élèves, il ne cautionne pas sa forme actuelle, la philosophie cognitiviste, devenue un mainstream international . Il se bat contre le relativisme, l’historicisme et les attaques de Foucault contre la notion de vérité, tout en reconnaissant l’importance de cet auteur .

En 1995, Bouveresse est nommé professeur au Collège de France sur une chaire de philosophie du langage et de la connaissance . Il le doit en grande partie à Bourdieu (1951 l), dont il partage certains combats et qui a fait sa campagne . Il prononce sa leçon inaugurale, « La demande philosophique », contre les faux espoirs suscités souvent par la philosophie . Il a été en 1989 le coauteur avec Derrida d’un rapport commandité (via Bourdieu) au plus haut niveau sur la philosophie et dans lequel il est paradoxalement presque toujours en accord avec celui-là . Une fois au Collège, il s’élève, à propos de l’affaire Sokak, contre les impostures intellectuelles dans Prodiges et vertiges de l’analogie, dont l’écriture ironique n’est pas sans rapport avec celle de Musil . Bouveresse porte un regard sévère sur son époque et refuse ce qu’il a décou- vert autour de lui en arrivant à Paris, les rapports de connivence entre éditeurs, auteurs et journalistes . Quand, à la mort de Jean Piel, son éditeur, disparaît la collec- tion « Critique » aux éditions de Minuit, Bouveresse publie désormais chez de petits éditeurs . Dans les années 2000 il préside la Société des amis de Cavaillès . Il refuse la légion d’honneur .

Puis, sans devenir polygraphe, il s’attelle à des questions plus concrètes : la croyance, la religion, l’éthique, la littérature, la musique, sans rien céder sur son implacable exigence intellectuelle et son éthique de l’écriture . Dans les dernières années de sa vie, il se consacrera à un triptyque sur Wittgenstein et la musique, qui l’oblige à lire de très près la partition du Concerto pour la main gauche de Ravel . Il cherche à repérer les modifications qu’a pu y apporter Paul Wittgenstein, le frère fantasque de Ludwig : ayant perdu son bras droit pendant la guerre de 1914-1918, il avait commandé ce concerto à Ravel . Bouveresse n’en reste pas moins fidèle à Louis Pergaud et à son De Goupil à Margot qui lui rappelle la campagne franc-comtoise de son enfance . Le dernier de ses ouvrages, qui paraît en octobre 2021, quelques mois après sa mort, Les Foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples, est un ultime règlement de compte avec Foucault .

Lui qui a intitulé un article Why I am so very Unfrench a sans doute idéalisé le scholarship anglo-saxon, qui a lui aussi ses défauts, sans doute a-t-il voulu donner des leçons à ses contemporains ; peut-être a-t-il sous-estimé les postmodernes, et notam- ment la lecture de Nietzsche par Foucault et Deleuze, qui ont (bizarrement) vu dans ce philosophe allemand un homme de gauche . Son dernier livre, écrit avec une impi- toyable exactitude, une rigueur parfaite, manque toutefois à donner les raisons d’un tel aveuglement et de son succès en France .

L’âge venant, Bouveresse devient de moins en moins pessimiste, même s’il se plaint d’avoir travaillé de façon solitaire ; il nous laisse une cinquantaine d’œuvres . Il s’éteint à Paris le 9 mai 2021, à 80 ans . Il lui restait plusieurs livres encore en chan- tier, dont un sur Wittgenstein, presque achevé .

Christiane Chauviré, professeur émérite à Paris I
 

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Jacques Bouveresse à 19 ans : une longue silhouette mince, presque gracile ; une voix un peu sourde, même quand les discussions s’animent ; une timidité qui est plutôt de la réserve . Il arrive en septembre 1959 au lycée Lakanal, à Sceaux ; les effectifs de la prépa littéraire sont si modestes que l’hypokhâgne où il entre n’est pas séparée de la khâgne : une vingtaine d’élèves, en grande majorité des garçons, dont la moitié d’internes . D’emblée, il se trouve à part, moins du fait de la géographie que de l’origine sociale . Si nous sommes cinq en provenance de l’est, il vient, lui, du Haut- Doubs, région réputée très rude, et surtout d’une famille paysanne de neuf enfants . De plus, à l’âge où nous commencions le lycée, il est entré au petit séminaire, à Besançon . Se destinait-il à la prêtrise ? Et pourquoi y a-t-il renoncé ? La curiosité est vive mais elle se heurte à un silence complet de sa part – qu’il ne rompra vraiment que dans ses Entretiens, en 1998 . Enfin, il souffre du diabète ; la bouilloire, ustensile omniprésent dans nos chambres pour le Nescafé, notre carburant des nuits de révi- sion ou de dissertation, sert dans la sienne à préparer les piqûres d’insuline qu’il doit se faire régulièrement . Jamais je n’ai vu quelqu’un travailler autant avec une santé aussi fragile . Pourtant, ces trois singularités ne le condamnent pas à l’isolement : au contraire, elles lui valent de notre part ce respect teinté d’affection qu’il suscitera par la suite chez beaucoup de ceux qui le connaîtront .

Sur le plan intellectuel, il est moins isolé encore, il est même une référence . Bien plus tard, toujours dans ses Entretiens, il dira le « choc » qu’a été pour lui la rencontre de condisciples de milieux beaucoup moins populaires que le sien, « qui donnaient l’impression d’être infiniment plus cultivés » et qui avaient lu bien plus que lui . Il force peut-être le trait . Certes, nous avions tous, y compris les transfuges d’autres khâgnes (comme Jean-Luc Nancy, qui a été des nôtres en 1960-1961), des parents enseignants, fonctionnaires, membres de professions libérales . Il n’empêche que « le Bouvs » s’est attiré très vite la considération de tous . Bien que dotés, selon ses mots, d’une « facilité » et d’un « culot » dont il se dit dépourvu, nous devons reconnaître et envier la puissance intellectuelle de ce bachelier aux deux mentions Très Bien, qui brille, aussitôt arrivé, dans toutes les matières et n’en tire visiblement pas vanité . Quant aux lectures, il serait dur de trouver quelqu’un qui en ait davantage à son actif et qui en parle à l’occasion avec autant de liberté d’esprit . Pierre Juquin (1951 l), notre jeune professeur d’allemand, militant communiste sympathique et chaleureux, qui a beaucoup d’estime pour Jacques (lequel la lui rend bien), nous invite chez lui à Fresnes, dont il sera bientôt le député . Quand il nous recommande la Semaine de la pensée marxiste, il ignore que Bouveresse m’a dit de Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine : « Ça, par contre, comme philo, c’est nul . » Pour l’époque, il est clair que c’est lui qui, déjà, a le plus de « culot » . Du reste, il lui suffira d’une khâgne pour être reçu rue d’Ulm parmi les premiers, et largement en tête des six admis de Lakanal de cet été 1961 .

Petit à petit, son portrait se précise . Il tient sa place dans l’équipe de foot mais il joue aussi Haendel sur l’harmonium poussif de la chapelle du lycée, en s’excusant de n’avoir pratiqué au séminaire que ce seul compositeur . Par lui, je fais la connaissance de son oncle, l’abbé Bouveresse, l’aumônier de Lakanal, dont j’apprendrai plus tard qu’il a pris une part active à la Résistance . Jacques vient me voir à Belfort et je me rends de mon côté à Épenoy, son village natal, où je découvre la ferme familiale, rencontre son père, impressionnant, et ses frères ; en leur compagnie, nous jouons à la belote fort avant dans la nuit . Aux cartes, Jacques est d’une force redoutable .

Cette nuit-là, avant l’arrivée à la ferme Bouveresse, près du camp militaire du Valdahon, une file ininterrompue de soldats en manœuvre occupe un côté de la route : pendant toutes ces années, la guerre d’Algérie a été la doublure noire de nos occupations, de nos attentes et de nos espoirs . Fin 1961 ou début 1962, d’ailleurs, le futur professeur au Collège de France est embarqué dans un panier à salade, près du Panthéon, et gardé quelques heures au poste, avec Philippe Hamon, un ancien de Lakanal aussi, et d’autres manifestants .

Rue d’Ulm, en première année, nous avons partagé la même turne et je l’ai vu une fois (et une seule) frappé de découragement . C’était après la première dissertation qu’il avait remise à Louis Althusser (auquel il a depuis rendu hommage) : elle lui était revenue avec des critiques sévères . Sur le moment, il en conteste le bien-fondé et pourtant elles l’ont tellement ébranlé qu’à ma grande surprise il se demande devant moi toute une soirée s’il ne devrait pas abandonner la philosophie pour prendre une autre voie . J’ai pressenti alors que, pour avancer comme il l’a fait, il n’a pas dû surmonter seulement la maladie mais aussi bien des hésitations, des scrupules et des doutes, et qu’il n’est pas encore au bout du chemin compliqué qui l’a mené au sémi- naire puis en khâgne .

Je ne puis témoigner plus avant . Sauf d’une chose encore : sa fidélité, sa simpli- cité . Bien après nos années de prépa, quand, de loin en loin, nous nous rencontrons, notamment à la Sorbonne, la vivacité de nos premiers échanges renaît spontanément . Il ne se passe pas deux minutes avant qu’il ne se mette, avec sa fougue coutumière, mais sans élever la voix, à discuter d’un évènement de l’actualité ou à brosser le portrait ironique d’une personnalité en vue . Et cela jusqu’aux derniers mois de sa vie . Par chance pour moi, le contact noué à Lakanal ne s’est jamais rompu .

Jean-Pierre Morel (1961 l)