BROSSOLETTE Pierre – 1922 l

BROSSOLETTE (Pierre), né le 25 juin 1903 à Paris, mort le 22 mars 1944 à Paris. – Promotion de 1922 l.


Exception faite de la mention, dans le bulletin de la Société des Amis de l’École, de plaques commémoratives apposées en divers endroits et d’une évocation de sa person- nalité lors de la cérémonie du 11 novembre 2008, la rue d’Ulm a été bien négligente pour célébrer la mémoire de Pierre Brossolette. De tous les normaliens appelés à jouer un rôle dans la Résistance, ce fut pourtant le plus grand, tant par la force et par la lucidité de son engagement que par le courage dont il fit preuve dans les circonstances les plus cruelles. Sans développer comme ils le méritent les divers épisodes d’une geste que plusieurs biographes ont racontés, la présente notice vise à faire ressortir, dans l’héroïque résistant, les traits du normalien, de l’archicube exemplaire.

Pierre Brossolette symbolise parfaitement ce que nous appelons maintenant la méritocratie républicaine. Son grand-père était un paysan. Son père un instituteur passé par l’École normale de Saint-Cloud et devenu inspecteur de l’enseignement primaire, auteur de manuels d’histoire réputés, au-delà de controverses d’époque. Il perd sa mère très jeune et ses sœurs veillent à une éducation marquée d’une certaine austérité. Sa scolarité est très brillante. Les prix d’excellence se succèdent. Tandis que ses sœurs passent l’agrégation, khâgneux à Louis-le-Grand, il est reçu à l’École en 1922, dès sa première tentative, cacique de sa promotion. La première année est pour lui un temps de travail libre car il a déjà obtenu, à l’âge de dix-huit ans, le grade de licencié ès lettres ; auditeur libre à l’École des Chartes, il obtient aussi une licence en droit. Il fait l’admiration de ses condisciples. Retenons par exemple le témoignage de Raymond Schiltz (1922 l), futur proviseur du lycée Louis-le-Grand « Nul ne parcou- rait les programmes d’un pied plus léger, ne débrouillait en moins de temps les plus confuses questions. Pierre était vraiment l’enfant gâté des Muses. À nous littéraires, il apporta, dans notre première année d’École, la double découverte de Paul Valéry et d’Adrienne Monnier, du cabinet de lecture de la rue de l’Odéon et de l’album de vers anciens. L’actualité se nommait, en ces années-là, Proust, Claudel, Joyce, Rilke, St-John-Perse et déjà le surréalisme. Rien n’échappait à l’attention de Pierre, rien non plus à son ironie. C’était un esprit français, s’il en fut, toujours un peu en retrait du mystère, merveilleusement clarificateur ». Déjà passionné par la politique, et surtout par les questions internationales, il contribue à la création d’un « groupement univer- sitaire pour la Société des Nations ». L’histoire diplomatique lui fournit le sujet de son mémoire pour l’obtention du diplôme d’études supérieures d’histoire « Washington et les relations des États-Unis avec l’Europe ». Candidat à l’agrégation d’histoire, il n’hésite pas à défier son jury. Le sujet de la leçon qu’il doit présenter à l’oral « Les abbayes carolingiennes au temps de Louis le Pieux » lui semble trop ténu pour être traité sans délayage dans les quarante-cinq minutes prévues. Il annonce que, dans les conditions du concours, il est impossible d’en parler utilement plus de sept minutes. Sa leçon dure exactement sept minutes. Cette audace lui vaut de n’être classé que second, derrière Georges Bidault. Celui-ci a l’élégance de s’excuser de son rang et de répéter qu’il considère Pierre Brossolette comme le véritable premier de sa promotion.

L’année qui suit, c’est le service militaire, à l’issue duquel il épouse Gilberte, étudiante qu’il a connue à la Sorbonne et qui sera sa digne compagne et lui donnera deux enfants. Professeur d’histoire au lycée d’Amiens durant quelques semaines en 1926, Pierre Brossolette plonge dans le journalisme ; s’il écarte la perspective d’une flatteuse collaboration au Journal des débats qu’il juge trop conservateur, il multiplie les contributions à des périodiques du centre et de gauche en stakhanoviste de la plume, écrivant parfois plusieurs articles d’affilée dans la même journée pour diffé- rents journaux. Partisan résolu des vues de Briand sur la sécurité collective, il soutient les projets d’Union européenne et réfute les illusions du souverainisme. Il sert de « nègre » à plusieurs personnalités, écrivant des livres signés par d’autres et devient chef de cabinet d’un ministre modéré, tout en étant lui-même membre du Parti radi- cal, puis du Parti socialiste SFIO. Il prend une part importante à la création, en 1932, de l’hebdomadaire Marianne. Candidat malheureux dans l’Aube aux élections canto- nales, puis aux législatives de 1936, il collabore à la rédaction du Populaire, organe du parti socialiste. En 1936, il se voit confier par Léon Blum dont il est devenu proche, l’éditorial quotidien du journal sur les questions extérieures, ainsi que, chaque jour une chronique de sept minutes (comme pour sa leçon d’agrégation !) à Radio-PTT sur les mêmes sujets. Ces responsabilités font de lui une sorte de porte-parole offi- cieux du Front populaire. La lutte contre les régimes dictatoriaux devient, à ses yeux, une priorité vitale, tant il épouse le grand retournement qui, durant l’année 1938, conduit des pacifistes de naguère à prôner désormais une volonté de résistance à la menace totalitaire. Son hostilité résolue aux accords de Munich lui vaut d’être privé de sa tribune radiophonique. Pour faire vivre sa famille, il élargit son activité écrite : de même, durant l’année scolaire 1941-1942, il donne des cours de haut niveau au Collège Sévigné. Cette dualité du journalisme et de l’enseignement correspond à celle des deux personnages que, dans les Hommes de bonne volonté, Jules Romains érige en symboles du normalien : Pierre Brossolette est à la fois Jerphanion, le professeur saisi par le démon de la politique et Jallez, le journaliste et homme de lettres happé par la vie littéraire.

Mobilisé en 1939 comme officier de réserve, Pierre Brossolette montre beaucoup de bravoure en mai et en juin 1940 et reçoit la croix de guerre. Rendu à la vie civile, il rejoint le réseau du Musée de l’Homme, premier réseau organisé de résistance, dont il rédige les publications. Puis il entre en contact avec le colonel Rémy, organisateur de la Confrérie Notre-Dame, qui lui confie la responsabilité de la presse et de la propa- gande. La qualité de ses rapports sur l’état de l’opinion publique et sur la situation des forces politiques attire l’attention des services de la France libre qui décident de le faire venir à Londres. Il y multiplie les formes d’action : articles, conférences et inter- ventions à la BBC étayent le procès de Vichy et de la collaboration d’appels à l’union derrière de Gaulle et de propositions de reconstruction pour un après-guerre diffé- rent. Parallèlement à ce travail d’information et de propagande, il effectue plusieurs missions clandestines en France et, durant l’hiver 1943, il se consacre à la coordina- tion politique des mouvements de résistance de la zone Nord. C’est alors qu’il entre en conflit avec Jean Moulin à propos du rôle des partis : Moulin veut les faire entrer en tant qu’institutions au sein des organes de la résistance tandis que Brossolette souhaite une unification plus poussée. Cette divergence, que les biographes de Jean Moulin accentueront volontiers, va de pair avec des tempéraments très différents : au préfet soucieux de gestion administrative que Moulin ne cesse d’être s’oppose un Brossolette intellectuel visionnaire et souvent lyrique.

C’est à son talent littéraire que Brossolette doit une part du prestige et de l’ascen- dant qu’il exerce sur la France libre. Ses interventions à la BBC sont des modèles d’éloquence radiophonique, adaptant les ressources de la rhétorique classique à la nécessité de formes brèves et incisives. Le 22 septembre 1942, il prononce la plus fameuse de ces allocutions : appelant au rassemblement, anticipant dans une vision singulièrement prémonitoire d’un Paris libéré la descente triomphale des Champs- Elysées, maniant en virtuose l’art de l’accumulation, des parallélismes et du crescendo, il conclut en exaltant les simples soldats de l’armée des ombres, les « soutiers de la gloire » dans une envolée particulièrement inspirée, sorte de version déclamée du Chant des partisans. L’éloquence se met au service de l’analyse lorsque la fidélité de Brossolette au général de Gaulle, si elle est résolue, n’a rien d’inconditionnel ; elle n’anesthésie jamais l’esprit critique. À preuve l’inoubliable « lettre au Général de Gaulle » du 2 novembre 1942 : avec déférence, Pierre Brossolette déplore la solitude hautaine dans laquelle le refus du débat et le mépris de la contradiction enferment le Général, trop attentif aux flatteurs et aux courtisans. Texte fondateur de toute psychologie du chef de la France libre, cette lettre ne décrit pas seulement un carac- tère ; elle anticipe bien des comportements futurs du Général dont elle fournit, par avance, des éléments d’interprétation. Le destinataire de cette humble remontrance ne pouvait l’agréer, fût-elle formulée en termes mesurés. De là sans doute la désin- volture (« Si vous tenez absolument à aller au casse-pipe, allez-y » dit-il) avec laquelle de Gaulle autorise Pierre Brossolette à revenir en France occupée pour une nouvelle mission de liaison. Celle-ci sera fatale. Arrêté en Bretagne dans un contrôle de routine le 3 février 1944, Pierre Brossolette est identifié un mois plus tard. Transféré à Paris, il est torturé plusieurs jours durant. Le 22 mars, dans un sacrifice sublime, il se jette par la fenêtre pour ne pas prendre le risque de finir par céder à de nouvelles tortures et meurt de ses blessures dans la soirée, sans avoir parlé.

Eût-il survécu, son rôle dans la France de l’après-guerre aurait sans doute été de premier plan. À la Libération il est célébré comme une figure majeure de la Résistance. Dans les années soixante le culte gaulliste de Jean Moulin entraîne une éclipse partielle de la gloire de Pierre Brossolette, mais les travaux de nouvelles géné- rations de chercheurs ont, pour une part, corrigé ce déséquilibre et remis en lumière l’éblouissante personnalité d’un héros qui a écrit, avec sa plume et avec son sang, les plus belles pages de l’épopée de la Résistance.

Jean-Thomas NORDMANN (1966 l)