CABANNES Henri - 1942 s

CABANNES (Henri), né le 21 janvier 1923 à Montpellier (Hérault), décédé à Saint-Cyr-sur-Mer (Var), le 30 mai 2016.– Promotion de 1942 s.


Henri Cabannes est né dans une famille d’universitaires . Son père Jean Cabannes (1906 s), professeur de physique à la faculté des sciences de Paris, étudia la lumière du ciel nocturne ; il fut membre de l’Académie des sciences et son nom fut donné à l’un des cratères situés sur la face cachée de la Lune . Son grand-père maternel Eugène Fabry, professeur de mathématiques à la faculté des sciences de Montpellier, fut correspondant de l’Académie des sciences .

Henri Cabannes fit ses études au lycée de Montpellier, au lycée Henri-IV à Paris, au lycée Perrier à Marseille, et au lycée Saint-Louis à Paris . Il fut bachelier à la fin du mois de juillet 1940, alors que la France était depuis deux mois, et pour plusieurs mois encore, en pleine désorganisation . Au Concours général il obtint un prix en mathématiques et un accessit en physique . En 1942, il fut reçu à l’École normale .

Du 15 au 23 juillet 1942 il accompagna son camarade israélite Jean-Claude Pecker, qui se cachait dans la forêt de Saint-Germain, échappant ainsi à la rafle du vélodrome d’Hiver . Au mois de juin 1943, il décida d’interrompre ses études pour rejoindre l’Angleterre ou l’Afrique du Nord, afin de participer à la libération de la France . À la fin du mois de septembre, accompagné de son père, il alla voir Georges Bruhat (1906 s), directeur-adjoint de l’École normale, pour l’informer de son départ . Georges Bruhat lui souhaita bonne chance, et ils ne se revirent jamais : Georges Bruhat mourut en déportation .

Parti de Paris le 5 octobre 1943, Henri Cabannes traversa clandestinement les Pyrénées avec huit autres jeunes Français ; ils marchèrent durant trois nuits . Cette traversée, excessivement difficile, fut marquée par la mort par épuisement de l’un des camarades d’évasion et par l’abandon de deux autres ; partis à neuf, ils arri- vèrent à six . Henri Cabannes fut emprisonné à Barbastro, puis à Saragosse, et interné au camp de concentration de Miranda, d’où il fut libéré le 25 décembre . Le 31 décembre, il arrivait à Casablanca, 88 jours après son départ de Paris . Engagé dans l’Armée de l’Air, il fut envoyé à Alger pour y être nommé sous-lieutenant, comme les six élèves de l’École normale évadés de France . Il suivit d’abord au Maroc à Marrakech, ensuite en Grande-Bretagne dans divers centres, une instruction puis un entraîne- ment de navigateur dans l’un des deux groupes de bombardiers lourds de la France libre . L’Allemagne ayant capitulé le 8 mai 1945, il ne participa pas aux combats mais seulement à l’occupation aérienne de l’Allemagne et au défilé de la victoire le 18 juin 1945 . Démobilisé le 21 octobre 1945, il retourna à l’École normale . Il a raconté son odyssée sur son site Internet http://henri.cabannes.free.fr dont on ne saurait trop recommander la lecture très intéressante . Outre le récit, qui figure en vingt-cinq langues, le site propose un message aux jeunes Européens . On y comprend que malgré son engagement contre le régime nazi et les épreuves qui en résultèrent, Henri Cabannes n’entretenait pas de rancœur vis-à-vis de l’Allemagne et se tournait résolument vers l’avenir représenté par l’Europe unie .

Henri Cabannes fut toujours un homme pressé . Durant son séjour dans l’Armée de l’Air, il avait rédigé son premier article, qui fut publié dans la Revue scientifique . Le 24 octobre 1945, trois jours après sa démobilisation, il termina sa licence en passant le certificat de mécanique rationnelle . Au mois de décembre de la même année, il soutint un diplôme d’études supérieures de mathématiques, qui fit l’objet de sa seconde publication . Au mois de juin 1946, il fut reçu quatrième à l’agrégation de mathématiques, et quitta l’École normale après seulement deux années de scolarité . Voulait-il ainsi compenser, en devenant archicube très vite, le fait qu’il n’avait pas été cube ?

Entré au CNRS au mois d’octobre 1946, Henri Cabannes renonça à étudier la théorie des nombres, objet de ses deux premières publications, et décida de préparer une thèse de mécanique des fluides sous la direction de Joseph Pérès (1908 s) . Cette décision fut la conséquence de son passage dans l’Armée de l’Air, qui lui avait permis d’observer les progrès réalisés pendant la guerre dans l’aviation et l’aéronautique . Au mois de septembre 1944, il avait vu les bombes volantes V1 s’écraser sur Londres, et entendu les explosions des V2, ancêtres des fusées qui permirent le débarquement sur la Lune en 1969 . Dès le début de l’année 1945, les Allemands avaient utilisé, contre les bombardiers alliés, les premiers avions à réaction, et l’on parlait déjà de la possibi- lité de voler à des vitesses supersoniques .

Joseph Pérès lui expliqua que les recherches françaises en mécanique des fluides en étaient restées depuis 1939 à l’étude des fluides incompressibles, ce qui était devenu insuffisant puisque les premiers avions à réaction volaient à des vitesses non-négligeables devant la vitesse du son, rendant nécessaire la prise en compte de la compressibilité de l’air . Il lui conseilla de dépouiller les travaux allemands sur la question et de trouver ainsi un sujet de thèse . Suivant ce conseil fort judicieux, Henri Cabannes soutint en 1950 une thèse ayant pour titre : « Écoulements trans- soniques et ondes de choc » devant un jury formé des professeurs Villat (1899 s), Pérès et Valiron (1905 s) . À la suite de cette thèse et des travaux qui succédèrent, il fut invité à écrire le chapitre sur les ondes de choc dans le « Handbuch der Physik », appelé aussi « Encyclopedia of Physics » . Il fut le seul mécanicien français invité à participer à cette œuvre monumentale en 56 volumes .

En 1949, Henri Cabannes fut chargé des fonctions de maître de conférences de mathématiques à la faculté des sciences de Marseille . En 1952, il devint, toujours à la faculté des sciences de Marseille, professeur de mécanique rationnelle, jusqu’en 1960 . Il fut alors nommé professeur de mécanique générale à la faculté des sciences de l’université de Paris, puis à l’université Pierre-et-Marie-Curie en 1969 . Il occupa cette dernière fonction jusqu’à sa retraite en 1990 . Notons qu’une grande partie des recherches d’Henri Cabannes en mécanique des fluides fut faite en collaboration, pendant dix-sept ans, avec l’Office national d’études et recherches aérospatiales .

Il fut invité à deux reprises aux États-Unis, où il découvrit les premiers travaux de magnétohydrodynamique : étude des mouvements d’un fluide conducteur d’élec- tricité, sous l’influence d’un champ électromagnétique . Ces études suscitaient de grands espoirs, et il consacra de nombreuses années à en étudier l’aspect théorique . Il voulut ensuite apprendre la théorie cinétique des gaz . À cette fin, il décida de propo- ser à quelques très bons élèves des sujets de thèse sur ce sujet, dont Boltzmann avait établi les fondements en 1872 en proposant l’équation fondamentale qui porte son nom . De nombreuses versions simplifiées de cette équation furent construites, en particulier les équations cinétiques discrètes et le modèle semi-continu de l’équation de Boltzmann . Plusieurs années après sa retraite, Henri Cabannes travaillait encore sur ces modèles et obtenait des résultats . En 1998, il publia la démonstration d’une conjecture sur les solutions éternelles et positives pour un modèle semi-continu . En 2003, à 80 ans, avec Li-Shi Luo, il démontra un théorème pour un modèle discret qui avait été énoncé par Harris en 1967, mais dont la démonstration était fausse . Harris, qui cherchait à corriger sa démonstration depuis 36 ans, en fut émerveillé !

À partir de 1975 et pendant 20 ans, Henri Cabannes s’intéressa aux mouve- ments des cordes vibrantes en présence d’obstacles . Si l’étude des cordes vibrantes remonte au xviiie siècle et les premiers résultats furent obtenus par Fourier dès 1807, la première étude de vibrations en présence d’obstacles est due à Amerio et remonte seulement à 1975 . À la suite de ses travaux, Henri Cabannes établit des formules rela- tives à certains mouvements de cordes vibrantes en présence d’obstacles, qui furent l’objet d’animations placées sur Internet et qu’il présenta dans divers pays : États- Unis, Allemagne, Russie, Chine, Asie centrale et Roumanie .

Il ressort de ce qui précède que l’activité scientifique d’Henri Cabannes s’étala sur la totalité de sa vie, sa retraite n’y ayant nullement mis un terme .

Henri Cabannes fut le premier directeur du Laboratoire de mécanique théorique de l’université Pierre-et-Marie-Curie, laboratoire associé au CNRS . Il fut pendant huit ans membre du Comité national de la recherche scientifique, et pendant dix-neuf ans membre du Conseil consultatif des Universités et des organismes qui lui ont succédé . Il fut également membre ou président de plusieurs Comités organisateurs de congrès internationaux, organisant ou co-organisant ainsi huit congrès ou colloques, trois en France et cinq à l’étranger . Ses travaux furent reconnus par deux prix internationaux décernés l’un par l’Académie des Lincei à Rome, l’autre par la Fondation Alexander von Humboldt à Bonn . Il fut élu membre de l’Académie des sciences en 1991 .

Henri Cabannes eut toujours plaisir à enseigner . Son cours de mécanique géné- rale édité par Dunod fut traduit en espagnol et en anglais . Ses deux cours présentés à Berkeley : « Theoretical Magnetofluid dynamics » en 1968, et « The Discrete Boltzmann Equation » en 1980, furent publiés, le premier aux éditions Academic Press, le second par l’université de Californie . En outre plusieurs de ses cours ont donné lieu à des éditions polycopiées : cours faits à Marseille, à Paris et à l’École polytechnique, où il fut maître de conférences pendant seize ans .

Henri Cabannes eut quelques très bons élèves . Tous se souviennent de sa vivacité, de son enthousiasme et de sa curiosité pour les phénomènes scientifiques nouveaux, y compris dans le domaine de l’informatique . Plusieurs virent leurs travaux récompen- sés par un prix de l’Académie des sciences, et l’un d’eux, Évariste Sanchez-Palencia, après avoir obtenu un grand prix de l’Académie des sciences, en est devenu membre en 2001, puis rédacteur en chef de la série Mécanique des comptes-rendus de l’Académie .

En 2004, sur proposition de Pierre Messmer, Henri Cabannes fut nommé cheva- lier de la Légion d’honneur par Jacques Chirac .

En conclusion de cette évocation du parcours scientifique et professionnel d’Henri Cabannes, nous voudrions mentionner deux anecdotes révélatrices de deux traits de son caractère : le courage et la curiosité d’esprit .

La première qualité se révéla tout entière à l’un de nous dans la réponse qu’il lui fit, alors qu’assez naïvement, nous lui exprimions notre admiration devant son mépris des dangers encourus lors de son aventure de 1943-1945 . C’est que parmi les personnes qui tentaient ce genre d’aventure, une sur deux en moyenne finissait en camp de concentration . Henri Cabannes sourit et dit avec une grande simplicité : « Mais vous n’y êtes pas du tout . On ne raisonnait pas du tout comme ça . La France libre était une épopée extraordinaire, et il ne fallait pas laisser passer l’occasion de pouvoir y partici- per . Des épopées comme celle-là, il n’y en a pas plus d’une par siècle ! »

Un jour, il nous raconta son séjour à l’université Laval à Québec, de septembre 1956 à juin 1957 . Ce séjour fut pour lui l’occasion de découvrir les ordinateurs . Il fut fasciné par un des tout premiers ordinateurs IBM, machine immense occu- pant plusieurs dizaines de mètres carrés et sur laquelle scintillaient des centaines de lampes . Cet ordinateur pouvait intégrer numériquement un système de deux ou trois équations différentielles, ce qui paraissait prodigieux à une époque où le gouverne- ment français, ayant fait faire une étude sur ces nouvelles machines, conclut que la France en aurait besoin d’au moins cinquante ! Ce séjour éveilla la curiosité et l’inté- rêt d’Henri Cabannes pour les ordinateurs, intérêt qui s’étendit ensuite à l’ensemble de la technologie numérique et informatique .

En 1948, Henri Cabannes épousa une camarade de promotion, Madeleine Lebon . Ils eurent ensemble cinq enfants . La naissance en 1951 de leur fils trisomique Jean-Paul fut un drame auquel ils firent face courageusement . Madeleine consacra toute sa vie aux enfants et aux adultes handicapés, en particulier en s’impliquant très activement dans la réalisation de plusieurs établissements spécialisés .

Henri Cabannes perdit son épouse le 27 février 2005, puis son fils trisomique 41 jours plus tard . La notice nécrologique de Madeleine est parue dans le recueil de notices de 2006 . Décédé le 30 mai 2016, il est allé les rejoindre tous deux dans la paix au cimetière de Saint-Cyr-sur-Mer, dans le Var .

Renée FLANDRIN GATIGNOL (1959 S) et Jean-Baptiste LEBLOND (1976 s)