CAHEN Jacques Gabriel - 1927 l

CAHEN (Jacques Gabriel), né le 8 avril 1906 à Paris, décédé le 19 juillet 1944 à Châtillon-d’Azergues (Rhône). – Promotion de 1927 l.


Le père de Jacques était « fabricant de bijouterie » . Il avait repris la boutique-atelier de son propre père, sise dans le IIe arrondissement de Paris . On y fabriquait surtout des bourses en mailles de fil d’argent, à la mode à l’époque . Une de ses tantes était sévrienne, agrégée de mathématiques (promotion 1894) .

Il était cousin germain de ma mère, et très proche d’elle, si bien qu’une partie de ce qui va suivre m’a été suggéré par mes souvenirs d’enfance et d’adolescence .

Jacques entre à l’École, en 1927, venant de la khâgne du lycée Louis-le-Grand . Dans sa promotion trois jeunes filles, et dans la suivante la philosophe Simone Weil . Une sympathique camaraderie règne entre ces étudiants . Pendant ses années d’étudiant, il fait la connaissance de Maurice Schumann, dont il eut la surprise de reconnaître la voix dans l’émission Honneur et Patrie diffusée par la BBC à partir de juillet 1940 .

Il rencontre à cette époque une agrégative de lettres, Lucienne Cervière, avec qui il se marie en 1931 . À cette date, les parents de Lucienne habitent à Sandillon, dans le Loiret .

Reçu à l’agrégation de grammaire en 1933, il est nommé professeur à Poitiers, puis à Orléans au lycée Pothier . Son épouse, déjà agrégée des lettres, obtient un poste dans la même ville . Le député est Jean Zay dont il partage les opinions .

En 1935, l’inspecteur d’académie d’Orléans signale que ces professeurs ont des « activités extraprofessionnelles », ce sont des « activités politiques déplacées » . En particulier Lucienne, avec quelques collègues, s’est jointe au Comité antifasciste d’Or- léans ; elle a distribué des tracts à la foire . L’inspecteur a fait observer à ces personnes que leur attitude inconsidérée nuit à la bonne renommée du lycée . Il écrit au ministre qu’il estime que ces professeurs du lycée de jeunes filles mériteraient d’être déplacées .

Mais, à la rentrée suivante (celle de 1936), le couple est muté à Paris, sur sa demande . C’est un avancement, et non pas une sanction . Jacques enseigne au lycée Buffon . Il est chargé de classes de sixième ; il sait amuser les enfants à l’étude de la grammaire latine et à la lecture des textes faciles destinés aux jeunes de leur âge . Il est très aimé de ses élèves . Mais, à la déclaration de guerre, en 1939, il est mobilisé, avec le grade d’aspirant .

À la rentrée 1940, après l’armistice, il revient au lycée Buffon . Pas pour longtemps, puisqu’il reçoit en octobre la note lui signifiant qu’il est admis au bénéfice (sic) du décret du 3 octobre 1940 . Il s’agit du statut des Juifs promulgué par le gouvernement de Vichy . Il est donc obligé de quitter l’enseignement public en décembre 1940 . Jacques continuera à travailler à la thèse sur le vocabulaire de Racine dont il avait le projet .

L’arrestation de mon père, le 20 août 1941, le décide à gagner la zone « non-occu- pée » . Il s’installe à Lyon . Son épouse enseigne au lycée de jeunes filles de Lyon .

Dans cette ville, il travaille à l’École universelle, établissement privé d’enseigne- ment par correspondance, où il coordonne les cours en disciplines littéraires .

Par ailleurs, il participait à un mouvement de Résistance . Pour toutes ces raisons, il avait pris une fausse identité : depuis 1943, il se faisait appeler Pierre Gonin ; seules, quelques personnes connaissaient son véritable nom ; il avait, bien sûr, de faux papiers .

Le 8 juin 1944, il fut arrêté dans la rue à la sortie des locaux de l’École univer- selle et interné au fort Montluc par la Gestapo . Là, les Allemands qui le gardaient ne le désignèrent jamais sous un autre nom que Gonin . Dans le local (un ancien réfectoire) où il était détenu se trouvaient quatre-vingts prisonniers, parmi lesquels deux professeurs d’Université : Émile Terroine, professeur de biologie à l’université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand, ainsi qu’à l’université de Lyon, et Mazel, professeur de médecine légale, tous deux emprisonnés parce qu’ils figuraient sur des listes de notables qui n’aimaient pas le nazisme . Pour leur plus grand nombre, les détenus de ce local étaient des « Patriotes » : gendarmes ou policiers trop lents à trou- ver ceux qu’ils étaient chargés d’arrêter ; un colonel en retraite, envoyé en prison aux lieu et place de ses deux fils résistants ; le receveur des postes des Brotteaux, Eugène Denis, qui sera fusillé en même temps que Jacques ; le directeur de la Régie des tabacs de Saône-et-Loire, polytechnicien, interné à Montluc pendant huit mois . Terroine a décrit les lieux : presque autant de lits que de prisonniers, ce qui était déjà un « luxe » par rapport à d’autres geôles du fort Montluc, un robinet pour 80, et une abondante vermine .

Dans une autre partie du fort se trouvait la baraque des Juifs, vidée périodique- ment vers Drancy, mais remplie à nouveau par des apports de plus en plus nombreux, jusqu’au 18 août, où tous ceux qui restaient furent fusillés à Bron .

Ses voisins de détention décrivent « Gonin » comme un être dont la noblesse du cœur égalait la vivacité de l’esprit . Il ressentait les souffrances inavouées de ses cama- rades, et en même temps se montrait spirituel, blagueur, gavroche, faisant rire aux moments les plus sombres par des anecdotes amusantes . On le plaisantait pour son exceptionnelle maladresse, on l’adorait pour sa simplicité et sa bonté .

Il avait dirigé l’organisation des conférences et causeries : plusieurs prisonniers incitèrent leurs camarades à parler, et les sujets les plus variés furent exposés . Chacun parlait de ce qu’il connaissait bien, et c’était souvent des choses de son métier : maro- quinerie, culture de la vigne, blanchisserie, divorce, mais aussi Égypte ancienne, cinéma, céramique, courses de taureaux . Ces conférences étaient fréquemment suivies de longues discussions, auxquelles le plus grand nombre participait .

Tous les matins, la porte s’ouvrait de bonne heure, et le feldwebel de service appe- lait des noms ; ceux qui étaient désignés ainsi allaient passer la journée dans les caves de la Gestapo, et rentraient meurtris après l’interrogatoire . Jacques Gabriel resta quarante jours sans jamais être interrogé . Cela l’inquiéta de plus en plus, et il eut le pressentiment que jamais il n’irait à l’interrogatoire, mais qu’il serait fusillé . À la fin de la nuit du 19 juillet, la porte s’ouvrit, on cria trois noms dont celui de Gonin . On leur demandait de venir « sans bagage » . Lorsque survenait un tel appel, les intéressés ne se faisaient aucune illusion : tous savaient ce que cela signifiait : le transport en pleine campagne, et l’exécution . En s’en allant, Jacques dit au préposé à la gamelle, qui le grondait souvent pour sa maladresse : « Tu vois, il est plus facile de mourir que de ne pas renverser sa soupe . »

Il fut emmené à Châtillon-d’Azergues, à quelque 25 km de Lyon, et fusillé parmi cinquante-deux otages . Les habitants, d’abord terrifiés par le bruit de la fusillade, procédèrent ensuite à l’inhumation au cimetière de Châtillon . Les assassins avaient repris la direction de Lyon, en chantant .

Jacques avait cru jusqu’au dernier moment que la Gestapo n’avait pas pu dévoiler sa véritable identité . Les perquisitions et visites qui ont eu lieu à l’École universelle semblent montrer le contraire . Il avait en effet un certificat de travail de l’École universelle au nom de Gonin, mais aucun employé de ce nom n’existait dans les registres de cette école car elle n’avait pas fait le nécessaire et, là, plusieurs personnes connaissaient ses deux identités .

Son épouse était partie pour Paris le 31 juillet, croyant que Jacques avait été trans- féré à Compiègne . Sa mère, qui était veuve et n’avait pas d’autre enfant, isolée à Lyon, est allée le 27 août trouver le professeur Mazel dès qu’elle a appris que celui-ci avait été libéré (départ des Allemands) . Comme elle lui avait dit qu’elle était simplement une amie de la famille, Mazel lui a appris la vérité sans trop de ménagements . Elle vécut quelques heures affreuses, absolument seule, et sans aucun secours humain, puis s’est suicidée au gardénal le 29 août . Elle est morte seule à l’hôpital, où l’avait fait transférer sa concierge, et fut enterrée à la fosse commune sous un nom d’emprunt . Des amis essayèrent de joindre la femme de Jacques Gabriel à Paris et chez sa mère dans le Loiret, mais elle ignora tous ces malheurs jusqu’à fin septembre, et dut alors se livrer à des démarches pénibles et compliquées .

Une lettre du ministère de l’Éducation nationale fut adressée à Jacques le 26 septembre 1944, destinée à l’informer qu’il était réintégré professeur de 5e au lycée Henri-IV . Cette lettre fut retournée à l’envoyeur avec la mention « parti sans laisser d’adresse » .

Les professeurs Mazel et Terroine, à qui Jacques Gabriel avait parlé de sa thèse, prirent l’engagement de la publier : elle constituait la base des conférences que celui- ci faisait à ses camarades .

Ce travail, qui était terminé dans ses parties essentielles, mais dans lequel certains développements annoncés n’avaient pas été traités, fut publié en 1946 grâce à une souscription à laquelle participèrent ses professeurs, de nombreux amis, et sa famille . Elle porte en épigraphe une citation du Figaro de 1941 : « L’aptitude à l’inactualité est le premier signe que toute vie de l’esprit relève plus ou moins de l’éternel . »

Andrée LANTZ MARGOLIN (1942 S)