CARCASSONNE Élie - 1912 l

CARCASSONNE (Élie), né le 14 octobre 1892 à Nîmes (Gard), décédé le 1er mai 1941 à Nice (Alpes-Maritimes). – Promotion de 1912 l.


Élie (et non Ély1) Carcassonne est issu d’une famille juive du Midi de la France, implantée depuis le xiiie siècle . Après avoir été admis par la Convention à l’état-civil, les juifs méridionaux choisissaient souvent le nom de la ville où ils résidaient2 . Un de ses aïeux, Isaac Carcassonne, avait acheté, avec Isaac Lisbonne, un terrain à Nîmes (chemin d’Alais) pour servir de cimetière à la communauté ; c’était en avril 1809 et auparavant, un carré était réservé au fond du cimetière Saint-Baudile, le prieur du couvent devant, depuis le xive siècle, recevoir, pour chaque inhumation, soit neuf sous d’argent soit une livre de poivre, à sa discrétion . C’est dire l’implantation locale de la famille : les parents d’Élie s’étaient mariés à Nîmes le 30 octobre 1889, avec pour témoin Joseph Milhaud (parent de Darius) . Son père Edmond, négociant, était né à Carpentras, fils de Josué, commis, et d’Ester, modiste ; sa mère Éva était née à Nîmes, fille d’Isaac Cavaillon et d’Eldeha Bernard . Il naquit au 1, rue des Petits- Souliers, dans le vieux Nîmes . La famille comptait aussi bien des juges au tribunal que des professeurs de médecine et des vignerons . Ses parents ouvrirent alors une succursale de la maison Cavaillon-Bernard à Cette [aujourd’hui Sète], et il y fit ses études secondaires, puis il prépara l’École à Montpellier . Il était dans la promotion de Jean Bélime, musicologue signant André Cœuroy, ainsi que de Charles Marix, tué à l’ennemi en 1916 3 : LUnivers israëlite signale les deux succès de Charles et d’Élie, dès le 19 août 1912 .

Il n’avait pas encore 20 ans et, comme il avait été reconnu inapte à porter les armes à Nîmes en 1912 (mais sa fiche mentionne tout de même : vacciné), cette exemption du service l’avait fait entrer à l’École un an avant ses camarades, tenus alors de satisfaire aux obligations militaires . Il partit en 1915 à Baltimore enseigner la littérature française à l’université Johns Hopkins . Le Journal de Cette signale cette nomination dans son édition du 17 août 1915 : « Notre jeune et estimé concitoyen M . Élie Carcassonne-Cavaillon va occuper la chaire de littérature française (langues romanes) . » En fait, elle doit correspondre à un poste de lecteur .

De retour en France, il est reçu à l’agrégation des Lettres en 1919 : 4e pour 9 postes . Il est alors nommé au lycée de Vendôme, mais il quitte très vite le pays de Ronsard pour celui de Malherbe, puisqu’il devient maître de conférences à l’université de Caen . Ses thèses soutenues, il obtient localement la chaire professorale, puis il passe à celle de Clermont-Ferrand . La suite, hélas, se laisse deviner : l’un des premiers exclus de l’Université par les décrets de Vichy dès octobre 1940, il finit par se cacher (ou être caché4) à Nice et il meurt au printemps suivant, « traqué par la faim et la maladie » .

Il laisse une œuvre considérable, à commencer par ses deux thèses, soutenues dès avril 1927 . La thèse principale, Montesquieu et le problème de la constitution française au xviiie siècle, fut imprimée dans la foulée par les Presses universitaires de France, et elle figure au catalogue des Slatkine Reprints depuis 1978 . Elle est consultable sur Gallica . Elle l’imposait comme le meilleur connaisseur du seigneur de la Brède et l’Association Guillaume Budé lui confia naturellement l’édition des Lettres persanes dans sa collection des « Textes français . » La thèse secondaire portait sur les inédits d’une vendéenne fort atypique, Mademoiselle de [la] Lézardière (1754-1835) . Elle était née Charlotte-Marie Pauline Robert, patronyme auquel un aïeul avait ajouté de Lézardière en faisant restaurer le château de la Proustière (près de Challans) . Elle y vécut, entourée de livres, et de 17 à 20 ans elle se consacra à la rédaction de la Théorie des loix politiques de la monarchie française, qu’elle avait rédigée en suivant la démarche de L’Esprit des Lois. Des livres, réunis au hasard dans la bibliothèque du château, étaient ses seuls guides . Elle ne put faire imprimer son ouvrage que vingt ans après, mais l’époque (1792) était bien peu favorable à l’ancien régime . Puis ce furent les guerres de Vendée : ses trois frères furent massacrés, le manoir confisqué, la bibliothèque brûlée et les survivants proscrits . Elle revint au moment du Concordat . Le Consulat (sans doute par l’intermédiaire de Cambacérès) permit la mise en vente de la première partie de sa Théorie, les huit volumes in-8° déjà prêts en 1792 (soit de Clovis à Philippe le Bel) . Elle ne put reconstituer la suite et n’écrivit plus jusqu’à sa mort . Il restait à éditer son Tableau des droits respectifs du monarque et des sujets (à propos du chancelier Maupeou, écrit en 1774) et son Essay sur le rétablissement possible de la constitution politique de la France (1778) . C’était une lectrice impéni- tente des remontrances des Parlements . Carcassonne, loin de l’admirer béatement, montre que les meilleurs moments de l’ouvrage sont un décalque de Montesquieu, et que son érudition est de seconde main . Il conclut : « Ne s’est-elle pas trompée sur sa vocation ? son génie puissant pour l’abstraction ne semble pas né pour l’histoire : son esprit est peu soucieux de circonscrire et de distinguer les temps . »

Il donna également à la collection Boivin « Connaissance des Lettres » un Fénelon qui arriva à la trente-cinquième édition : c’était l’époque où Les Aventures de Télémaque ne quittaient pas les programmes du secondaire . Et pour la collection des « Textes littéraires français » (chez Droz), son édition du voltairien Temple du goût est encore un modèle de précision, de culture et d’humour . Les rééditions parues après sa disparition témoignent, notamment sous la plume de René Jasisnki (1919*l), de ses qualités et déplorent sa perte prématurée .

Au début de ses années clermontoises, il dirigea la thèse d’une étudiante chinoise, correspondante pour la France du journal L’Impartial de Tien-tsin, soutenue en 1934 ; elle portait, non sur Montesquieu5, mais sur une forme de poésie chinoise alors dénommée Tse – désormais il faut écrire Ci – en honneur sous la dynastie Song (960-1279), savante et très codifiée, que Mao Zedong a pratiquée . L’auteur s’appe- lait à l’époque Agnès Ho et en 1990 – après son décès – un ouvrage d’elle parut (éd . Sharpe) sous le titre éloquent de Surviving the Storm, signé en écriture pinyin Chen Xuezhao ; dans l’introduction, Jeffrey C . Kinkley mentionne le professeur Carcassonne comme son directeur, et regrette de ne pouvoir apporter d’autres préci- sions . Puissent ces quelques lignes y remédier ! 6

Claude ROCHE (1957 s)
avec la collaboration de Patrice CAUDERLIER (1965 l)

Notes

  1. 1 .  Dans l’annuaire de l’École, son prénom est orthographié Ély jusqu’en 1989, quand sa promotion n’apparaît plus que dans le Supplément historique ; dès lors, la graphie Élie est retenue ; elle est conforme à tous les documents administratifs le concernant, sauf un, et à l’acte de naissance conservé à Nîmes comme à l’acte de décès (voir note 3) . De même, dans la notice que Marcel Bataillon a consacrée à Jean Pommier – comme Carcassonne, tous deux avaient été reçus au concours de 1912, mais Pommier et Bataillon n’avaient intégré l’École qu’à la rentrée 1913, une fois délivrés (croyaient-ils) de leurs devoirs militaires –, il est mentionné que « Ély Carcassonne avait montré à Pommier le chemin des études sur Ernest Renan » (annuaire de 1975) .

  2. 2 .  Ainsi en Béarn, le philosophe Léon Ollé-Laprune (1858 l) ; ainsi en Languedoc, le libret- tiste d’opéras Armand Lunel (1911 l), qui a fait revivre ce milieu dans ses romans .

  3. 3 .  Sa sœur, Thérèse Marix, dans un compte rendu donné à la Revue d’Histoire littéraire de la France (n° 2, 1968) d’un ouvrage que Jean Pommier consacrait à George Sand, résume ainsi la double piété qui animait l’auteur : « piété pour envers le maître qui occupa si souvent la pensée de l’auteur, piété pour le camarade mort victime de la seconde guerre, traqué par la faim et la maladie » . Un appel de note donne la clef de ces allusions : le maître c’est Renan, le camarade c’est Carcassonne (voir note 1) .

  4. 4 .  L’acte de décès, que nous a obligeamment communiqué la mairie de Nice, a été rédigé le 11 mai, pour un décès survenu le 1er . L’employé d’état-civil a estropié son patronyme (et celui de son père), et une main autre, sans doute l’adjoint délégué par le maire, a cru devoir piquer un renvoi honoraire à la mention professeur à la Faculté des Lettres. L’adresse du décès (10 rue Verdi) correspond à un immeuble à l’angle des rues Verdi et Gounod, et dans le voisinage immédiat, selon le recensement de 1936, résidaient plusieurs familles ashkenazes . Au troisième et dernier étage du 20 vivait, avec sa domestique, une Anglaise septuagénaire, dont le lieu de naissance (une ville universitaire du Kent) peut laisser supposer qu’elle avait connu Élie Carcassonne lors d’un de ses séjours outre-Atlantique . Au deuxième, un Lyonnais abritait, au recensement précédent, plusieurs amis de diverses nationalités européennes : ce seraient les deux meilleures pistes pour trouver le ou la Juste qui aura mis à sa disposition une cachette . Mais il ne reste sur place aucun souvenir pouvant aider à préciser les conditions du décès de notre camarade, certainement découvert inanimé dans le grenier où il était abrité . C’est seulement en décembre 1940 que le lycée de Nice (l’actuel lycée Masséna) révoqua les enseignants tombant sous le coup de ces décrets ; la faculté de Clermont-Ferrand avait obtempéré la première à la mise en application de cette législa- tion . En marge de l’acte figure au crayon la mention transport, qui permet de supposer que la communauté israélite de Nice a pris en charge ses obsèques .

  1. 5 .  Montesquieu fut un des premiers écrivains occidentaux à être traduit en chinois, et Carcassonne avait certainement commenté en chaire le chapitre 21 du livre 8 de L’Esprit des lois consacré à l’Empire du Milieu .
    Il s’appuie sur les rapports des missionnaires qui posent en principe de cet admirable gouvernement la crainte, l’honneur et la vertu (d’après le R . P . du Halde, « c’est le bâton qui gouverne la Chine »), et il conclut : « La Chine est un état despotique, dont le principe est la crainte . »

  2. 6 .  Élie Carcassonne avait écrit en conclusion de la préface de sa thèse secondaire : « L’exil, la ruine et l’oubli ont seuls récompensé chez Mlle de Lézardière la plus rare vertu ; mais ceux qui la connaissent encore, à travers les illusions que le temps dissipe et recrée, admirent dans son sacrifice une beauté qui ne périt pas . » (p . 38) Le professeur ignominieusement déchu de sa chaire clermontoise, si proche de Vichy, devait treize ans plus tard, proscrit et éloigné de ses livres, se remémorer cette phrase prémonitoire . Il ne peut figurer sur la stèle des morts pour la France à l’École, alors qu’il est visiblement mort à cause de la France.