CHAZEL François - 1958 l

CHAZEL (François), né le 10 décembre 1937 à Paris, décédé le 14 août 2022 à Saint-Agrève (Ardèche). – Promotion de 1958 l.


Dans l’ascendance de beaucoup de normaliens, l’insti- tuteur n’est pas loin . François Chazel pouvait en décliner au moins quatre : ses deux grands-parents paternels, sa grand’tante et son grand-oncle, avec une maison familiale à Saint-Agrève, sur le haut plateau non loin du Chambon-sur- Lignon en bonne terre calviniste . François y sera toujours très attaché . Son père Maurice Chazel, qui sera Inspecteur général de l’instruction publique, a brûlé les étapes . Né en 1900, il avait 17 ans quand lui incomba le dur devoir d’aller

chercher la dépouille de son père, tué à l’ennemi . En 1919, il est brillamment reçu au concours Ulm sciences . Agrégé de mathématiques, immédiatement affecté en classe préparatoire, il arrive assez vite à Paris, lycée Chaptal d’abord puis Louis-le-Grand . Il est de ces professeurs de taupe, très respectés et un peu craints, qui marquent leurs élèves et en envoient chaque année plus de dix à l’X, deux ou trois à Ulm .

De 1940 à 1945, Maurice Chazel est en Oflag . François, fils unique, et sa mère quittent Paris pour Charmes-sur-Rhône auprès de la grand-mère, directrice d’école . Le grand-oncle, instituteur retraité, n’est pas loin, qui remplace un peu le père absent . Revenu à Paris, François est élève au lycée Jacques-Decour jusqu’au baccalauréat et ensuite à Louis-le-Grand . Reçu en 1958, il suit la voie classique des littéraires qui le conduit à l’agrégation des lettres . Il obtient une année supplémentaire pendant laquelle il amorce sérieusement une conversion vers la sociologie .

Une explication partielle renvoie à son amitié avec Jean Stoetzel (1932 l), cofon- dateur de l’IFOP, titulaire à la Sorbonne d’une chaire de psychologie sociale qui penchait fortement du côté sociologique et qui est un des derniers grands mandarins . Pendant vingt ans, puissant de 1955 à 1969 et encore très influent jusqu’à sa retraite en 1979, il a géré les carrières d’une bonne partie des sociologues universitaires . Redouté par certains, en raison de sa parole sans ambages, ce catholique affirmé était presque paternel avec celles et ceux à qui il voulait du bien, dont François en bonne position . D’une belle écriture assez large et régulière, il lui arrivait d’adresser encouragement, conseil ou caveat .

François sociologue n’oubliera ni ne délaissera sa formation de littéraire . Il aime les textes des pères fondateurs de la sociologie, sait les décortiquer en portant atten- tion aux mots, aux inflexions de la phrase qui font penser à un sous-texte . Il se plaît à comparer deux écrits distants dans le temps d’un même auteur ou ceux de deux auteurs sur un même thème . Les articles consacrés à Max Weber depuis sa retraite et à fortiori la mise en opposition nuancée entre Durkheim et Weber manifestent une technicité dans le traitement des textes supérieure à celle de nombreux commentateurs .

À l’automne 1963, François, introduit par Stoetzel auprès de Talcott Parsons, part pour un an à Harvard et se familiarise avec celui qui était alors au faîte de son pres- tige dans les universités américaines . Dans Structure and Process in Modern Societies paru peu avant, il présentait une théorie générale fonctionnaliste, applicable aux quatre grands secteurs de l’activité humaine : économie, famille, politique, culture et symbolisme . Auprès de la majorité des sociologues français, teintés de marxisme simpliste, Parsons passait pour un conservateur et son fonctionnalisme une descrip- tion alambiquée de la société américaine . Des lectures apaisées viendront plus tard .

Chazel était décidé à produire vite une thèse de doctorat ès Lettres et Sciences humaines et il se consacra, avec une certaine révérence, à proposer une lecture appro- fondie de Parsons pendant ses trois années de détachement à la Fondation Thiers, où la qualité de pensionnaire avait encore tout son sens . Juste après, Raymond Boudon (1954 l), brièvement maître-assistant à Bordeaux, est appelé à la Sorbonne . Chazel lui succède ; promu professeur en 1974, il y reste jusqu’en 1990, date à laquelle il est élu à Paris-IV Sorbonne . Son passage à la retraite en 2006 ne sonnera pas la fin de son importante production .

Le titre de sa thèse de doctorat d’État achevée dès 1971, utilise l’expression polysémique de « théorie analytique » . Il faut l’entendre dans le sens aristotélicien de décomposition en éléments premiers d’une construction théorique ; à l’étage au-dessus on trouve un recours abondant à l’analogie, notamment pour traquer le pouvoir, toujours relationnel, à l’œuvre sous différentes formes dans tous les secteurs de la société . Le livre, publié chez Mouton, aurait dû être reçu davantage comme une bonne introduction à l’œuvre du dernier théoricien à ambition globalisante .

De la rencontre avec Pierre Birnbaum recruté là Bordeaux la même année que François Chazel naquit en 1971 un choix de textes, Sociologie politique (Armand Colin), vite appelé à devenir un petit classique, constamment réédité . Leur volume Théorie sociologique paru en 19755 ans la collection « Thémis » aux PUF, destinée aux étudiants de Sciences Po, eut moins de succès . Ces deux livres ont contribué à élargir l’horizon de politologues trop accrochés à l’entomologie électorale . Les trajec- toires des auteurs se sont ensuite éloignées mais non l’amitié .

Dans la période suivante, Chazel trouve sa vraie voie de sociologue de l’action collective pour opérer, dans l’étude des mobilisations sociales, une percée en dehors des descriptions où la chronologie est prise pour explication ou des constructions idéologiques volontiers loin des faits . On sait bien que plupart des contestations sont ou bien traitées dans une négociation ou bien vouées à l’échec : quelques- unes parviennent à déclencher une mobilisation qui aura surpassé deux difficultés : adouber un leader et avoir, au-delà des initiateurs et de leurs alliés immédiat, un vaste cercle de soutiens, allant s’élargissant . Le passage d’une action collective à une mobilisation sociale d’envergure nationale suppose le bon alignement, statistique- ment improbable, de plusieurs facteurs . Le passage à la Révolution est encore une autre affaire . Le petit livre décapant de Jean Baechler sur Les Phénomènes révolution- naires est présent à la mémoire de tous les sociologues français .

Chazel dispose d’une large culture, historique et sociologique, avec forte inclina- tion weberienne, c’est à dire compréhensive . D’où deux impératifs . Le sens que les acteurs donnent à leur action doit être respecté par le sociologue, ce qui interdit l’im- position externe d’une étiquette catégorielle . Deuxièmement, rejoignant notre ami Raymond Boudon, il tient qu’en sciences politiques comme en sociologie, il y a place, malgré Aristote, pour l’analyse scientifique du singulier, une fois abandonnées les théories globales sans prise sur le réel . Pour rendre compte de la genèse du singulier, il faut combiner des blocs partiels de liaisons bien établies entre quelques facteurs .

Dans un premier livre Action collective et mouvements sociaux (PUF, 1993), il passe en revue une variété d’études de cas, allant de la négociation syndicale aux mouve- ments messianiques ou millénaristes, et dégage en même temps les directions dans lesquelles des progrès récents ont été faits . Dix ans plus tard, avec Du pouvoir à la contestation (LGDJ, 2003) qui assemble huit de ses articles, on est en présence d’une sorte de « middle range theory » pour reprendre la formule heureuse de Robert Merton, célèbre sociologue de Columbia, François avait eu en 1964 plusieurs entretiens avec lui, notamment, m’a-t-il dit, sur les théories partielles ou locales . Le choix retenu est de partir du pouvoir se manifeste certes par des actions mais aussi par des capacités latentes . Ces dernières en appellent, pour dire bref, à du cognitif, disons à une base de légitimité admise, exception faite des dictatures policières . L’exercice du pouvoir repose sur une inégalité entretenue qui permet la contrainte . Chazel marque un point important en caractérisant la domination comme structurelle, inégalitaire et stable dans la durée, par opposition aux actions du pouvoir qui sont ponctuelles . Il va plus loin en montrant que domination et pouvoir se renforcent l’un l’autre, de façon plus ou moins circulaire . Le Herrschaft de Weber, terme qui évoque le rapport de seigneur à vassal, enveloppait ce que Chazel détaille avec plus de précision et surtout une analyse de la mise en œuvre . On est loin de la traduction américaine de Herrschaft par control.

Les chapitres suivants portent sur les mobilisations collectives . Un premier acquis, négatif mais utile, est de constater le manque de prise de l’individualisme méthodo- logique dans ce domaine . D’aucuns ont dit Boudon excellent pour les temps calmes . Force est de reconnaître l’importance de facteurs idéologiques, cognitifs et conta- gieux dans le surgissement d’identifications mobilisatrices, nouvelles ou réactivées . Le calcul coût-bénéfice individuel et la figure du flibustier disparaissent derrière ce que Chazel nomme les ajustements, assez proches du bricolage idéologique selon François Bourricaud dans son livre Individualisme institutionnel . Les derniers chapitres sont bienvenus . Ils se confrontent à la genèse de deux grands cas : la Révolution issue du serment du Jeu de paume et, plus original, l’effondrement inat- tendu de la RDA en 1989 .

Dans les années 2000, Chazel est revenu à Max Weber, en particulier à sa socio- logie du droit et à son essai d’histoire économique de l’Antiquité . Une collaboration féconde avec Jean-Pierre Grossein, mal aimé de l’EHESS, grand connaisseur de Weber et son meilleur traducteur en français, conduit à plusieurs articles érudits, orientés vers le dépassement d’une lecture figée des pères fondateurs .

À la Revue française de sociologie, François Chazel fut longtemps la voix écoutée du jugement à la fois ferme et bienveillant, puis le porteur de la mémoire . Chercheur scru- puleux, il fut un grand professeur . En témoigne le volume de Mélanges réunis en son honneur par Charles-Henri Cuin et Patrice Duran . Le titre Le travail sociologique et le sous-titre Du concept à l’analyse évoquent bien le cœur de son enseignement . Au lendemain de son décès, trois In memoriam ont paru, écrits par ses anciens étudiants Jean-Paul Callède, François Dubet et Patrice Duran, sociologues reconnus . Pour moi qui l’ai bien connu, ai souvent siégé avec lui, très longtemps à L’Année sociologique, mais n’ai pas été un intime, sa moustache devenue blanche et toujours abondante, sa parole volontiers discursive, sans précipitation, et son indépendance de pensée me suggèrent qu’il aurait pu dire, comme Georges Canguilhem (1924 l) recevant la médaille d’or du CNRS : « Mon œuvre est la trace de mon métier . »

La lignée de professeurs Chazel ne s’arrête pas avec lui ; son fils enseigne les mathématiques à des ingénieurs .

Jacques LAUTMAN (1955 l)