CREMMER Eugène - 1962 s

CREMMER (Eugène), né le 7 février 1942 à Paris, décédé le 30 octobre 2019 à Paris. – Promotion de 1962 s.


Eugène Cremmer (EC) est né en 1942 et a grandi dans le 17e arrondissement de Paris. Son père d’origine luxembour- geoise et sa mère originaire de la Marne tenaient une librairie en face de l’école du quartier. Sans attendre la fréquentation de cette dernière EC apprit à lire, il put vendre les journaux demandés et rendre la monnaie dès quatre ans. C’est sans doute fort de cette expérience qu’il géra toujours les partages d’additions entre collègues à la fin des repas au restaurant. Les conditions de vie étaient spartiates, il fallait aller cher-

cher le charbon pour le poêle... EC a longtemps vécu avec sa famille et est resté dans le même immeuble toute sa vie. Pendant les vacances scolaires il allait réguliè- rement en Champagne pouilleuse où il lui arrivait de garder des vaches. Plus tard ses vacances se limiteront à de brèves visites à sa famille en Bretagne. Il appréciait donc les congrès à l’étranger. Il reçut de son père la passion des collections et celle de l’accordéon. La passion des livres l’emportait sur la dernière autre passion de son père (le vélo) au point que lors des balades champêtres il semait toute la famille pour pouvoir poser son engin et poursuivre ses lectures.

Pendant les années 1950 le niveau socio-économique du nord de Paris était modeste et tous les élèves du quartier étaient plus ou moins obligatoirement orientés vers des sections techniques. Ce fut le cas pour EC qui a dû s’inscrire à l’école profes- sionnelle et apprendre un métier particulier, celui du bois. Plus tard il se décrira lui-même comme très peu doué pour les travaux manuels. Puis il a été repéré par un professeur de mathématiques lucide et dévoué, et après un baccalauréat tech- nique, celui très valorisé à l’époque sous le nom « mathématiques et techniques » qui deviendra bientôt « la série E », il est finalement entré à l’École normale supé- rieure en 1962 par la voie du concours mathématiques. C’était son deuxième essai et il renonça à des admissions dans d’autres grandes écoles pour pouvoir le tenter à nouveau et le réussir au lycée Chaptal.

De ses premières années à l’École normale nous savons peu de choses car EC y fut très discret : ni activité politique ou sociale notables ni participation au « pot». (Il suivit en plus de son cursus de physicien des cours de physique mathématique à l’Institut Henri Poincaré, en relativité générale et peut-être en mécanique statistique, et au Collège de France où enseignait André Lichnerowicz.). Eugène Cremmer a passé en 1965 son Diplôme d’études supérieures de mathématiques sous la direction de Mme Choquet-Bruhat (1943 S) puis, après avoir été reçu premier au Diplôme d’études supérieures, devenues « approfondies», de physique théorique en 1966, il a fait une thèse de troisième cycle à Orsay sous la direction de Michel Gourdin (1949 s). Pour sa thèse d’Etat, toujours avec Gourdin, EC a calculé les corrections radiatives à la production et à la désintégration de particules de spin 1 qui allaient être mesurées avec les anneaux de collision électron-positron.

Une révélation est tombée sur l’université d’Orsay pendant l’année académique 1968-1969 : celle des modèles dits alors duaux et maintenant appelés théories des cordes car les particules élémentaires ponctuelles y sont remplacées par des cordes infiniment minces. André Neveu (1965 s) et Joël Scherk (1965 s) ont donné un sens aux corrections au premier ordre de ces modèles apparemment divergents. C’est alors qu’EC s’est lancé sur la piste des diagrammes duaux aux ordres supérieurs de pertur- bation avec une série d’articles remarquables et d’une grande difficulté technique. Le premier fut écrit avec Neveu, les autres en 1971 et 1972 comme postdoc au CERN (Genève) où il a noué de nombreuses relations et collaboré en particulier avec Scherk. Rappelons que le CERN fut à cette époque un berceau important de la théorie des cordes, des groupes européens de différents pays y formèrent une masse critique.

À l’automne 1974 un petit groupe du Laboratoire de physique théorique et des hautes énergies d’Orsay a déménagé vers l’École normale supérieure. De retour en France, Eugène Cremmer en faisait partie. Il a alors travaillé avec Jean-Loup Gervais sur la formulation de la théorie des champs de cordes (objets étendus) comme une théorie d’une infinité de champs (de particules). EC, qui a majoritairement cosigné ses articles, a ensuite collaboré avec de nombreux collègues sur la supersymétrie, la supergravité et leurs applications aux cordes. Le préfixe super (fi de la modestie) réfère précisément dans le métier à des symétries qui échangent bosons (généralisant le photon ou l’hypothétique graviton) et fermions (généralisant l’électron, le proton, le neutron ou les quarks).

Le premier article de 1976 avec Scherk, est révolutionnaire : il introduit le nombre d’enlacement d’une dimension cyclique de l’espace par une corde fermée. [L’espace- temps du modèle des supercordes qui a 9+1 dimensions oblige à introduire six dimensions d’espace en plus des trois qu’on observe, mais si elles se referment sur elles-mêmes comme un segment le fait sur un petit cercle elles restent compatibles avec nos observations.] Cette idée d’enlacement sera fondamentale pour le modèle des cordes hétérotiques en 1985, pour la dualité T en 1986 et donc la symétrie miroir, et elle sera appliquée aux membranes par la suite. La proposition en 1977, toujours avec Scherk, d’une compactification spontanée des 6 dimensions supplémentaires constitue aussi un élément essentiel de la théorie des cordes modernes.

En 1978-1979, Scherk, le rédacteur et EC ont construit une supergravité maxi- male, à 10+1 dimensions. Ceci a permis de construire la supergravité SO(8) à 4 dimensions. Ce dernier travail a exhibé aussi des symétries de dualité surpre- nantes qui sont maintenant d’usage courant. Un premier exemple de ce type avait été découvert par Bruno Zumino, Scherk et Sergio Ferrara, qui deviendra aussi un collaborateur régulier d’EC. L’ensemble de ces travaux a valu à Eugène Cremmer la médaille d’argent du CNRS en 1983.

Une série d’articles d’EC avec différents collègues dont Ferrara et Costas Kounnas sur les équations phénoménologiques générales pour le cas de la supersymétrie mini- male à 4 dimensions fait aussi autorité.

À la fin du siècle les symétries de dualité ont été étendues avec Chris Pope, Hong Lu (qui parle toujours d’EC à ses étudiants de Beijing) et le rédacteur à des superdua- lités permettant de réécrire les équations du mouvement des supergravités comme une autodualité universelle de type Hodge. Les derniers articles d’Eugène Cremmer, avec Gervais, portent sur les groupes quantiques et la gravitation bidimensionnelle.

Tous ces travaux ont bien sûr conduit à de nombreuses invitations internationales mais progressivement EC les a toutes refusées (sans explication) en commençant par les plus lointaines pour rester à partir de 1987 inviteur plutôt qu’invité. Il a en particulier contribué comme ses collègues du laboratoire au développement rapide des échanges européens. EC dirigea le Laboratoire de physique théorique de l’ENS de 2002 à 2005. La sociologie de la physique théorique (concentrée au CNRS) fit qu’Eugène Cremmer n’enseigna qu’à des étudiants de recherche avancés, on peut le regretter.

Eugène Cremmer est mort d’une crise cardiaque après quelques années au cours desquelles ses déplacements devinrent plus pénibles au point de l’empêcher de venir à l’ENS, mais il garda jusqu’au bout son indépendance et son originalité. Quelques amis et collègues déjeunaient parfois avec lui dans sa nouvelle cantine de la rue de Saussure. Il était donc modeste et virtuose en physique mathématique, réservé et discret mais chaleureux une fois la glace rompue. Son œuvre ne fut possible que grâce au système d’enseignement de l’époque et à ses professeurs.

Quelques traits personnels :

  • –  Dans sa jeunesse EC allait tous les soirs au cinéma. Tous ses collègues, même Joël

    Koplik, qui partageait pourtant cette passion, faisaient confiance à son jugement

    et le consultaient avant de choisir leur programme.

  • –  EC était régulier comme une horloge, il arrivait au laboratoire et en partait

    toujours à la même heure. Un collègue hollandais, Peter van Nieuwenhuizen, « accro » au travail et très enthousiaste, a toutefois réussi à arrêter l’horloge lors d’une collaboration mémorable qui se poursuivit tard plusieurs nuits de suite.

  • –  À12h18,ECrassemblaittouslescollèguesdisponiblespourpartirdéjeunerafinde bénéficier de la meilleure table sans avoir trop à attendre. Ceci a fait dire à un visi- teur régulier, Guido Altarelli : « Si Eugène Cremmer disparaissait, vous mourriez tous de faim ! » Mais EC savait s’adapter et lors de la transformation de la cantine en self il en choisit une autre : le restaurant Les Bugnes alias « Chez Jean-Pierre ».

  • –  EC semblait désordonné mais l’ordre de ses papiers était crypté : nul n’a jamais compris comment il retrouvait, presque instantanément dans une des piles de documents qui encombraient son bureau, telle référence ou telle rédaction dont il se rappelait d’ailleurs toujours l’essentiel du contenu.

  • –  Jusqu’à ces dernières années Eugène, sans faire d’effort vestimentaire ou cosmé- tique particulier, est resté fascinant et cher au cœur de nombreux collègues du monde entier. Il écoutait, aidait sans compter y compris pour les tâches d’or- ganisation et vivait pour la Physique. EC était peu loquace malgré un humour aussi acéré que bienveillant. Il entretenait son énergie intérieure par la pratique d’une marche rapide très difficile à suivre qui était indissociable d’une profonde réflexion. Il pratiquait régulièrement marche et méditation dans le couloir du laboratoire, entre deux discussions.

    Je tiens à remercier Marc Serrero (1962 s), Michel Dubois-Violette (1963 s), Nicole Ribet, Nicolas Sourlas et tout particulièrement un frère d’Eugène Cremmer, Jean- Pierre, et Nolwenn une de ses nièces pour les informations qu’ils ont fournies.

    Bernard JULIA (1970 s)