CULIOLI Antoine - 1944 l

CULIOLI (Antoine), né le 4 septembre 1924 à Marseille (Bouches-du-Rhône), décédé le 9 février 2018 à Paris. – Promotion de 1944 l.


J’ai rencontré l’enseignement d’Antoine Culioli dès ma première année d’École, en 1961 . Jean Hyppolite (1925 l) était directeur . Philosophe réputé, traducteur et commentateur de Hegel, interlocuteur respecté de Sartre (1924 l) et Merleau-Ponty (1926 l), il s’inquiétait de l’avenir des normaliens « littéraires » . Étant donnée l’organisation des études, ceux-ci ne pouvaient pas ne pas prendre en compte l’agrégation qu’ils étaient appelés à préparer . Ce choix, nécessaire, ne lui paraissait pas suffisant . D’autres perspectives, pensait-ils, devaient leur être offertes le plus tôt possible . Parmi celles-ci, la linguistique paraissait spécialement prometteuse . Non seulement elle avait connu des développements spectaculaires, mais on pouvait espérer qu’elle établisse un « pont » entre disciplines littéraires et sciences formelles .

Dans cette vue, un séminaire d’initiation fut confié à Jean Fourquet (1919 l), germaniste et à Antoine Culioli, angliciste . Dans les faits, Fourquet, déjà âgé, assura une seule séance ; toutes les autres furent prises en charge par Culioli . Le public, exclusivement composé de normaliens, fluctua, mais il se constitua assez vite, parmi les élèves de 1re année, un noyau d’auditeurs permanents . J’en faisais partie . Si je réfléchis à partir de mon expérience présente, je crois pouvoir restituer le dessein que s’était fixé Culioli : plutôt que de faire part de résultats acquis, il souhaitait nous rendre conscients du foisonnement des recherches en cours ou parfois simplement amorcées . Il ne craignait pas de nous signaler des problèmes non encore résolus, tant théoriques que techniques ; le fait que le problème pût être posé lui paraissait aussi important qu’une éventuelle solution . C’est là que j’entendis parler pour la première fois d’une machine à écrire déclenchée par la parole ; la technique est aujourd’hui au point, elle ne l’était pas alors . C’est là aussi que j’entendis parler du traitement automatique des images et du traitement automatique des langues ; il est intéres- sant de se rappeler qu’en 1960, ils en étaient tous deux aux balbutiements . Culioli pouvait également s’interroger sur un détail : pourquoi, demanda-t-il un jour, dit-on « lire sur une affiche » mais pas « lire dans une affiche », alors qu’on dit « lire dans un livre » mais pas « sur un livre » et que certains admettent à la fois « lire dans le journal » et « lire sur le journal » ? La langue maternelle, la plus familière de toutes, se révélait aussi riche en énigmes que les langues anciennes .

Pour ma part, je fus enthousiasmé . Pour la première fois, durant cette première année d’École, j’eus le sentiment de ne pas continuer la khâgne par d’autres moyens . À ce propos, une anecdote : durant les vacances d’été, je pris sur moi d’écrire une lettre à Jean Prigent (1935 l) directeur-adjoint et responsable impérieux des études littéraires ; je lui demandai d’user de son pouvoir pour que le séminaire continue l’année suivante . Il me répondit aimablement . Je doute que mon initiative ait été de quelque utilité, mais je ne pense pas non plus qu’elle ait nui au sort de la linguistique à l’École . En tout cas, Culioli revint, seul responsable cette fois . Ainsi se fonda ce qui devint, sur plusieurs décennies, l’un des lieux de fonctionnement d’une science en devenir .

Bien entendu, une évolution se produisit . Peu à peu, dès la troisième année, je crois, le public se diversifia . Au noyau de normaliens de 1960, s’ajoutèrent des chercheurs extérieurs à l’établissement ou des normaliens qui avaient poursuivi leur carrière ailleurs . Mais surtout l’enseignement évolua . Sans nous faire part des détails, Culioli nous laissa entendre qu’il avait rompu avec André Martinet . Ce dernier représentait avec éclat le structuralisme de langue française, la netteté de ses conceptions était connue, comme était connu le tranchant avec lequel il les exprimait . Ayant donné de la phonologie structurale une version d’une particulière élégance, ayant rédigé un manuel d’initiation à la linguistique générale dont les mérites n’ont pas disparu avec le temps, il céda à la tentation de s’y enfermer, au prix d’étouffer dans l’œuf toute tentative de renouvellement . Culioli raisonnait en sens inverse : toute initiative nouvelle méritait d’être connue . Aussi jugea-t-il opportun de présenter, dès sa publi- cation, le livre pionnier de Noam Chomsky, Syntactic structures, alors qu’une lecture un peu attentive y décèle une machine de guerre dirigée contre le structuralisme . La rupture avec Martinet signifiait davantage qu’une querelle de personnes ; elle valait déclaration d’indépendance . Indépendance quant aux références : Culioli se sentait libre de les chercher partout où il pressentait la possibilité d’un développement créa- teur ; s’il fallait sortir de la linguistique pour aller vers la psychologie ou la logique formelle, il ne se l’interdirait pas au nom d’une prétendue « pureté » épistémolo- gique . Indépendance aussi quant à ses propres recherches : il les mènerait là où les langues le conduiraient .

La conséquence se fit sentir dans le séminaire . Sans renoncer à faire connaître les travaux d’autrui, Culioli jugea qu’il était temps d’exposer, au fur et à mesure de ses progrès, l’élaboration de sa propre doctrine . Ceux qui le suivirent dans cette voie ont eu la bonne fortune d’assister à un phénomène rare hors des sciences dures : la définition et la mise en œuvre d’un programme de recherches .

Il importe d’en indiquer quelques caractéristiques . La première concerne la diver- sité des langues . Tous les linguistes un peu sérieux la prennent en compte, mais pas nécessairement de la même manière . Si je considère par exemple l’école de Chomsky, au travers de ses multiples évolutions, la diversité des langues a toujours été seconde . Au premier rang, vient la recherche d’un modèle général du langage . La diversité des langues apparaît ensuite, l’ambition étant d’en rendre compte par des variations réglées au sein du modèle général . Le structuralisme de Roman Jakobson avait déjà développé une conception apparentée . Pour Culioli au contraire, la diversité des langues est première . Elle et elle seule doit permettre d’accéder, mais dans un second temps, à un modèle général ou plutôt à un ensemble de relations formelles, générali- sables à l’ensemble des langues .

À cette différence d’approche, répond une différence de méthode . Selon l’école de Chomsky, le linguiste commence par mettre en ordre les données brutes ; pour ce faire, il ne peut s’appuyer que sur une intuition qui lui permet de les répartir en « correctes » ou « incorrectes », quitte à vérifier cette intuition auprès d’autres obser- vateurs . Mais, chez un sujet parlant, ce type d’intuition n’est disponible que pour les langues qu’il connaît très bien : généralement sa langue maternelle . Une place centrale est ainsi accordée au native speaker, le « locuteur natif » . Le linguiste peut bien entendu travailler sur une langue étrangère mais dans ce cas, il devra recourir à un informateur « natif » et se fier à l’intuition de celui-ci . Le problème est déplacé d’un cran, mais il reste fondamentalement inchangé .

Or Culioli avait construit une tout autre théorie de la connaissance linguistique . Lui aussi admettait qu’au départ, le linguiste ne peut compter que sur ses propres forces . Mais celles-ci ne consistent pas en une intuition du correct/incorrect : elles s’accomplissent plutôt par une forme d’attention, pas très différente de l’attention flottante des psychanalystes freudiens . Cette attention relève, comme au vol, quelque donnée paradoxale : une asymétrie, une lacune dans la répartition, une apparente contradiction . J’ai déjà cité cet exemple, apparu précocement dans le séminaire : « lire sur une affiche » mais pas « lire dans une affiche » etc . Le linguiste doit commencer par collecter des étrangetés de ce genre dans la langue qu’il étudie : pour cela, il n’est pas nécessaire qu’il en soit « locuteur natif » « il peut arriver même qu’en ne la connaissant pas bien, il mette mieux au jour telle ou telle donnée révélatrice . Culioli le répétait : le linguiste n’a pas à être polyglotte . L’affirmation faisait sourire ceux qui connaissaient l’étendue, la diversité et la profondeur de sa propre polyglossie .

Au français qu’il parcourait sans cesse et dans tous les sens, il ajoutait l’anglais1 qu’il pratiquait au point d’étonner les anglophones de naissance, mais aussi, bien entendu, le corse ou plutôt les dialectes corses, les langues scandinaves et, à un degré moindre, la plupart des langues européennes . Néanmoins, on ne peut pas douter de sa conviction : moyennant une attention sans faille aux données, le linguiste est dispensé d’être polyglotte et, réciproquement, le polyglotte ne sera pas linguiste, pour peu qu’il se rende sourd aux langues qu’il manie en virtuose . Dans ces conditions, l’accès à la diversité des langues est rendu possible par un bon usage des descriptions . Toute la difficulté réside dans ce « bon usage » ce qui ramène à l’attention, seule capable de poser les « bonnes » questions .

Aussi ne percevait-on nulle contradiction à suivre un séminaire où l’on pouvait passer une année entière à étudier une seule phrase d’Alphonse Daudet, la première des Lettres de mon moulin : « Ce sont les lapins qui ont été étonnés », alors qu’une autre année porterait sur le géorgien, telle autre encore sur le tagalog, langue polyné- sienne que personne, ni Culioli ni ses auditeurs, ne pratiquait .

Une troisième caractéristique porte sur la distinction correct/incorrect et sur la distinction phrase/énoncé . Le chomskysme avait fait de la première la donnée syntaxique de fond : opposition bivalente entre phrases, qu’on devait pouvoir mani- puler expérimentalement jusqu’à isoler le facteur de variation minimal . La notion d’énoncé n’apparaissait pas . Un pas déterminant dans l’élaboration de la doctrine et de la méthode culiolienne a justement été accompli quand il est apparu que certaines phrases syntaxiquement correctes ne constituaient pas des énoncés bien formés . L’exemple initial fut tiré du français . Au moment où il entend un chien aboyer, personne ne dira « un chien aboie », mais plutôt, en situation : « il y a un chien qui aboie » ou « Tiens ! un chien aboie » . Dans le premier cas, la phrase est correcte, mais l’énoncé ne se cristallise pas . Il ne faut pas évoquer ici la différence entre langue écrite et langue parlée . Elle masque la vraie différence entre langue hors situation et langue en situation ; il est possible de faire se cristalliser des énoncés, tout en demeurant dans l’écriture ; l’art de l’écrivain consiste précisément en cela .

On peut poursuivre l’investigation . Il apparaîtra alors qu’ « un chien a aboyé tout à l’heure » se cristallise, de même « un chien vient d’aboyer chez le voisin » ; la diffi- culté ne tient donc pas à l’article indéfini seulement . Énumérer les facteurs qui permettent la cristallisation de l’énoncé amène à définir plus précisément ce que j’exprimais à l’instant, mais encore vaguement, par l’expression « en situation » .

Si une phrase correcte ne forme pas toujours un énoncé bien formé, il arrive aussi qu’un énoncé bien formé ne constitue pas une phrase correcte canonique . En voici un exemple, très connu des auditeurs du séminaire, tant il a été répété : « moi, le melon, j’aime ça » . Rendre compte avec précision d’une telle construction, ne pas se borner à la réserver à la langue parlée dite « familière », ne pas en faire la simple variante stylistique de « j’aime le melon », tout cela, loin d’appartenir aux marges, se situe au cœur du travail du linguiste . Il apparaîtra très vite que les approches syntaxiques pures ne suffisent pas ; des notions et des opérations nouvelles doivent être définies . Dans la généralité des langues, un segment peut ou non se cristalliser en énoncé, suivant le contexte . Sauf que le contexte n’est pas à comprendre comme on le fait trop souvent : ensemble de conditions extérieures à la langue qui influencent la langue . Bien au contraire, il faut s’en tenir au contexte de langue . Dans « il y a un chien qui aboie », la donnée décisive réside dans le fait que l’énoncé suit immédiate- ment l’événement qu’il décrit, au point d’en être quasiment simultané . Par rapport à cet événement, il est en position de « premier énoncé » : cela détermine sa situation de langue . Reconnaître les divers types de « premiers énoncés », en déterminer les conditions d’apparition et de cristallisation, généraliser à partir de là la notion de situation de langue, en venir à définir la situation comme un opérateur de langue, tout cela donna le point de départ d’un programme . Même le non-spécialiste peut en saisir l’originalité et la puissance, s’il fait l’effort de revenir sur sa propre pratique de sujet parlant . Après tout, une grande partie de notre activité langagière consiste à commenter en direct ce qui se passe sous nos yeux ou à se présenter comme témoin direct d’un événement passé ; or les « premiers énoncés » ne sont rien d’autre que de tels commentaires ou témoignages .

La quatrième caractéristique du programme tient à la relation au formel . Toute l’histoire de la linguistique du xxe siècle tourne autour de cette relation . Celle-ci n’a jamais réussi à se stabiliser d’une manière qui fasse l’unanimité et pourtant elle n’a jamais cessé de susciter des tentatives . Il faudrait en toute occasion s’interroger sur deux points :

  1. a)  Le formalisme adopté est-il une procédure d’exposition ou une procédure de découverte ?

  2. b)  Ce formalisme appartient-il à une version bien définie du formalisme logico-mathématique ?
    Sur le point (a) Culioli a toujours considéré que son approche devrait privilégier

les procédures de découvertes . Les symboles qu’il a définis, les opérations qui leur sont associées ne doivent pas seulement sténographier les propriétés de l’énoncé telles qu’une étude attentive les a mises au jour ; ils doivent d’abord orienter l’attention, une fois qu’elle a été éveillée par une étrangeté observée .

Pour cette raison, la réponse au point (b) est clairement négative . Admettons que souvent la mathématique et la logique aient inspiré la détermination de telle ou telle opération linguistique ; néanmoins, jamais cette opération ne reprend, sans le modifier, l’être formel qui en a été le point de départ . Les besoins de la linguistique l’emportent sur le respect dû au modèle-source . À ses débuts, la grammaire choms- kyenne s’appuya directement sur la logique mathématique pour évaluer l’analyse syntaxique dominante ; elle démontra que celle-ci se laissait ramener à un système de règles de réécriture . Puis, dans un second temps, elle en fit apparaître l’insuffisance au regard des données empiriques de l’anglais et définit, toujours en termes logico- mathématiques précis, un nouveau type de règles : les transformations . Il est vrai qu’au fil du temps, cette approche a été abandonnée, au point que, dans ses dernières versions, la linguistique chomskyenne entretient un rapport plus que lointain avec la logique mathématique . Il reste que durant une période significative, le formalisme appartint à un secteur bien défini de cette logique . Il n’en a jamais été ainsi chez Culioli ; il a pu trouver son inspiration chez Hilbert ou dans la logique polonaise, mais sans jamais chercher à en respecter toutes les exigences . Comme beaucoup d’autres avant lui et après lui, il a ainsi défini, pour la linguistique, un formalisme autonome .

Étant donné le corpus d’opérations dont il a conjecturé l’existence, un certain nombre d’axiomes doivent être posés : tous les éléments d’un énoncé résultent en droit d’un enchaînement d’opérations ; autrement dit, tous les éléments d’un énoncé sont, un par un, la trace d’une ou plusieurs opérations . En revanche, l’analyse peut requérir que soient restituées certaines opérations, alors que celles-ci ne laissent pas de traces situables dans l’énoncé, mais seulement dans son fonctionnement . On pourrait résumer l’ambition du programme ainsi : rendre compte, en termes d’opé- rations, de tout le fonctionnement d’un énoncé en situation, et seulement de son fonctionnement en situation . L’énoncé étant placé au centre de l’étude, la linguis- tique sera dite énonciative ; c’est à la notion de situation que doivent être rapportées les opérations linguistiquement pertinentes .

Claire, distincte et simple dans le détail, une telle doctrine se révéla complexe dans son ensemble . Comme le nota Jean-François Lyotard, l’entité unitaire, qu’on l’appelle « le langage » ou « la langue », cédait la place à une multiplicité d’énoncés, dont chacun pouvait et devait être analysé pour lui-même . Qu’il fût ainsi ramené à un enchaînement d’opérations dont la théorie avait déterminé le statut, certes ; mais jamais n’arrivait le moment où, comme chez les structuralistes ou les chomskyens, on pouvait envisager une synthèse totale appelée La grammaire du français ou La théorie syntaxique . Pour reprendre une expression de Lacan, la linguistique énon- ciative ne s’ordonne pas du Tout ; elle est « pastoute » . Cette conception s’est révélée déroutante pour ceux qui ne suivaient pas l’enseignement oral de Culioli . Celui-ci en avait conscience . Il en vint même à se demander si sa doctrine était transmissible . Ce doute ne l’inquiétait pas, mais le préparait aux difficultés qu’il ne manqua pas de rencontrer au sein de la linguistique internationale .

S’y ajoutèrent deux facteurs . L’un concerne la langue française comme langue de savoir ; il est de fait que celle-ci est devenue un frein à la diffusion des idées neuves . Culioli n’admit jamais cette situation, mais il en éprouva les effets . L’autre difficulté vint de l’organisation des universités en France . Après 1968, Edgar Faure sut agir en véritable politique : pour construire un système universitaire différent après la crise de Mai, il ne prit pas l’avis de l’Administration, mais s’adressa à des universitaires . Parmi ceux-ci, Culioli sut faire entendre sa conception, telle du moins que je l’ai comprise et adoptée : le meilleur moyen de transmettre des connaissances établies, c’est de créer des connaissances nouvelles . Telle avait été la logique de son séminaire de l’École ; ce fut aussi la logique de l’université Paris-VII, qu’il contribua à fonder et dans cette université, ce fut la logique du département de Recherches linguistiques, qu’il conçut, fonda et dirigea .

Les beaux jours ne durèrent pas, mais quelques acquis en demeurèrent . Le septen- nat de Valéry Giscard d’Estaing ouvrit un temps de tribulations pour les universités en général et pour Paris-VII en particulier . Il s’acheva sur une guerre ouverte, décla- rée par le ministère de tutelle . L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 mit fin à ces égarements . Mais Culioli en attendait davantage : on écouterait, espérait-il, ceux qui comme lui avaient, pendant des années, travaillé et réfléchi sur l’institution . Il n’en fut rien . Il constata avec peine que la relation entre transmission et recherche fut à nouveau pensée comme antinomique . Nous étions devenus collègues ; j’eus l’occa- sion de discuter avec lui de la situation ; je lui fis valoir mon propre point de vue . Je tenais et tiens toujours que ses conceptions en matière d’organisation souffraient d’une vulnérabilité systémique ; pour qu’elles fonctionnent parfaitement, il faut que règnent sans partage l’intelligence et l’honnêteté intellectuelle . Si d’aventure les acteurs manquent de l’une ou de l’autre, alors la belle machine s’enraye . Pour proté- ger l’essentiel, il valait mieux construire des institutions qui supportent de tomber entre des mains médiocres ou malhabiles, parce qu’un tel moment arrive toujours .

Je ne pense pas l’avoir convaincu, mais les faits m’ont donné raison . Je n’ai pas été étonné que les dernières années de Culioli aient été marquées par la déception et un sentiment d’ingratitude . Seul quelqu’un d’aussi confiant que lui pouvait espérer autre chose de la réalité universitaire . Heureusement, il sut se tourner vers d’autres lieux . Lors de ses obsèques, j’appris qu’il avait entrepris de traduire la Bible en corse . J’en fus heureux . L’angliciste qu’il était savait ce que la King James’ Version a accom- pli pour la langue anglaise ; le protestant qu’il avait été savait ce que Luther avait accompli pour la langue allemande . Une telle entreprise était de nature à sauver la langue corse des médiocrités particularistes qui en obèrent l’avenir . Il croyait donc en l’avenir . Peut-être a-t-il eu affaire, dans les Évangiles synoptiques, à la parabole du semeur . Celui-ci lance ses graines et elles tombent au hasard, sur un roc infertile, sur des épines, à la merci des oiseaux pillards . Mais les textes ne disent pas qu’il soit déçu . L’important est que le semeur ne déçoive pas . Antoine Culioli n’a déçu personne de ceux qui l’ont connu .

Jean-Claude MILNER (1961 l)

Note

1 . Souvenir personnel d’un collecteur de notices : lors de son oral d’anglais au concours de l’École (1965) l’examinateur Culioli lui soumit un sonnet, non de Shakespeare, mais de Conrad Aitken, auteur dont nul ne lui avait jamais parlé . Cinquante ans après, il échan- gea propos et carte de visite avec un visiteur écossais d’une exposition dans une salle d’archives : celui-ci s’appelait Leonard Aitken ; en lisant ce nom, il lui demanda s’il n’était pas parent avec le poète en question . La réponse fut : mon grand-oncle avait écrit des poèmes, mais je ne pensais pas qu’ils avaient dépassé le cercle familial...