DAVID Jacqueline (épouse WORMS DE ROMILLY) - 1933 l

DAVID (Jacqueline, épouse WORMS DE ROMILLY), née à Chartres (Eure-et-Loir) le 26 mars 1913, décédée à BoulogneBillancourt (Hauts-de-Seine) le 18 décembre 2010. – Promotion de 1933 l.


Jacqueline de Romilly nous a quittés le 18 décembre 2010, après une brève hospitalisation, et tous les hellénistes se sentent orphelins. Cette grande universitaire, éminente spécialiste de l’œuvre de Thucydide, « professeur dans l’âme » comme elle aimait à se définir elle-même, a formé des générations d’étudiants et s’est dépensée sans compter pour la cause des études classiques, de la langue et de la culture.


           
Elle naquit à Chartres le 26 mars 1913. Sa mère, Jeanne Malvoisin, était fille d’un professeur agrégé de lettres classiques, et son père, Maxime David, jeune normalien (1904 l), brillant agrégé de philosophie, nommé à Chartres pour son premier poste, préparait alors une thèse sur la notion d’aidôs. En octobre 1914, Maxime David meurt au champ d’honneur sur le front de la bataille de la Marne, laissant orpheline sa petite fille d’un an. Jacqueline ne connut donc pas son père et passa son enfance seule avec sa mère qui mena dès lors une carrière de femme de lettres sous le nom de Jeanne-Maxime David. Elle gardait de ses années d’enfance un souvenir lumineux que le public découvre aujourd’hui en lisant Jeanne, portrait de cette mère admirable. Elle fait ses études secondaires au lycée Molière à Paris, découvre la langue grecque alors que son enseignement s’ouvre aux jeunes filles et est bientôt la première lauréate récompensée au Concours général : au moment même où les jeunes filles sont pour la première fois autorisées à  concourir, elle obtient un premier prix de latin et un deuxième prix de grec, événement que la presse de Pierre Lazareff salua comme il convenait.

            En 1933 – elle a alors vingt ans – elle est reçue à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm dont le concours fut ouvert aux jeunes filles de 1926 à 1939. Elle y côtoie Pierre Amandry, Roger Caillois, André Chastel, Jean Defradas, Ernest Will… et commence à travailler sur Thucydide sous la direction de Paul Mazon et de Louis Bodin. En 1936 elle est admise à l’agrégation des lettres et peu après nommée au lycée de Bordeaux où elle enseigne tout en assurant des cours à l’université. Elle épouse en 1939 Michel Worms de Romilly. C’est la guerre et peu après l’armistice, elle est frappée par les lois racistes qui  interdisent aux juifs d’enseigner dans l’enseignement public. Elle se réfugie à Aix-en-Provence avec sa mère et sa belle-famille. Malgré les dangers et les difficultés de l’heure elle avance sa thèse sur Thucydide et l’impérialisme athénien, thèse qu’elle soutiendra en 1947. De retour à Paris après la guerre, elle est réintégrée dans l’Éducation nationale et nommée professeur de première supérieure à Versailles. Après la soutenance de sa thèse, Thucydide et l’impérialisme athénien. La pensée de l’historien et la genèse de l’œuvre publiée aux Éditions Les Belles Lettres elle est nommée professeur à l’université de Lille, puis, en 1957, à la Sorbonne dont elle dirigea le département d’études grecques, département dont elle sut préserver l’unité et l’harmonie dans la tourmente de 1968. Elle travaille activement à l’édition de Thucydide pour la Collection des Universités de France. Elle participe alors à de nombreux colloques ou congrès internationaux portant aussi bien sur Thucydide que sur les sophistes ou le théâtre grec. Elle noue des relations avec nombre de savants comme Alban Lesky, Arnaldo Momigliano, Bruno Snell, Ronald Syme, Karsten Högg ou Johannes T. Kakridis et acquiert bientôt une renommée internationale. En 1973, elle est la première femme élue au Collège de France où elle occupe jusqu’en 1984 la chaire intitulée « la Grèce et la formation de la pensée morale et politique ». De 1951 à 1960, elle est secrétaire générale de l’Association des études grecques qu’elle préside en 1962. En 1975, elle est la première femme élue à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Et, en 1980, elle succède à Fernand Robert comme président de l’Association Guillaume-Budé, charge qu’elle résigne en 1984 pour écrire en toute liberté un nouveau livre sur l’enseignement L’enseignement en détresse (Paris, Julliard, 1984). Son œuvre savante lui valut des marques d’estime et de respect : elle était liée, à l’étranger, à plusieurs Académies dont l’Académie royale des sciences et lettres de Danemark, la British Academy, l’Académie d’Athènes, l’Akademie der Wissenschaften de Vienne, la Bayerische Akademie der Wissenschaften, l’American Academy of Arts and Sciences et l’Académie d’Aix en Provence. Elle fut docteur honoris causa de nombreuses universités étrangères         – Oxford, Athènes, Dublin, Yale, Montréal et Heidelberg. Grand officier de la Légion d’honneur et grand croix de l’ordre national du Mérite, commandeur de l’ordre du Phénix en Grèce, cette grande amie de la Grèce reçut avec joie la nationalité grecque que les Hellènes lui offrirent en 1995.

            En 1988, elle est élue à l’Académie française. Elle participe activement aux travaux de la commission du dictionnaire de l’Académie et l’évolution de l’enseignement la conduit en 1992 à fonder en étroite collaboration avec Marc Fumaroli, une nouvelle Association, « Sauvegarde des enseignements littéraires » (SEL), qu’elle accompagne d’un nouveau manifeste Lettre aux parents sur les choix scolaires (Paris, de Fallois, 1994).

            À partir des années 90, le désir de faire découvrir à un public plus large les beautés de la littérature grecque, que l’institution scolaire tend à négliger, conduit Jacqueline de Romilly à écrire des ouvrages moins techniques, qui confrontent la culture grecque aux problèmes de notre temps : elle raconte alors Alcibiade ou les dangers de l’ambition (Paris, de Fallois, 1995), Hector (Paris, de Fallois, 1997) ou l’Orestie (2003) ; elle expose les Problèmes de la démocratie grecque (1975) ou montre La Grèce antique à la découverte de la liberté (1989) ou La Grèce antique contre la violence (2000). Et elle poursuit avec une énergie que l’âge laisse inentamée sa croisade en faveur de l’étude du grec et de la littérature grecque, publiant encore en 2000, en collaboration avec Jean-Pierre Vernant entre autres, Pour l’amour du grec (Paris, Bayard, 2000) ou, en 2008, en collaboration avec l’auteur de ces lignes les Petites leçons sur le Grec ancien (Paris, Stock, 2008).

            Malheureusement, dans les dernières années de sa vie, elle est devenue progressivement aveugle. Elle doit se faire lire ou enregistrer sur cassette les textes dont elle souhaite prendre connaissance ; elle doit dicter les articles ou ouvrages qu’elle prépare. Son exceptionnelle énergie lui permet encore de composer des nouvelles que publie son ami, l’éditeur Bernard de Fallois – Les roses de la solitude (2006), Le sourire innombrable (2008), Les révélations de la mémoire (2009). Son dernier ouvrage La grandeur de l’homme à l’époque de Périclès (Paris, de Fallois, 2010) est paru quelques mois seulement avant sa disparition.

            Jacqueline de Romilly nous laisse une œuvre considérable – plus de 50 ouvrages et près de 150 articles, sans compter les interventions et notes de circonstance – dont on trouve la bibliographie, pour l’essentiel, à la fin du recueil d’articles publié en 1995 aux Belles Lettres, Tragédies grecques au fil des ans, et après cette date dans les Annuaires du Collège de France. Nous nous bornerons ici aux publications les plus importantes.

            Jacqueline de Romilly restera d’abord comme l’un des grands exégètes de Thucydide. Son Thucydide et l’impérialisme athénien publié en 1951 marque un tournant dans l’histoire de la critique. Arnold W. Gomme, auteur d’un monumental commentaire de l’historien publié outre-Manche, ne s’y trompa point et salua l’ouvrage, dès sa parution, comme une contribution majeure à l’intelligence de Thucydide. Rompant avec les lectures antérieures qui s’attachaient principalement à l’analyse de la genèse de l’œuvre, elle établit l’unité d’inspiration d’un récit historique centré sur l’analyse de l’impérialisme athénien et de son évolution au cours de vingt-sept années de guerre, de Périclès à Alcibiade. En 1956, elle publie Histoire et Raison chez Thucydide, ouvrage nourri de ses échanges avec son maître Louis Bodin, où elle analyse les procédés du récit de la manière la plus éclairante qui soit : elle y décrit l’entrelacement subtil de faits et de paroles qui permet de déceler des relations intelligibles alors même que l’auteur se tient en retrait de sa narration; elle montre comment grâce à des reprises de mots, des échos précis avec les discours qui les précèdent, les récits de bataille prennent l’intelligibilité d’une épure ; ou comment le procédé sophistique des discours affrontés de l’antilogie permet de dégager les enjeux d’une situation politique. Au cours de ces mêmes années la parution régulière dans la Collection des Universités de France des volumes successifs de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse dont elle commença l’édition en 1953 (livre I), achève d’établir sa réputation scientifique en France comme à l’étranger : les livres VI et VII, préparés avec Louis Bodin, paraissent en 1955 ; le livre II en 1962 ; les livres IV et V en 1967 ; de même le livre III, préparé avec Raymond Weil comme le livre VIII, paru  en 1972. Ce travail d’érudition sur un texte qui reste problématique conjugue rigueur et clarté et force l’admiration. Jamais Jacqueline de Romilly n’a quitté Thucydide. Elle lui a consacré de nombreux articles : dix-neuf d’entre eux, s’étendant sur trente ans, ont été réunis en 2005 sous le titre L’invention de l’histoire politiquechez Thucydide dans un volume d’hommage publié aux Presses de l’École normale supérieure. En 1990, elle reprend et approfondit certaines de ses analyses dans La construction de la vérité chez Thucydide et son dernier livre sur La grandeur de l’homme au siècle de Périclès est encore plein de Thucydide.

            Cependant son œuvre scientifique ne se limite pas à Thucydide. Elle a consacré quatre ouvrages aux poètes tragiques : La crainte et l’angoisse dans le théâtre d’Eschyle (Paris, Belles Lettres, 1958), L’évolution du pathétique d’Eschyle à Euripide (Paris, Belles Lettres, 1961), Le temps dans la tragédie grecque (Paris, Vrin, 1971)  La modernité d’Euripide (Paris, PUF, 1986). Et deux recueils Tragédies grecques au fil des ans (Belles Lettres, 1995) et Rencontres avec la Grèce antique (de Fallois, 1995) regroupent des études sur la tragédie réparties sur plus de vingt années. Les titres mêmes éclairent l’orientation profonde des livres : Jacqueline de Romilly cherche d’abord à comprendre l’évolution de la tragédie grecque au cours du ve siècle, à comprendre « comment les œuvres reflètent et jalonnent une série de découvertes communes, et comment elles s’inscrivent dans des débats collectifs ou dans la poursuite d’intérêts nouveaux. Ces progrès se marquent au fil des ans, aussi bien dans le détail des mots que dans la psychologie ou dans la structure même des pièces. C’est pourquoi le procédé constant sera la comparaison, pourquoi Euripide sera, à chaque fois, rapproché de Sophocle pour en être mieux distingué… Pour apprécier la tragédie il faut parfois remonter à Homère ; pour apprécier l’apport de chacun il faut souvent rapprocher les œuvres tragiques soit de Thucydide, soit des sophistes, soit même de Platon. » (Tragédies grecques au fil des ans, p. 8). Elle souligne aussi le rapport entre la tragédie, l’actualité politique et l’évolution intellectuelle de l’Athènes contemporaine : « Les tragiques grecs avaient une façon propre d’introduire l’actualité, quelle qu’elle soit, dans leurs œuvres : ils la transposaient toujours en une réflexion générale, de portée universelle. C’est bien pour cela qu’ils multiplient les formules abstraites et les débats théoriques ; mais c’est aussi pour cela qu’ils incarnent ces idées dans des personnages qui deviennent des symboles humains, propres à revivre dans tous les temps et jusqu’à nous (ibid.). Des articles comme « Les Phéniciennes ou l’actualité dans la tragédie grecque » (1965), « L’assemblée du peuple dans l’Oreste d’Euripide » (1972), « Le thème de la liberté et l’évolution de la tragédie grecque » (1981) « Euripide et Prodicos » (1985) ou « La belle Hélène et l’évolution de la tragédie grecque » (1988) ou encore « L’actualité intellectuelle du ve siècle : le Philoctète de Sophocle » (1988) illustrent parfaitement ces préoccupations. Mais cette perspective n’est pas un système figé et l’interprète veille à ne jamais faire dire aux textes plus qu’ils ne disent.

            Toujours en quête du sens elle s’intéresse, à la suite de son collègue et ami Pierre Chantraine, au sens des mots, à la formation et à l’évolution des notions. Ainsi consacre-t-elle une étude brillante à la notion de nomos, mot qui désigne en grec la loi et la coutume, La loi dans la pensée grecque des origines à Aristote (Belles Lettres, 1971). L’étude part de l’apparition des lois écrites, analyse la critique de la notion par les sophistes et la restauration du rôle de la loi par Platon. En 1972, elle dédie à Pierre Chantraine un bel article sur « Les différents aspects de la concorde dans l’œuvre de Platon ». Son intérêt pour les sophistes – ces spécialistes de la langue ‑ n’a donc rien que de naturel. Il aboutit au livre publié en 1988 Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès, réhabilitation du mouvement de la première sophistique, livre qui a été précédé de plusieurs articles dont « Gorgias et le pouvoir de la poésie » paru en 1973 dans les Mélanges E.R. Dodds, « Les manies de Prodicos et la rigueur de la langue grecque » (1986) et de ses Jackson Lectures, Magic and Rhetoric in Ancient Greece (1975 ) où elle suit les efforts des rhéteurs et philosophes grecs pour domestiquer par la technè les pouvoirs magiques du verbe, à l’origine réservés à la seule poésie, d’inspiration divine. Ajoutons qu’elle a consacré plusieurs articles à Hérodote « La vengeance comme explication historique dans l’œuvre d’Hérodote » (1971), « La sophiè et la guerre dans l’œuvre d’Hérodote » (1983). Et mentionnons encore La douceur dans la pensée grecque (Belles Lettres, 1979), « Patience, mon cœur » : l’essor de la psychologie dans la littérature grecque classique (Belles Lettres, 1984). Dans toutes ces études la même méthode est en œuvre : des études de mots qui s’inscrivent dans une histoire des idées qu’elles illustrent de façon concrète. Et c’est en fait toute la littérature de l’Athènes classique, pour elle « la période la plus dense et la mieux jalonnée de l’histoire littéraire de l’humanité » qui constitue son terrain d’élection. Certains le lui ont reproché ! Mais centrer son travail sur les grandes œuvres classiques ne signifie nullement qu’on s’enferme dans un moment privilégié de perfection, dans une sorte de modèle unique, figé ; mais bien plutôt qu’on est sensible à l’immense effort de création qui fit qu’en un même temps tout se retrouve à Athènes, tout en part ou y converge. Athènes est alors le centre de la pensée. Et ce dans une période de l’histoire qui est tourmentée, souvent sombre. Certainement Jacqueline de Romilly a été sensible à l’effort acharné de la pensée grecque pour mettre la raison au-dessus des passions.

            Cette rigueur et ce savoir se traduisaient de façon saisissante dans ses cours que les étudiants suivaient avec enthousiasme. Servie par une voix dont la gravité musicale séduisait l’auditoire, elle avait le don rare de faire partager son intérêt pour les chefs d’œuvre de la littérature, d’éclairer une pensée complexe sans la trahir. Ses introductions à La tragédie grecque (PUF, 1970) ou à Homère (PUF, 1985), brèves synthèses qui sont des modèles du genre, peuvent restituer une part de ces qualités au lecteur. Elle évoque elle-même ce don du professeur dans les dernières lignes de son dernier livre : « J’ai transmis la beauté de ces textes, et je suis sensible, à la fin de ma vie, au fait que beaucoup de mes élèves d’alors, tant d’années après, y sont sensibles et en ont tiré quelque enthousiasme. » Ceux qui ont eu le privilège de travailler avec elle – je pense à Jacqueline Bordes qui prépara sous sa direction son beau livre sur Politeia, à Paul Demont dont elle guida les recherches sur L’idéal de tranquillité dans la Grèce archaïque et classique, à Dominique Arnould, Suzanne Saïd ou moi-même – ont tous été sensibles à la précision de ses relectures, à l’art avec lequel elle transformait nos développements confus en pages d’une clarté exemplaire, et à l’humour avec lequel elle savait faire accepter ses remarques. J’ajoute que cette grande intellectuelle a toujours fait preuve d’ouverture d’esprit, n’hésitant pas à envoyer ses élèves au séminaire de Jean-Pierre Vernant en un temps où la Sorbonne et l’EPHE relevaient d’écoles de pensée différentes.

            Cette générosité intellectuelle de Jacqueline de Romilly l’a conduite à se dépenser sans compter à partir des années 90 pour servir la cause du grec, des langues anciennes et plus largement des enseignements littéraires. Et il faut évoquer pour finir, l’ardeur indomptable avec laquelle elle a mené ce combat. Sans cesse à l’écoute des professeurs, ses jeunes collègues et souvent ses anciens étudiants, elle lisait – ou se faisait lire quand elle devint aveugle –, toutes les lettres qu’on lui adressait, y répondait elle-même, ne négligeait aucune information ou suggestion, multipliait avec un zèle inépuisable les interventions auprès des autorités, les conférences, les visites dans les établissements, mettant sa notoriété au service des humanités qu’elle servit jusqu’à la limite de ses forces. À nous aujourd’hui de garder en mémoire la voix enthousiaste de cette grande figure de l’hellénisme pour qu’elle nous guide sur les mêmes chemins.

 

Monique BOULMER-TRÉDÉ (1963 L)

 

 

            L’auteur de ces lignes, ancienne élève de Jacqueline de Romilly, regrette que l’on n’ait pas fait appel pour compléter cette notice à d’autres archicubes, susceptibles d’évoquer aussi bien la collaboration de J. de Romilly à la revue Diogène que son activité, comme académicienne, aux travaux du dictionnaire de l’Académie, ou encore ses essais littéraires.