FARCY Jean - 1819 l

FARCY (Jean, George), né le 20 novembre 1800 à Paris, décédé le 29 juillet 1830 à Paris. – Promotion de 1819 l.


En cette année du bicentenaire de l’ordonnance signée par Louis XVIII le 6 septembre 1822 portant suppression de l’École normale, il convient de saluer la mémoire de ce normalien dont le nom est gravé sur la colonne de Juillet, place de la Bastille : il termina en effet sa courte et prometteuse existence lors de la dernière journée des Trois Glorieuses . Beaucoup moins présent dans la mémoire des Parisiens que le polytechnicien Vaneau1, il n’était honoré que par une plaque à proximité du lieu de sa mort, survenue à l’angle de la rue de Rohan et de la rue de Montpensier ; le lieu a disparu lorsque l’avenue de l’Opéra fut percée .

Un an, jour pour jour, après son décès, son nom figurait en tête d’un pieux volume de Reliquiæ, son premier et dernier ouvrage, publié par le libraire Louis Hachette (de la même promotion que lui ; il avait tenu à ajouter sur la page de titre sa qualité d’An- cien élève de l’École normale) . L’épigraphe était extraite de ses Pensées. Il s’ouvrait par une longue préface de Sainte-Beuve, qui l’avait côtoyé au Globe. Cette préface (qu’il avait donnée un mois auparavant à la Revue des Deux Mondes) a été reprise en 1844 dans la première livraison des Portraits littéraires, avec de nombreuses adjonctions et des corrections . Mais elle semble omettre plusieurs détails importants, d’où cette notice . Le recueil reprenait treize poésies, des Pensées et des Mélanges (sept articles du Globe, sur Lamartine comme sur l’histoire des Croisades) . Il se terminait par ces vers d’[Auguste] Br[izeu]x en son hommage :

Ô toujours j’enviais, Farcy, de te connaître
Car toi, me connaissant, m’aurais aimé peut-être,
Pauvre cœur qui, d’une ombre, hélas, t’intimidais
Attentif à cacher l’or pur que tu gardais .

Le nom et le prénom figurent dans les éditions suivantes .

Des vers d’Antony Deschamps y sont adjoints dans la réédition de 1844 (ils s’étaient connus à Procida, dans leur Grand tour d’Italie) :

Que ne suis-je couché dans un tombeau profond
Percé comme Farcy d’une balle de plomb
Lui dont l’âme était pure et si pure la vie,
Sans troubles ni remords également suivie !

George Farcy avait perdu son père et sa mère dès l’âge de 15 mois . Il fut recueilli par sa grand-mère qui l’éleva, et le plaça dans une institution dirigée par un sieur Gandon, faubourg Saint-Jacques . Il continua ses études au collège Louis-le-Grand (il obtint deux accessits au Concours général : en 1816 en thème latin pour les Troisièmes et deux ans plus tard en français en Rhétorique, juste devant Émile Littré) ; l’année suivante, il était reçu à l’École normale . Sainte-Beuve ne souffle mot de la journée du 6 août 1822, lors de la distribution des prix du Concours général, où les normaliens se firent remarquer par leurs frénétiques applaudissements lorsque Camille Jordan fut appelé sur l’estrade pour recevoir son prix . C’était le fils d’un député libéral récemment décédé et bras droit de Royer-Collard, dont les réformes de 1816 n’avaient pas été acceptées par le parti ultra-conservateur qui s’emparait alors de l’esprit du monarque (et de Zoé du Cayla, sa favorite) .

Farcy était alors, d’après plusieurs témoignages, le plus prompt à applaudir ; il était ainsi tout désigné à la vindicte du comte de Corbière, ministre de l’Intérieur et donc de l’Instruction publique, et de l’abbé Frayssinous qui entamait la fulgurante carrière que l’on sait : évêque in partibus, Grand-Maître de l’Université, il incarnait la réaction, au point que le Globe le surnomma M . de Ténébrissous2 . Un mois plus tard, le décret paraissait, à la jubilation du nonce apostolique qui manda à Rome la fin de cette « sentine de tous les vices » que représentait l’École . Paul Dupuy (1876 l), dans un long article rappelant pour le Bulletin des Anciens élèves le centenaire de la suppression (décembre 1922), cite son nom en tête de la liste noire des élèves qui furent renvoyés avec 50 francs de pécule jusqu’à la fin décembre, et interdits d’exercer dans l’Université . Les noms qui le suivent sont ceux d’Eugène Géruzez et Louis Hachette : le premier connut une belle carrière de bibliothécaire en Sorbonne, mais le second devint libraire, avec le succès que l’on sait ; il choisit comme devise Sic quoque docebo : hommage à sa vocation contrariée .

Farcy alla se loger rue d’Enfer (notre boulevard Denfert-Rochereau) près de Victor Cousin (1810 l) et, constatant que le régime ne lui laissait aucun espoir de situation, il accepta de devenir précepteur chez une noble dame russe (madame de Marischkin) . Il partit donc à Saint-Pétersbourg, comme d’ailleurs son camarade de promotion le scientifique Michel Sonnet (qui dirigea un temps l’orchestre du ballet impérial), mais il ne put supporter plus de trois ans de partager la vie des domestiques . Il quitta alors ces » chaînes dorées » et préféra, écrivait Sainte-Beuve, la liberté du loup à la servilité du chien . De retour à Paris il fit paraître une traduction du troisième livre des Éléments de la philosophie de l’esprit humain du philosophe écossais Dugald-Stewart, sur les conseils de Victor Cousin (chez Paschoud à Genève : 307 pages et 62 de préface) . Il suivait ainsi le même chemin que Théodore Jouffroy (1813 l), auquel il rend hommage comme « un des professeurs les plus distingués de l’ancienne École normale » . Comme lui, il écrivit alors dans Le Globe que dirigeait Paul Dubois (1812 l) .

En septembre 1826, il partit pour l’Italie, mais ne manqua pas d’entretenir une correspondance serrée avec celui qu’il reconnaissait comme son maître, Victor Cousin, et plus encore avec Épagomène Viguier (1811 l), le « sage optimiste », et le futur organisateur des écoles maternelles, appelées alors asiles . Arrivé à Florence, il savait qu’Alphonse de Lamartine y séjournait ; mais il n’avait pas de lettre de recom- mandation pour l’auteur du Lac, alors il glissa sous sa porte quelques vers – qui ont été repris en tête des Reliquiæ. Puis ce fut Rome, dont le silence le glaça au fur et à mesure qu’il s’en approchait . La Rome moderne le déçut – exception faite de la béné- diction papale le jour de Pâques . Il passa l’été à Naples et à Ischia, subjugué par le charme campanien . Il ne put, faute de moyens, aller en Grèce, rejoindre Mollière, son ami de collège, parti soutenir les insurgés . De retour à Paris, il ne s’y attarda pas, mais alla chercher fortune au Brésil, via l’Angleterre . Le journal de son très long voyage sur un des tout premiers vapeurs transatlantiques (le George & Mary) fut publié . Le séjour à Rio, comme le projet de journal dans lequel il s’était imprudemment engagé, tourna court : un duel avec un aventurier, des dettes... et très vite, grâce à la petite communauté (dont Polyxène de la Rochefoucauld), il se réembarqua . « C’est l’âge où tout devient sérieux », commente Sainte-Beuve . Il rentra désenchanté, comme tombé du haut d’un songe...

Pour vivre il enseigna la philosophie dans une institution privée à Fontenay-aux- Roses ; il travaillait deux jours par semaine pour le compte du sieur Morin : « de la philosophie au rabais », écrivait-il à Mollière . Les autres jours, il revenait à Paris pour collaborer au Globe (son article sur Benjamin Constant « est propre à faire appré- cier l’étendue de ses idées politiques », dit encore son biographe ; il figure dans les Reliquiæ) . Puis, au printemps 1830, il se logea près de Fontenay : une petite maison remplie de fleurs et de livres, dans le vallon d’Aulnay (commune d’Antony, près de la Vallée-aux-Loups) ; il s’éprit d’une jeune fille nommée Thérèse « que les Dieux firent en vain si belle » ; mais elle le dédaigna . Ce fut l’occasion de poésies restées en portefeuille jusqu’à sa mort .

Une anecdote rapportée par Jules Claretie le montre écoutant Alfred de Musset déclamer cet hiver-là sa Portia . Henri de Latouche le décrit de taille mince, avec des favoris grisonnants : un vrai Écossais de physionomie comme de philosophie .

Vinrent les ordonnances de juillet 1830, par lesquelles le ministère Polignac supprimait la liberté de la presse et imposait la fermeture des imprimeries . En quelque sorte, Charles X récidivait et renchérissait sur l’ordonnance de son frère rayant l’École d’un trait de plume .

Ce fut immédiatement l’insurrection, et les Trois Glorieuses :

Le mardi 27, dès qu’il en fut informé, Farcy revint à pied de Fontenay avec son ami Delescluze ; à 14 heures il était rue d’Enfer pour prendre le fusil, le sabre et le pistolet de son ami le peintre Colin, qu’il avait connu à Ischia, alors outre-Manche (celui-ci avait fait un portrait de Farcy) . Il quitta Mme Colin sur ces paroles : « Qui se dévouera si nous ne bougeons pas, nous qui n’avons ni femme ni enfants ? » .

Il se rendit devant le siège du Globe puis à Chaillot, car le directeur du journal Paul Dubois y avait été interné, retenu prisonnier dans une clinique psychiatrique (celle du docteur Pinel, que dirigea ensuite le docteur Blanche) . Selon Sainte-Beuve, il passa la nuit suivante à Chaillot .

Le mercredi 28, il revint à Paris et, rue Saint-Honoré, il aperçut les cadavres des émeutiers tués la veille . Il quitta son camarade Magnin avec ces mots : « Je vais reprendre mon fusil et me battre ».

Le jeudi 29 au matin, il rencontra près du Globe Victor Cousin qui ne parvint pas à le calmer, pas plus qu’Eugène Géruzez . Celui-ci nota ses paroles d’adieu : « Voici des évènements dont, plus que personne, nous profiterons ; c’est donc à nous d’y prendre part et d’y aider . » Il avait dit aussi : « Pour une révolution, il faut des chefs : où sont- ils ? » La révolte des ouvriers imprimeurs avait fait tache d’huile et tout Paris se couvrait de barricades . Farcy rejoignit les insurgés près du Carrousel, face au Louvre . Il tomba très vite, blessé mortellement d’une balle tirée depuis un balcon, à l’angle de la rue de Rohan et de la rue de Montpensier . Les gardes suisses étaient embusqués dans l’angle de la rue Saint-Honoré . Émile Littré le fit transporter dans une boutique voisine (d’un marchand de vin) où un jeune chirurgien lui prodigua deux heures durant des soins qui se révélèrent inutiles [c’était le frère de Charles Loyson, de la promotion 1811] ; il demanda au blessé qui prévenir ; Farcy ne lui donna aucun nom . Selon d’autres, il aurait appelé Mollière (cette source utilisée par Claretie, p . 68, parle de fiançailles avec la sœur de cet ami) . Il mourut réconforté : il craignait que le peuple eût le dessous . Son visage était « calme et grave, recueilli en lui-même, sans ivresse comme sans regret », conclut Sainte-Beuve, un an après ce sacrifice . Il développe enfin ces paroles désabusées, motivées par la confiscation de l’idéal républicain et l’arrivée du roi-bour- geois : « Il a mieux fait de bien mourir ; il serait triste et dégoûté dans le présent . »

Victor Cousin dédia à sa mémoire sa traduction des Lois de Platon ; [en fait, Jules Suisse (1833 l), qui ne se faisait pas encore appeler Jules Simon, en avait écrit l’essentiel], et rédigea la plaque commémorative apposée devant le Carrousel : mort pour les lois.

Ses restes reposent au Père-Lachaise, avec ceux de ses camarades de combat3 . « Consultez les listes des héroïques victimes : pur et vrai peuple, vrais jeunes hommes, qui sont et resteront humblement obscurs » écrivait Sainte-Beuve, qui avait oublié Vaneau, et qui achevait en citant « Pindare » :

« ah ! si les belles et bonnes âmes, comme la sienne, pouvaient avoir deux jeunesses ! »4
 

Patrice CAUDERLIER (1965 l)

Notes

  1. 1 .  Louis Vaneau, encore élève de l’École polytechnique, dirigeait les émeutiers qui, sur la rive gauche, attaquèrent la caserne des Suisses, rue de Babylone, le jeudi 29 juillet, journée déci- sive . Il y laissa la vie . Les Suisses refluèrent sur l’École militaire et ne se joignirent pas aux insurgés (beaucoup de soldats des troupes de Marmont fraternisèrent avec les Parisiens ; le ministre Polignac, l’apprenant, ordonna à l’armée de les fusiller sur place) . Dès le 6 octobre 1830, les édiles parisiens baptisèrent de son nom une voie nouvelle ouverte en 1826 (rue Mademoiselle) près de la rue de Babylone, sur une propriété appartenant à la famille de Matignon et, partant, aux princes de Monaco ; mais ce n’est qu’en 1863 que la graphie fautive (*Vanneau) fut rectifiée . L’erreur subsiste sur la colonne de Juillet, place de la Bastille . Bien des combattants avaient pris Farcy pour un polytechnicien, car, sur la rive droite, on pouvait confondre les uniformes . Depuis l’armistice de 1918, la tradition de l’hommage annuel à Vaneau par les polytechniciens en grand uniforme s’est perdue .

  2. 2 .  Il faut lui reconnaître la fidélité : Mgr Frayssinous suivit Charles X en exil et lui administra les derniers sacrements, lorsque le dernier roi de France mourut du choléra à Göritz (Gorizia actuelle) en décembre 1836 .

  3. 3 .  Guillaume de Bertier de Sauvigny (Nouvelle histoire de Paris : la Restauration, Hachette, 1977) dresse un bilan de 700 morts et 2000 blessés parmi les émeutiers ; des artisans, des boutiquiers, des employés . Pour lui, très peu de véritables ouvriers, une dizaine d’étu- diants et une autre de bourgeois . Il y eut 150 morts et 600 blessés parmi les militaires . Les émeutes de 1832 mettront les ouvriers en première ligne, protestant contre la confiscation des idéaux républicains et l’attitude de La Fayette . Sainte-Beuve accentue encore en 1844 l’amertume de cette jeunesse trahie dans ses idéaux .

  4. 4 .  Sainte-Beuve avait confondu Pindare et Euripide . Il a corrigé dès l’édition de 1844 des Portraits littéraires . Ce qu’il écrit correspond au deuxième chœur de l’Héraklès furieux, vers 655 : « si l’intelligence et la sagesse des dieux se réglaient sur celle des hommes, une double jeunesse serait accordée aux gens de bien, comme signe manifeste de leur vertu » (traduction Léon Parmentier ; Sainte-Beuve citait la traduction de Boissonade) .
    Jules Claretie a consacré à Farcy le troisième chapitre de ses Contemporains oubliés (ouvrage que l’on cite d’ordinaire par le titre du premier chapitre, Élisa Mercœur), p. 38-64, et il le complète aussi au début du chapitre iv, consacré à Dovalle . Il était alors en possession des papiers de Farcy, reçus par l’intermédiaire du rédacteur du journal Le Phare de la Manche, un nommé Bourgogne .