FAUGAUTIER Adrien - 1944 l

FAUGAUTIER (Adrien), né le 18 février 1924 à Oran (Algérie), décédé le 29 février 2016 à Paris. – Promotion de 1944 l.


Dans l’un de ses rares moments de confidence, Adrien Faugautier m’a dit que, de toutes ses années de professorat, c’était de celles qu’il avait passées à Lille qu’il se rappelait le plus volontiers . Des témoignages réunis ici, les uns ont été écrits au moment de sa disparition, d’autres cinq ans plus tard : tous disent combien ses élèves d’hypokhâgne et de khâgne au lycée Faidherbe ont été marqués par son ensei- gnement et quel vif souvenir ils gardent de lui, chacun de son côté . Il a été pour nous tous un extraordinaire éveil-

leur . Il a su nous transmettre, en même temps qu’un art de lire qui alliait rigueur et ferveur, l’attachement qu’il portait aux valeurs les plus hautes, et quand il disait d’une œuvre qu’elle était « profondément humaine », nous sentions de quel poids l’expression, qui pourrait paraître galvaudée, était chargée pour lui .

De ces quelques années sont demeurés des liens très forts, notamment avec Jacques Lemaire (1961 l), qui nous a quittés lui aussi, à la fin de 2020, et dont la notice va suivre . Jusqu’à ses dernières années, Adrien Faugautier revoyait volontiers ses khâgneux de Lille . Il m’écrivait en 2000 : « J’ai eu grand plaisir à reprendre le fil de nos échanges et à voir combien les textes majeurs que nous avons ensemble inter- rogés et admirés restent durablement nos repères et nos relais . » C’était un grand privilège que de l’avoir eu autrefois pour maître ; c’en était un encore que d’être convié à ces échanges que sa distinction, sa délicatesse, sa bienveillance rendaient si précieux .

Bernard CROQUETTE (1962 l)

 

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Les témoignages des anciens élèves d’Adrien Faugautier sont précédés d’un texte que Alain Attali avait fourni au secrétariat de l’a-Ulm avant sa mort.

Il n’est pas sûr qu’un tel hommage lui eût convenu : sa personnalité réservée, sa vie discrète et sa carrière professionnelle sans ostentation présentaient quelques ressemblances avec celles d’un Louis Poirier-Julien Gracq (1930 l), par exemple . Mais était-il imaginable de laisser sans mot dire nous quitter un collègue de sa qualité, qui inspirait à tous respect, estime et admiration ?

Il passa son enfance et sa jeunesse à Oran où il fit ses études . L’année de sa nais- sance eut pour lui deux conséquences singulières . La promotion 1944 n’entra à l’École que le 1er janvier 1945 . Et, sans doute parce qu’il appartenait à la classe 44 et était sursitaire, il effectua son service – au 411e régiment de l’armée d’Afrique – pendant le seul mois d’août 1952 . En effet, les jeunes conscrits nés en 1924 avaient été incorporés sous une forme particulière, parce que l’armée française, l’année de la Libération, n’était pas encore reconstituée : ils avaient été soumis deux jours par semaine pendant plusieurs mois à divers exercices militaires, puis avaient été renvoyé dans leurs foyers avec la mention : « est considéré comme ayant satisfait à ses obligations militaires » .

La carrière professionnelle d’Adrien Faugautier est exemplaire . Reçu en 1948 à l’agrégation des Lettres, il commence aussitôt à enseigner au lycée Lamoricière d’Oran, où on lui confie d’emblée une division de première . Ses qualités intellec- tuelles et pédagogiques lui valent d’être nommé dès 1952 en hypokhâgne, d’abord à Alger au lycée Bugeaud (1952-1957), ensuite à Lille, au lycée Faidherbe (1957-1964), enfin à Paris, au lycée Paul-Valéry (1964-1966) puis au lycée Henri-IV (1966-1972) . À Alger et à Lille, il dispensait en même temps des cours complémentaires à la faculté des Lettres . En 1972 il accède, à Henri-IV, à la chaire supérieure de khâgne .

En 1976, il choisit une voie nouvelle en devenant inspecteur pédagogique régional de l’académie de Rouen . Deux ans plus tard, il rejoint le groupe des lettres à l’Inspec- tion générale de l’instruction publique (comme on disait à l’époque) . Il met un terme, le 6 septembre 1984, à quarante années d’activités professionnelles . Très attaché à l’Éducation nationale, il est resté depuis un fidèle adhérent de notre association1 .

Remarquable professeur de lettres classiques, Adrien Faugautier avait peut-être une petite préférence pour le français où il excellait . Rigoureux et exigeant, il avait la parole aisée, mais mesurée et sans grands éclats de voix, et il manifestait une excep- tionnelle finesse . Aussi a-t-il laissé un souvenir inoubliable à ses élèves, qui parlaient toujours de lui avec beaucoup d’admiration, notamment pour son art de l’explica- tion de texte, qu’il savait de surcroît leur transmettre . Détail significatif : il a les honneurs de l’article Wikipédia consacré au lycée Henri-IV, à la rubrique « anciens professeurs », ce qui laisse supposer, compte tenu de la procédure de rédaction de cette encyclopédie télématique, que certains de ses élèves ont souhaité lui témoigner indirectement leur reconnaissance . Une de ses anciennes khâgneuses, devenue elle- même professeure de classes préparatoires aux grandes écoles, m’a confié un jour qu’il était un maître assez brillant, tant par l’intelligence que par le savoir, pour pouvoir imposer une discipline rigoureuse . Il n’hésitait pas – horresco referens ! – à fermer à clef la porte de la salle dès le début de ses cours pour amener à résipiscence les retardataires . Il est vrai qu’aucun de ses collègues préparateurs littéraires, à cette époque où les concours n’étaient pas encore mixtes, ne pouvait s’enorgueillir d’avoir compté parmi ses élèves la même année, comme ce fut le cas au lycée Faidherbe, la 1re reçue à Sèvres et le 1er reçu à la rue d’Ulm .

Sa personnalité était plus complexe que ne laissaient supposer son autorité et sa gravité . Il cachait sa sensibilité, peut-être sa timidité, sous une froideur apparente, mais dans l’intimité il lui arrivait, m’a confié l’un de ses proches amis, de partir d’un rire communicatif . Il était courtois, mais peu loquace parce qu’il était très discret, voire secret, ce qui pouvait rendre parfois ses réactions difficiles à prévoir . Je faisais partie du jury de l’agrégation de Lettres, lorsqu’il le présida avec beaucoup de maestria . Quand, au cours de la session de 1984, nous apprîmes qu’il s’apprêtait à prendre sa retraite, nous fûmes unanimes à vouloir lui manifester notre gratitude en lui offrant, à la fin des oraux, une édition originale, parue à La Haye en 1741, du Journal de Henri IV, extrait des Mémoires journaux (1574-1611) de Pierre de l’Estoile . Nous craignions cependant qu’il ne refusât cet hommage, car nous devinions son aversion pour de telles manifestations . Il accepta pourtant, quoi qu’il lui en coûtât, de se plier aux exigences de la tradition, sans enthousiasme semblait-il, mais avec une émotion sans doute plus profonde qu’il ne le laissa paraître... Il faisait aussi preuve à l’occasion d’un humour pince-sans-rire . C’est ainsi qu’au moment de nous annoncer à la fin d’une des sessions le programme de la suivante, il prit un ton mali- cieux pour mentionner un improbable thème de littérature comparée, « l’adultère féminin », qui avait du moins le mérite, concéda-t-il narquois, de faire découvrir aux non-germanistes un beau roman de Theodor Fontane, Effi Briest. On retrouve cette forme d’humour distancié dans le spirituel article2 qu’il a consacré aux « décors de turne » dans le florilège décrivant les mœurs des normaliens, Rue d’Ulm, chroniques de la vie normalienne, publié à quatre reprises depuis 1946 .

Ceux de mes collègues qui ont été ses contemporains à l’Inspection générale m’ont rapporté qu’il y était très respecté . Lors des réunions du groupe des lettres, il restait les bras croisés et n’intervenait qu’avec parcimonie . Mais à peine avait-il pris la parole qu’il était écouté avec le plus grand intérêt, en raison de la subtilité et de la profondeur de ses analyses et de ses remarques .

On ne connaissait guère sa vie personnelle, mais sa passion pour la peinture, sans qu’il en parlât lui-même, n’était pas vraiment un secret, du moins dans ce groupe . Je me suis laissé dire que, quoique amateur, il avait un talent d’artiste chevronné . Il était passé peu à peu du figuratif à une abstraction, à mesure plus dépouillée sans pour autant être désincarnée, qui privilégiait les formes géométriques tout en diver- sifiant et en harmonisant les couleurs .

Adrien Faugautier ne courait pas après les distinctions : nommé chevalier des Palmes académiques dès 1964, il ne fut promu officier qu’en 1979 et il devint chevalier de l’ordre national du Mérite en 1983, un an seulement avant son départ en retraite .

Personnalité marquante de la plus grande simplicité, il n’a cessé de faire honneur à l’Éducation nationale, tant dans les classes où il dispensait son enseignement qu’au Ministère . Que l’on ait été son élève, son subordonné ou son collègue, c’est une chance et un privilège que d’avoir connu cet « homme véritable » et d’avoir travaillé sous sa direction ou à ses côtés . Sa disparition a causé à tous ceux qui l’ont connu, apprécié et admiré une tristesse profonde et il ne laisse que des regrets .

Alain ATTALI

Notes (P. C.)

  1. 1 .  L’auteur pense à l’Amicale des inspecteurs généraux dont il fut un des piliers jusqu’à sa disparition, mais cet adjectif possessif peut aussi s’appliquer à sa fidélité envers l’École .

  2. 2 .  Faugautier est témoin du passage de la turne à quatre ou cinq occupants à la biturne, voire

    à la monoturne (note à l’édition de 1963), et son amour de la décoration et de la peinture transparaît dans ces trois pages qui emmènent le lecteur, et pas seulement le journaliste venu pour le cent-cinquantenaire, depuis la célèbre et quasi officielle turne aux fresques d’André François-Poncet et de ses camarades de la promotion 1907, jusqu’à pousser la porte des « turnes folles » et des « turnes sages » .

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    « Faugautier » : c’est ainsi que nous l’appelions alors, selon un usage certes plutôt

masculin, mais rapidement adopté par les « filles » admises en cette fin des années 1950 dans une prépa littéraire mixte du lycée de « garçons » lillois . Et c’est ainsi que nous l’évoquions bien longtemps après, et continuerons à le faire à l’avenir, en y mettant et mêlant admiration, reconnaissance, respect et affection, pour sa personne et son enseignement, sans oublier sa distinction, son attention à autrui, et même le petit sourire ironique et bienveillant à la fois que nous lui avons connu . . .

Pour ses hypokhâgneux de 1958-1959, devenus ensuite pour beaucoup ses khâgneux, passant avec lui en tout trois, parfois même quatre années pleines, la rencontre avec lui et avec son enseignement éclairant a été en effet déterminante . Nous sommes certainement beaucoup à reconnaître volontiers qu’il nous a formés par l’exemple, l’exigence, l’ampleur de sa culture et que, en nous apprenant en somme à « lire », il nous a « faits » .

Le lui avons-nous fait entendre, à défaut de le lui avoir dit suffisamment ? Pas si sûr : la timidité, la distance, les chemins qui divergent, les travaux et les jours . . . D’autres ont pu nouer et conserver avec lui des liens plus forts (comme Jacques Lemaire, et je m’en réjouis, pensant qu’en somme il nous représentait auprès de lui) . Pourtant, au fil des années, quelques lettres ou coups de téléphone échangés (écriture et voix reconnaissables entre toutes) et, même rares, les rencontres, ont avivé encore notre gratitude pour tout le temps qu’il nous a donné, le plus précieux des cadeaux .

Monique DUBAR (1962 L)

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Cherchant en 2021 à me ressouvenir d’Adrien Faugautier, qui m’a formé entre 1957 et 1961, c’est moins le débit ordinaire de sa parole que son rire que j’entends . Très à l’écoute de son verbe, il se permettait fréquemment un grand rire un peu chan- tant, méridional peut-être, mais cravaté, comme l’était tout élément masculin d’une khâgne de province vers 1960 . Ce rire avait une composante « généreuse », au sens cartésien peut-être, né de la plus noble des passions, qui accorde beaucoup à l’autre .

Je garde bien sûr un certain souvenir de son enseignement, qui nous préparait à la « disserte » et à l’explication de texte : assez proche sans doute de ce que Jean- Pierre Richard (1941 l) a pu écrire dans ces années . La grande affaire était, passant l’évidence et son véhicule, la paraphrase, de découvrir la « poésie profonde » des textes . Rétrospectivement, il me semble qu’il n’inscrivait que fort discrètement les œuvres dans leur trame historique, qu’il avait peu d’attirance pour l’érudition, mais qu’il cherchait à nous mettre, à sa suite, dans un état de réceptivité admirative, attentive aux surprises offertes par les textes ; si un trésor était caché dans telle page de Stendhal ou de Proust, il fallait moins le savoir que l’avoir cherché . . . et donner l’impression qu’on l’avait trouvé . Et ça marchait .

Médiocre latiniste, j’étais loin du profil-type pour « intégrer » et, « bica » déjà chenu (à 20 ans, rendez-vous compte !), je désespérais tous les mois et songeais à « passer en fac » . Faugautier me proposait de venir le voir . Au mur du living, une reproduction du Vieux roi de Rouault . On fumait beaucoup, j’accouchais péni- blement de mes humeurs noires . . . et lui il parlait le moins possible ; il écoutait, se gardait bien de liturgies roboratives . . . et je reprenais le collier .

À l’époque, je préférais les draperies chatoyantes de Malraux au cristal de Valéry, décidément trop intelligent pour moi . Faugautier, sans se prononcer, me voyait, en souriant un peu sans doute, risquer des rapprochements paradoxaux – lui était déci- dément valéryen . Sans doute trouvait-il que ces cabrioles me réussissaient .

Nous nous sommes perdus de vue, sans doute n’ai-je pu me retenir de quelques maladresses ou goujateries . J’ai appris par la suite que des effets de 68 ne lui avaient guère plu . L’insolence gagnait : gagnait-elle sur l’intelligence ? Je n’en sais rien . Quand j’ai appris qu’il était devenu inspecteur, je me suis demandé pourquoi . Fuyait-il le champ de bataille pour tenir la longue-vue sur une colline ? J’étais « passé en fac » (mais d’une autre manière) comme la plupart de mes congénères, avec ce qu’on peut deviner de découvertes et de désillusions .

Lui avait tellement apprécié une École à l’origine destinée à former des maîtres que rien ne lui avait paru plus « satisfaisant pour l’esprit » que de passer sa vie à en former sous toutes les coutures .

Jean-Philippe CHIMOT (1961 l)

 

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Suivent trois témoignages de ses anciens khâgneux et hypokhâgneux du lycée Faidherbe (1957-1961) dans lesquels apparaîtra souvent la figure de Jacques Lemaire (1961 l) – et cela expliquera la coexistence, dans cet Archicube bis, des notices du maître et de l’élève .

C’était notre révéré professeur de français en khâgne à Faidherbe (Lille), dans les années 60 . Il fut inspecteur général, instigateur d’une réforme mal perçue du bacca- lauréat . La liste des textes sur lesquels portait l’oral ne devait plus être un agglomérat de textes disparates ; il fallait articuler les morceaux choisis autour de thèmes et chaque année était inscrite l’étude intégrale d’une œuvre .

Une inspectrice qui soutenait chaudement cette recherche de cohérence m’avait confié qu’il avait pris sans tarder sa retraite, lassé par l’opposition sourde de la plupart des enseignants, qu’ils soient traditionalistes indécrottables ou tenants d’une approche techniciste des textes . Selon des amis qui continuaient à le rencontrer, il consacrait sa retraite à peindre des tableaux abstraits .

L’annonce de sa disparition dans Le Monde fut d’un laconisme étrange, comme si la famille le dérobait aux hommages de tous ceux à qui il avait communiqué sa foi dans une vision humaniste de l’enseignement de la littérature .

Jean-Louis DEAUCOURT

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Lorsqu’en octobre 1957 j’arrivai en hypokhâgne, j’avais tout à apprendre, en particulier en littérature française, et les premiers contacts avec notre professeur de français, Adrien Faugautier, furent pour moi la source d’un véritable éblouissement . Je me suis aperçu, par la suite, que cet éblouissement fut aussi celui de beaucoup de mes condisciples . Faugautier nous initia magistralement à l’explication de texte et sut susciter notre enthousiasme pour les grands auteurs de la littérature française . Faisant appel à notre intelligence et à notre sensibilité, il nous a beaucoup appris et nous a véritablement formés . Il fut ainsi l’objet d’une profonde admiration de tous ses élèves, qui, soixante ans plus tard, évoquent encore son souvenir avec émotion .

Une certaine élégance du propos, une réelle distinction de comportement pouvaient donner à penser qu’il était un maître distant . Et, d’une certaine façon, il l’était en effet . Mais nous apprîmes à le connaître différemment, lors des voyages à Paris qu’il organisait chaque année et pendant lesquels il nous conduisait à des expositions de peintures, des productions de la Comédie-Française, voire des spec- tacles plus légers : c’est ainsi que nous découvrîmes, à L’Écluse, une chanteuse alors inconnue : Barbara .

Ce professeur, comme Georges Snyders (1937 l) qui nous enseignait la philo- sophie, manifestait à ses élèves un vif intérêt au-delà des frontières de la classe .

Nombreux sont ceux qui pourraient à ce propos raconter une anecdote . Ainsi, pour ma part, sûr de ne pas être admis à passer l’oral quand je me présentai en carré au concours d’entrée à l’ENS, je partis en vacances . Or je fus admissible . Faugautier et Snyders surent me retrouver et me faire gagner Paris séance tenante, Paris où ils avaient réservé une chambre d’hôtel pour mon condisciple Jacques Lemaire et pour moi, et où ils eurent à cœur de nous soutenir constamment . Grand souvenir . Je pense avec émotion aux moments où Faugautier m’entraîna à l’oral sur un banc du jardin du Luxembourg en me faisant commenter des textes de Malraux ou de Giraudoux (1903 l) sous l’œil éberlué de quelques promeneurs . Ce professeur d’une grande culture était, je le découvris alors pleinement, d’un grand dévouement et d’une profonde humanité . Je ne fus pas reçu à l’oral et, si j’en fus déçu, c’était plus pour lui que pour moi .

Je n’ai jamais osé lui dire toute ma reconnaissance – timidité, conviction qu’un compliment de ma part à un si grand professeur était incongru . Je finis par le faire, j’osai le faire cinquante ans plus tard, à l’occasion d’un petit discours public dans lequel j’évoquais les enseignants qui m’avaient marqué . Je lui envoyai le texte . Il me répondit aussitôt : « J’ai été extrêmement touché de votre témoignage et j’espère que ma réponse immédiate conservera quelque chose de la vive émotion que j’ai ressentie. » Que ne m’étais-je manifesté plus tôt ?

Je revis à trois ou quatre reprises Adrien Faugautier, grâce en particulier à Lemaire . Il était devenu inspecteur général et je m’aperçus avec étonnement et satisfaction que ce professeur exigeant savait aussi tenir compte de ce qu’était un élève moyen de seconde, de ce qu’il pouvait, ou ne pouvait pas, assimiler ; Faugautier n’était pas, comme on dit, « élitiste » .

Il consacra sa retraite, notamment, à la peinture (abstraite) et offrait de temps à autre l’un de ses tableaux à ses visiteurs . La dernière image que je garde de lui est celle d’un vieil homme que je vis franchir avec difficulté la porte d’un restaurant où ma femme et moi l’avions invité ; il marchait avec une canne . Ce fut un choc . . . comme si cet enseignant tant admiré devait forcément jouir d’une éternelle jeunesse .

Bernard ALLUIN

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Évoquer la figure d’Adrien Faugautier, c’est pour moi plonger une soixantaine d’années en arrière et m’asseoir derechef dans cette salle obscure et misérable du vieux lycée Faidherbe dont on disait qu’il avait servi d’écurie aux troupes allemandes lors de la guerre de 14 (à moins que ce ne fût celle de 70 ?) ; c’est revoir, en ce premier jour de rentrée en hypokhâgne, le maître sur son estrade (y avait-il une estrade ?), plutôt austère, strict, sérieux, neutre d’allure, en train d’expliquer à la vingtaine de jeunes gens réunis là qu’ils étaient « l’élite », ce que j’ignorais jusque-là . Cela nous commandait d’être à la hauteur et nous encourageait, dès la première heure, à oublier la laideur du lieu pour entendre souffler l’Esprit .

Tel était Faugautier et tel il ne cessa sans doute jamais d’être : un savant sans pédantisme, exigeant, rigoureux, attentif aux potentialités de chacune et chacun, « éducateur » au sens premier du terme, ayant le souci constant de nous tirer vers le haut et nous rappelant à l’ordre quand nous tendions vers le bas . Faugautier conce- vait la classe comme un îlot où devait exclusivement se pratiquer et se transmettre la connaissance . Cela supposait une relation pédagogique qui excluait la démagogie du copinage et impliquait une distance de bon aloi : nous ne savions rien ou très peu des choses de la vie de Faugautier à l’extérieur des murs ; elle alimentait seulement la curiosité et les conversations . . .

Cette conception générale impliquait de protéger l’école du fracas du monde . Tâche difficile, en pleine guerre d’Algérie, quand certains d’entre nous militaient contre l’Algérie française . Que pensait Faugautier ? Nous n’en savions rien . Il jugeait sûrement que nous perdions notre temps à distribuer des tracts et à coller des affiches, que l’essentiel était dans la lecture des œuvres et le petit latin . Nous n’imaginions pas qu’il pût être malheureux, lui, le pied noir . Il l’était sûrement .

Une autre menace planait à l’époque sur son enseignement, c’est-à-dire sur ce qui faisait sa vie, une menace plus redoutable que le bruit du monde extérieur, et qui ébranlait les piliers mêmes de son approche de l’œuvre littéraire . Il concevait celle-ci comme l’expression d’un génie singulier dont il fallait mettre au jour la génialité au moyen d’une opération d’empathie : l’explication de texte étant le moyen par excel- lence de cette opération . Cette herméneutique était alors déjà en butte à des attaques sauvages qui se déploieraient une dizaine d’années plus tard, mais dont on percevait les prolégomènes : Le Degré zéro de l’écriture date de 1953 . La narratologie, la sémio- logie, la sociologie et autres -logies, la sémantique structurale, la psychocritique, etc . semblaient peu préoccuper Faugautier, l’histoire ne paraissait l’intéresser qu’à la marge . C’est pourquoi on entendait parfois çà et là de méchants reproches de traditionalisme, voire de ringardisme . Allait-il jusqu’’à considérer que la « nouvelle critique » était une « nouvelle imposture » ? Entre Picard, produit désormais surgelé, et Barthes, l’histoire depuis a tranché . Et on ne niera certainement pas ici les apports de la théorie, en ses diverses manifestations, dans l’approche des textes . Mais on n’oubliera pas non plus la cuistrerie de certains, qui avaient des concepts plein la bouche mais dont le propos restait une danse du scalp autour des textes . Reprochera- t-on à Éric Auerbach d’avoir réuni une magnifique collection d’explications de texte dans Mimésis ? Faugautier nous faisait de l’Auerbach en continu .

J’ai gardé plusieurs de ses lettres, dont l’une, injonctive, me rappelait l’urgence à Lille alors que je me prélassais du côté de Céret au milieu des cerisiers . Le refus de la légèreté, toujours . J’ai gardé ses cours, trois cahiers « Héraklès » de deux cents pages ; j’ai encore des copies ornées de ses annotations portées d’une écriture fine à l’encre rouge . De temps en temps, mon ami Jacques Lemaire, qui était comme son fils intellectuel, hélas récemment disparu, me donnait de ses nouvelles . J’ai revu Faugautier dans les années 1990, lors d’un dîner organisé autour de sa personne par l’un de ses anciens élèves du lycée d’Alger . Nous étions quelques-uns à l’entourer . Il n’avait guère changé . Toujours un peu timide et sur la réserve, avec le sourire du sage sceptique . Ainsi se trouvaient réunis les deux premiers moments de sa carrière, de part et d’autre de la Méditerranée, le moment algérois et le moment lillois . Nous lui manifestions notre attachement . De quoi cet attachement était-il fait ? De respect envers son savoir et sa vaste culture et aussi de gratitude, pour l’art avec lequel il avait mis la littérature française à notre disposition et nous en avait révélé les beautés ; avec lequel il avait ouvert un monde nouveau à notre ignorance, en somme .

Michel VANOOSTHUYSE