GOULET-CAZÉ Marie-Odile - 1970 L

GOULET-CAZÉ (Marie-Odile), née le 21 mars 1950 à Gray (Haute-Saône), décédée le 15 mars 2023 à La Verrière (Yvelines). – Promotion de 1970 L.


Marie-Odile nous a quittés le 15 mars 2023, pour la plus grande peine de sa famille et de ses collègues, si nombreux à avoir eu le privilège de compter parmi ses amis . Pendant des décennies, elle aura dynamisé la recherche sur les philo- sophes grecs, sur leurs textes et sur leurs doctrines . Elle laisse un héritage intellectuel dont la communauté scien- tifique et les étudiants doivent maintenant continuer de recueillir tous les fruits .

Une brève présentation des étapes de sa carrière est fournie par Marie-Odile elle-même sur le site du Centre Jean Pépin : ancienne élève de l’École normale supérieure de jeunes filles (promo- tion 1970), agrégée de lettres classiques en 1973, entrée au CNRS en 1978 (après trois ans d’enseignement au lycée Saint-Michel-de-Picpus), directrice de recherche depuis 1991 . Habilitée à diriger des recherches en 2000 à l’université Paris-IV (« Études de philosophie grecque : le cynisme ancien, Diogène Laërce, la Vita Plotini de Porphyre »), elle a dirigé de 1991 à 1998 et de 2003 à 2010 l’Unité propre de recherche 76 du CNRS (« Histoire des doctrines de la fin de l’Antiquité et du haut Moyen Âge ») devenue par la suite le Centre Jean-Pépin, à Villejuif, et de 1996 à 2003 la Fédération de recherche 33 du CNRS (« Institut des traditions textuelles »), à Villejuif également . En 2006-2007, elle a été directrice scientifique adjointe du département SHS (Sciences humaines et sociales) du CNRS et de 2010 à 2014 membre du conseil scientifique de l’InSHS du CNRS . Elle était directrice de recherche émérite depuis mars 2016 .

Ce résumé, dans sa sobriété, évoque, pour celles et ceux qui l’ont connue et admirée, une somme d’initiatives, de travaux, d’énergie, de dévouement, de responsabilités d’une qualité exceptionnelle . C’est au lycée Fénelon qu’elle a préparé le concours d’entrée à l’École normale . Toute jeune normalienne, elle a d’abord orienté ses projets d’études vers les chaînes exégétiques grecques, avec un mémoire de maîtrise sur les fragments des Homélies d’Origène sur Job en 1972, sous la direction de Marguerite Harl . C’est au séminaire de celle-ci que j’ai fait la connaissance de Marie-Odile, alors que j’étais caïman de grec à l’ENS . Cette rencontre a été l’origine d’une longue amitié, partagée avec son époux, Richard Goulet (1972 l) . Ils se sont mariés en juillet 1972 .

L’enseignement qu’elle a apprécié de professeurs comme Simone Follet (1955 L), Jean Irigoin, Jean Pépin ou Pierre Hadot s’est poursuivi en d’indéfectibles amitiés et d’étroites collaborations .

Sur le plan professionnel, nos relations se sont resserrées, au début des années 1990, quand j’ai succédé à Michel Tardieu à la direction du « Centre d’études des religions du Livre » (EPHE-CNRS) . Je peux ainsi témoigner de la générosité, de l’art de mobi- liser les énergies, du sens de l’organisation, des capacités d’innovation, de la loyauté de Marie-Odile . Le Cerl était alors dépourvu de locaux . Après diverses tentatives infructueuses, j’ai trouvé chez elle le soutien le plus efficace . L’installation du centre dans des bureaux à Villejuif n’a pas été une opération à courte vue . Marie-Odile l’a intégrée à un vaste projet, utile au développement des études et des publications sur la philosophie, les religions et les sciences de l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne . L’ampleur de son programme et sa ténacité ont obtenu de la Direction du CNRS la création sur le campus de Villejuif d’une Fédération de recherche, matérialisée par une bibliothèque, réunissant à l’origine les fonds documentaires des quatre laboratoires concernés, puis par la collection « Textes et traditions », chez Vrin, en 2001, qu’elle a fondée avec Richard Goulet et Philippe Hoffmann (1972 l), constamment associé à leurs travaux, alors directeur du Cerl, devenu « Laboratoire d’études sur les mono- théismes » . Je reprends ici la description qu’elle a donnée elle-même de cette collection :

Cette collection se veut ouverte à toutes les traditions textuelles antiques et médié- vales . Soucieuse de faire éclater les clivages traditionnels entre les disciplines, tout en maintenant une grande exigence scientifique, elle accueille des travaux en philologie, philosophie, histoire, histoire des sciences et histoire des religions . Y sont présentés, traduits et commentés des textes en grec, latin, arabe, hébreu et en d’autres langues orientales ; y sont étudiées les traditions philosophiques, histo- riques, érudites, scientifiques ou religieuses dans lesquelles s’inscrivent ces textes . Le souci de toujours appuyer la réflexion sur les textes du passé, leur exégèse et leur histoire et l’histoire de leur exégèse sert de trait d’union entre les publications diversifiées de cette collection .

Les 37 ouvrages parus depuis 2001 attestent la fécondité de ce programme que Marie-Odile a initié et auquel elle a collaboré activement au cours de son expansion . Plusieurs colloques, sous son impulsion, ont été organisés dans le cadre de cette Fédération . Marie-Odile a su veiller à ce que la bibliothèque bénéficie des crédits nécessaires et d’un personnel qualifié . Soucieuse à la fois de l’intérêt commun et de la situation des personnes, elle a constamment soutenu titularisations et promotions, comme elle n’a cessé de le faire à l’intérieur de l’UPR 76 .

Comme membre, puis directrice de ce laboratoire, elle a organisé des recherches collectives ou les a accompagnées de sa compétence scientifique et administrative ; des ouvrages majeurs en sont issus : sur la Vie de Plotin par Porphyre (entreprise initiée par Jean Pépin, deux volumes publiés en 1982 et 1992), sur les Sentences de Porphyre (paru sous la responsabilité de Luc Brisson, en 2005), sur l’Antre des nymphes dans l’Odyssée de Porphyre (paru sous la responsabilité de Tiziano Dorandi, en 2019) . Il faut ajouter la traduction collective, introduite et commentée, des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, qu’elle a dirigée (Le Livre de poche, 1999) et à laquelle ont été associés Jean-François Balaudé (1983 l), Luc Brisson, Jacques Brunschwig (1948 l), Richard Goulet et Michel Narcy . Tous les auteurs qui ont collaboré à ces programmes et ces publications ont donné les preuves de leur estime et de leur gratitude . Il serait impossible d’en fournir ici une liste complète, surtout s’il fallait inclure tous les chercheurs et les étudiants qui lui sont redevables .

Son laboratoire a accueilli et hébergé en 1993 l’équipe parisienne de L’Année philologique, dirigée jusqu’en 2009 par Pierre-Paul Corsetti (1964 l) . Marie-Odile a consacré de grands efforts au maintien des équipements et des personnels indis- pensables pour la production de cet instrument bibliographique fondamental de la recherche sur l’Antiquité gréco-latine . J’ai croisé, en voisin, les rédacteurs étrangers qu’elle recevait à Villejuif pour les réunions de concertation entre les équipes et qui pourraient, eux aussi, exprimer leur reconnaissance (notamment Lisa D . Carson, de l’American Office, Werner Schubert, de Munich, Franco Montanari, de Gênes, Pedro Pablo Fuentes, de Grenade, pour ne citer que ceux que j’ai personnellement connus) . Par fidélité au vœu de Mlle Juliette Ernst de faire vivre en pleine indépen- dance la Société internationale de bibliographie classique qui préside à la destinée de L’Année philologique, et par loyauté envers les collègues étrangers, Marie-Odile a défendu courageusement l’autonomie de cette institution .

Un autre joyau de son laboratoire est le Dictionnaire des philosophes antiques, dirigé par Richard Goulet, un trésor d’informations sur tous les philosophes de l’Antiquité, leurs doctrines, leurs ouvrages, la réception de leurs œuvres et la documentation bibliographique les concernant (7 tomes et un supplément, le tout en 9 volumes souvent de plus de 1000 pages) . Marie-Odile y a contribué, non seulement en rédi- geant de nombreux articles, mais aussi en aidant Richard à gérer les relations avec les auteurs, à relire les textes, à assurer leur conformité aux normes de présentation du projet .

La confiance qui lui a été accordée par ses collègues, pour la mise en œuvre des divers programmes dont elle a assumé la charge et pour l’administration de la recherche, se fondait, plus encore que sur ses talents d’organisatrice, indiscutables, sur son autorité scientifique . Ses ouvrages et ses articles ont illustré très tôt cette autorité . Ayant choisi d’étudier le cynisme ancien, elle a consacré à ce courant une grande partie de ses recherches et de ses publications, fondées sur un dossier des fragments et des témoignages qu’elle a enrichi tout au long de sa carrière . Comme le dit Roger-Pol Droit dans l’hommage qu’il a rendu à Marie-Odile (Le Monde du 29 mars 2023), « il a fallu la patience, la compétence et la ténacité d’une chercheuse hors pair, doublée d’une travailleuse acharnée, pour faire émerger de l’ombre, peu à peu, un continent philosophique oublié » . Sans atténuer les excentricités provocatrices de Diogène et des chiens, ses disciples, elle a mis en lumière la visée proprement philosophique de leur rébellion méthodique contre la société « civi- lisée », qui anticipe à certains égards les débats d’aujourd’hui sur la distinction entre nature et culture, élaborée précisément par les philosophes de la Grèce que Diogène contestait . Elle a percé la signification de leurs extravagances . Son analyse minu- tieuse de tous les témoignages montre aussi que le cynisme tel qu’il est décrié de nos jours, réduit à une conduite ne s’embarrassant pas de scrupules moraux, à une fourberie trompeuse et inhumaine, est le contraire de la droiture, de la franchise et de la clarté revendiquées par ces pourfendeurs de l’arrogance des profiteurs . Son premier livre, L’Ascèse cynique (Paris, Vrin, 1986, rééd . augm ., 2001, réimpr ., 2016), détaille les idées-forces de la morale diogénienne, situe l’ascèse cynique, prônant la voie du « raccourci vers la vertu », par rapport au socratisme et au stoïcisme, et fournit un commentaire novateur de Diogène Laërce VI 70-71 . C’est peu après cette publication qu’elle reçut, en 1988, la Médaille de bronze du CNRS . Elle a en outre révélé, tout au long de ses travaux, l’influence de la voie diogénienne jusqu’à la fin de l’Antiquité, et au-delà . Dès 1991, la renommée que lui avaient acquise ce livre et d’autres travaux lui permettait de réunir plus de vingt conférenciers dans un colloque international sur Le Cynisme ancien et ses prolongements, dont elle a publié les actes, avec Richard Goulet (PUF, 1993) . Elle y donnait elle-même un exposé substantiel et enfin éclairant sur « Les premiers Cyniques et la religion » (p . 117-158), en soumettant les avis des modernes sur le sujet à une critique vigilante des sources, pour retrouver l’inspiration authentique d’Antisthène et de Diogène, différant l’un de l’autre, et des Cyniques ultérieurs . Parmi les intervenants on remarquait, à côté d’autres grands savants, Margarethe Billerbeck, professeure à l’université de Fribourg (Suisse), spécialiste éminente elle aussi du cynisme antique, en langue allemande principalement, devenue une amie de Marie-Odile, et qui traitait alors du « cynisme idéalisé d’Épictète à Julien » (p . 319-338) . Marie-Odile a scruté la documentation ancienne pour établir un catalogue des Cyniques, dont elle a donné la teneur dans plus de cent articles du Dictionnaire des philosophes antiques, allant des plus célèbres à ceux qui sont simplement nommés dans un texte ancien, sans négliger des philosophes proches d’eux ni leurs adversaires . Elle a pu ainsi montrer quantitativement l’importance de ce mouvement, en menant des investigations sur son rôle dans la société . Der Neue Pauly a accueilli vingt-deux notices rédigées par elle . Ses principaux articles sur les Cyniques (seize, plus deux études inédites) ont été réunis : Le Cynisme, une philosophie antique, coll . « Textes et traditions » 29, 2017, 702 p . Elle avait auparavant, en 1996, avec R . B . Branham, édité un ensemble d’études intitulé The Cynics. The Cynic Movement in Antiquity and its Legacy, Berkeley, 456 pages1 .

Ses recherches sur le cynisme l’ont amenée en outre à s’intéresser de près aux stoïciens . Elle interroge souvent les relations ambiguës entre les deux mouvements philosophiques et le legs du premier au second . Elle a écrit un livre sur l’influence exercée par la Politeia de Diogène sur celle du jeune Zénon et sur la façon dont Cléanthe et Chrysippe parvinrent à intégrer l’héritage cynico-zénonien en usant notamment de la notion paradoxale de ≤`¢ç≤∑μ...` √|ƒ§«...`...•≤c (« convenables selon les circonstances ») pour en justifier les aspects les plus scandaleux, tandis que plus tard s’opéra le transfert inverse, au cynisme, du concept stoïcien d’a{§`⁄∑ƒß`, « indifférence » (Les Kynika du stoïcisme, coll . « Hermes Einzelschriften » 89, Stuttgart, 2003) . Mais elle a aussi étudié la philosophie stoïcienne en elle-même, par exemple dans un ouvrage résultant d’un séminaire qui avait réuni autour d’elle Frédérique Ildefonse (1983 L), Wilfried Kühn, Isabelle Koch (1989 l), Frédérique Woerther (1995 l) et Angelo Giavatto et qui avait pour premier objectif d’analyser, dans le cadre de la morale stoïcienne, la notion fondamentale d’« impulsion » . Le livre approfondit et élargit l’examen de concepts centraux du stoïcisme, en relisant, retraduisant et remettant en perspective les textes, sous le titre Études sur la théorie stoïcienne de l’action, coll . « Textes et traditions » 22, 2011 .

En recensant les témoignages anciens sur les Cyniques, elle a souvent aussi rencontré les chrétiens, soit que ceux-ci les accablent de leurs sarcasmes, soit qu’ils soient séduits par leur ascétisme, soit encore qu’ils fournissent, comme Origène, des informations précieuses sur le cynisme . La diffusion, renforcée au début de notre siècle par la parution de plusieurs ouvrages, de la « Cynic hypothesis » émise par le « Jesus Seminar » californien, l’a incitée à reprendre avec toute l’acribie et l’impar- tialité nécessaires les rapprochements proposés entre le mouvement de Jésus et le cynisme, certains allant jusqu’à faire de Jésus lui-même un cynique, influencé avec ses premiers disciples par des prédicateurs itinérants propageant cette doctrine et le modèle de vie correspondant . Sur un tel sujet, l’examen attentif des sources et des faits, la critique minutieuse des arguments avancés, l’analyse, à frais nouveaux, des contacts entre cynisme et judaïsme dans l’Antiquité et de la comparaison entre la source Q des Évangiles et la nature du xß∑» cynique hellénistique, conduisent Marie-Odile à des conclusions prudentes, qui n’ont rien de timoré mais qui font valoir que si des ressemblances existent effectivement et si des contacts ont pu avoir lieu, l’esprit de part et d’autre est différent, même si les deux groupes ont pu entretenir des rapports de concurrence . Le livre comporte en outre un exposé lumineux sur les relations entre cynisme et christianisme sous l’Empire (Cynisme et christianisme dans l’Antiquité, coll . « Textes et traditions » 26, 20142) .

Un autre courant philosophique a nourri ses recherches et ses publications, le néoplatonisme . Dès le premier tome de l’ouvrage collectif sur la Vie de Plotin par Porphyre en 1982, elle a donné une étude qui a fait date sur « L’arrière-plan scolaire de la Vie de Plotin » (p . 229-327) . Dans l’ouvrage sur les Sentences de Porphyre, déjà cité, elle a présenté la métaphysique de l’auteur, telle qu’elle apparaît dans cet écrit particulièrement ardu . Et elle a analysé sous un jour nouveau la structure de l’Antre des nymphes du même Porphyre, en 2019 . Cristina D’Ancona, professeur à l’uni- versité de Pise, est en train de préparer l’édition d’un recueil de ses études sur le néoplatonisme .

Le courage qu’elle a montré pacifiquement pour mener à bien tous ces projets, sans donner l’impression de peiner sous la lourdeur des charges, a dû affronter un combat cruel contre la maladie, et cela dès 1992 . Ces dernières années, en proie aux souffrances et aux traitements multiples, elle a réussi à conserver une activité scien- tifique intense et à maintenir d’étroites relations de travail avec ses collègues . Elle a trouvé un apaisement dans la présence et le soutien constant de Richard, dans les séjours, avec sa famille, à Gray, au pays de son enfance, dans l’affection de ses enfants et petits-enfants et dans l’aide qu’elle pouvait apporter à ces derniers dans leur travail scolaire . Elle était aussi, certainement, réconfortée, de voir ses filles et son fils investis avec ardeur et rigueur dans leurs métiers : Anne-Madeleine (née en 1974), directrice de recherche au CNRS (voir https://cesr.cnrs.fr/chercheurs/anne-madeleine-goulet), Isabelle (née en 1977), juriste, avocate au Conseil d’État et à la Cour de cassation (voir https://www.rus-aac.com/) et Aurélien (né en 1982), concepteur de sites Web, principalement pour les Scènes nationales . Dans la diversité de leurs engagements, ils perpétuent le modèle de vie qu’elle leur a offert et inculqué . La force de sa person- nalité et l’exemple de sa loyauté infrangible vivent dans le cœur de ses ami(e)s . Son œuvre scientifique est ≤...ï¥` }» a|ß .

Alain LE BOULLUEC (1961 l)

Notes

1 . Version espagnole : Los Cínicos, El movimiento cínico en la Antigüedad y su legado, avec une préface de C . García Gual, Barcelone, 2000, viii-580 p . Version portugaise : Os Cínicos : o Movimento cínico na Antiguidade e o Seu Legado, São Paulo, 2006, 493 p .

2 . Traduction allemande, par Lena R . Seehausen : Kynismus und Christentum in der Antike, coll . NTOA, 113, Göttingen, 2016, 267 p . ; version américaine : Cynicism and Christianity in Antiquity, traduit par C . R . Smith, préfacé par J . S . Kloppenborg, Grand Rapids, 2019 .