JAFFARD Paul - 1945 s

JAFFARD (Paul), né le 7 avril 1925 à Nîmes (Gard), décédé le 6 septembre 2018 à Paris. – Promotion de 1945 s.


Issu d’une famille très investie dans le régionalisme provençal, il en gardera toute sa vie un amour de la Provence et de ses écrivains . Une autre de ses passions a été l’alpi- nisme . Élève au lycée Janson-de-Sailly à Paris, il effectue ses classes préparatoires au lycée Saint-Louis et rentre à l’École normale supérieure en 1945 . Il passe l’année 1948-49 à Yale, où il travaille sous la direction de Nathan Jacobson, l’un des grands algébristes américains, et soutient sa thèse d’État en 1951 sur les groupes ordonnés et la théorie de la divisibilité . En 1951, il est chargé de recherche au CNRS ; en 1953, il devient maître de conférences à la faculté des sciences d’Alger, puis, à partir de 1954, à la faculté des sciences de Lyon . En 1961, il devient titulaire d’une chaire de calcul des probabilités et statistiques au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1994 . En parallèle, à partir de 1956, il a été maître de conférences de Mathématiques appliquées à l’École polytechnique . En 1965, il a partagé avec son collègue du Cnam, Alexis Hocquenghem (1925 s), le prix Victor-Thébault de l’Académie des Sciences .

Stéphane JAFFARD, son fils

Paul Jaffard et moi avons travaillé dans les mêmes établissements, d’abord à l’École polytechnique, à partir de 1972, puis au Conservatoire national des arts et métiers, à partir de 1978 . À l’X, nous enseignions les probabilités dans l’équipe de Jacques Neveu ; au Cnam, les probabilités ne représentaient qu’une partie des cours dispensés dans chacune de nos chaires respectives . À cette époque, cette discipline connaissait une importante évolution dans la recherche, mais avec un certain retard dans l’enseignement supérieur . Le formalisme se rapprochait de celui des disciplines classiques avec lesquelles des liens importants se multipliaient . Dans l’enseignement secondaire, les probabilités n’apparaissaient pratiquement pas ; dans certaines disci- plines, elles étaient à peine évoquées, par exemple en « sciences naturelles » pour expliquer l’hérédité (petits pois lisses et petits pois ridés) . En classe préparatoire, le programme de maths comportait de la combinatoire mais n’allait guère plus loin . La pédagogie devait donc prendre en compte cette situation . Souvent les définitions, les résultats ne sont pas intuitifs mais déroutants voire paradoxaux . Au niveau où nous intervenions, il n’y a guère de difficultés techniques mais il faut se familiariser avec des concepts nouveaux et apprendre à les manipuler efficacement . À l’X, ce n’était pas trop compliqué puisque les élèves avaient une agilité conceptuelle acquise en classes préparatoires . Au Cnam, où les élèves proviennent essentiellement de filières techniques, il y avait plus de travail .

Paul Jaffard consacrait beaucoup de temps, d’énergie, de patience et d’imagina- tion à construire un cours adapté, à fournir des exemples et des contre-exemples, à présenter des applications pratiques . Il n’était jamais totalement satisfait et cela l’angoissait . Pourtant les résultats étaient là !

Et je ne peux passer sous silence nos discussions sur la peinture, la sculpture et l’histoire, passionnantes et pour moi fort instructives .

Hervé REINHARD
son collègue au Cnam et à l’X

Longtemps avant que je ne rencontre Paul, je connaissais son travail sur les systèmes d’idéaux dans les domaines intégraux commutatifs . Krull avait effectué un travail de pionnier, analysant la structure interne des idéaux dans les domaines de Dedekind, mais aussi ce qu’on appelle maintenant les domaines de Krull . Les premiers travaux sur ce sujet remontent à Prüfer, qui avait utilisé la théorie de la valuation pour mettre en évidence une classe de domaines très importants .

Au début des années 1950, je me suis intéressé à la classification des sous-modèles de champs de quotients d’un domaine de Dedekind, et en particulier la classifica- tion des sous-groupes additifs des rationnels . Pour cette raison, je suis allé travailler avec Krull à Bonn . Il m’a fait étudier l’article de Jaffard « Anneaux du type de Dedekind », qui était très bien écrit et plus général que ceux concernant les domaines de Dedekind . Aujourd’hui, seuls quelques exemples de ces nouveaux anneaux ont été trouvés . Cependant la beauté de la création de Jaffard oblige à croire que de tels anneaux existent : la beauté et l’élégance trouvent toujours leur place en mathé- matiques . Paul a écrit un joyau : « Les système d’idéaux » (Dunod, Paris, 1960) . Dans ce livre, il utilisait toute sa finesse mathématique pour analyser les extensions possibles des idées de Krull .

Personnellement, j’ai considéré des anneaux plus généraux que les anneaux de Krull et mon étudiant en thèse, Malcolm Griffin, a écrit trois articles sur des anneaux de ce type . À cette époque, le mathématicien norvégien Karl Egil Aubert a écrit un long article fondamental sur les systèmes d’idéaux, cf . le volume « Collected Papers of Karl Egil Aubert » publié dans les Queen’s Papers in Pure and Applied Mathematics en 1992 .

Le travail de Jaffard dont j’ai parlé concerne la structure d’un certain type d’anneaux commutatifs . Mais son concept de « filets » a aussi permis des avancées importantes en théorie des représentations . Je présentais ces résultats le jour de mes 30 ans, en 1958, dans un séminaire à l’Instituto de Matematica à l’Universidad del Sur, à Bahia Blanca, en Argentine . Dans mon article « Un théorème de réalisation de groupes réticulés » (Pacific Journal of Mathematics, 1960), le concept de filet joue un rôle central pour obtenir un théorème de représentation beaucoup plus puissant et élégant que ce qui était connu auparavant par Ky Fan, Fleischer, et d’autres auteurs . J’espère aujourd’hui trouver la bonne généralisation du concept de filet et l’appliquer à des théorèmes plus généraux de représentation des anneaux topologiques . Mais c’est encore un projet .

Jaffard a aussi écrit d’autres livres : Théorie de la Dimension dans les Anneaux de Polynômes (Gauthier-Villars, Paris, 1960), Introduction aux Catégories et aux Problèmes Universels (Ediscience, Paris, 1971), mais je ne suis familier ni avec leur contenu, ni avec la contribution de Paul sur ces sujets .

Bien que je n’aie mentionné que les mathématiques de Jaffard, je ne peux pas passer sous silence ses qualités humaines . Dès notre rencontre, nous sommes devenus amis, et j’étais souvent invité chez lui, rue Notre-Dame-des-Champs à Paris . Bien sûr, nous ne discutions pas que de mathématiques . Il avait une collection de livres classiques et de magnifiques tableaux . Et tout ce qui arrivait sur la table était de même qualité et de même finesse . Je ne dirais pas que les mathématiciens ne sont pas des amateurs d’art ; en effet, les mathématiques sont une forme supérieure d’art . Mais dans les pays où l’amour de l’art n’est pas placé au-dessus des soucis de carrière, il est très rare de rencontrer quelqu’un comme Paul qui, en plus de tout ce que j’ai dit, avait reçu une éducation qui favorise les nourritures de l’esprit, comme la litté- rature, l’histoire, et la philosophie . Écrire à son propos fait remonter à ma mémoire de grands moments .

Ce texte est un hommage à quelqu’un qui grâce à son instinct et son éducation excellait dans bien des domaines .

Paulo RIBENBOIM, mathématicien brésilien,
professeur émérite à Queen’s University, Ontario
spécialiste d’algèbre et de la théorie des nombres,
texte original en anglais