JOLY Jean-René - 1957 s

JOLY (Jean-René), né le 18 janvier 1938 à Neuilly-sur-Seine (Seine), décédé le 5 février 2015 à Grenoble (Isère). – Promotion de 1957 s.


Jean-René Joly et moi sommes de la même promotion 1957 . Nous n’avions pas de chambre individuelle à l’école . Nous dormions en dortoir . Mais nous travaillions dans de petits bureaux, des thurnes, que nous partagions avec d’autres camarades, dits cothurnes . Je me retrouvai avec Charles- François Ducateau et avec Bernard Décomps . Je crois que Jean-René Joly était le quatrième cothurne, mais je n’en suis pas sûr . Ducateau me dit que Jean-René partageait avec des littéraires une thurne voisine, mais qu’en fait il était très souvent dans notre thurne pour y discuter de tout ce qui lui passait par l’esprit .

La seconde année nous n’étions plus que deux par thurne . Je partageais la mienne avec Jean-René qui me supportait avec une admirable patience . Jean-René était très méthodique, ordonné, soigneux et efficace, tout au contraire de moi . Il était tout ce que je n’étais pas . Il aimait le calme et l’ordre . Comment pouvait-il supporter mon éternel désordre ? Il fut reçu premier à l’agrégation de mathématiques tandis que je ne fus que second . Je n’étais pas jaloux, tant je l’admirais . Il avait un merveil- leux humour qui cachait une tristesse que j’ai ensuite mieux perçue et comprise . Son humour ne s’exerçait jamais contre les autres . C’était un humour à la Lewis Caroll . Un humour sur les mots, sur le langage . Son humour se plaisait à souligner combien le monde était absurde et cruel et qu’il fallait peut-être le mettre entre parenthèses en le déconstruisant par l’invention d’un langage absurde, comme le fait Ionesco dans son théâtre . C’est Jean-René qui m’a fait découvrir Ionesco . Il m’a emmené voir La leçon qui se jouait au théâtre de la Huchette . Son humour lui permettait de ne pas se sentir prisonnier des deux écrasants conflits qui pesaient sur notre génération : la guerre d’Algérie et la guerre froide nous incitaient à prendre parti, à nous « engager » . Son humour était une forme de résistance, de libération par la non-violence . J’adorais ses jeux de mots . Voici des exemples de cette drôlerie . Jean-René dira, quelques années plus tard, que j’habitais à « Yves-sur-Burette » (je logeais à Bures-sur-Yvette !) . Pour l’anniversaire de mes 50 ans il fallait faire cuire « cinquante endives » . Au moment du scandale de la banque Ambrosiano, il fallait éviter de placer son argent dans les « Sicav du Vatican » (voir André Gide) . Cet humour lui donnera l’indulgence et la patience dont il aura besoin pour supporter la crise universitaire de 1968 . Plus tard, professeur à l’Institut Fourier de Grenoble, il me raconta qu’au cours des trop nombreuses réunions et commissions il ne s’en- nuyait jamais, mais mémorisait les phrases que ses collègues prononçaient . Il les transformait mentalement en objets surréalistes, en les privant de la signification liée au contexte .

En quatrième année il a partagé sa thurne avec Ducateau . Ce fut une année de profond partage et d’amitié dont se souvient chaleureusement Charles-François : Jean-René a continué à découvrir et à approfondir de nouveaux concepts mathé- matiques, en particulier il a participé au séminaire de Samuel à Sèvres ainsi qu’aux travaux d’A . Grothendieck (l’IHES venait d’être créé) . Ensuite il a exercé pendant trois ans les fonctions de caïman où son activité principale a été consacrée aux normaliens . Il m’a souvent dit que ces trois années ont été très heureuses, mais qu’il a donné le plus clair de son temps aux élèves et a ainsi négligé son propre travail de recherche .

Charles-François Ducateau se souvient que René , le père de Jean-René était un normalien littéraire (1921 l) . Cacique de l’agrégation de grammaire, il est parti en Grèce poursuivre des recherches . Les aléas de la vie et le décès de son directeur de recherche lui ont fait abandonner sa thèse . Sa vocation d’enseignant s’est confirmée . Il a consacré la suite de sa carrière aux élèves de 6e et 5e du lycée Pasteur à Neuilly où ses qualités pédagogiques lui ont valu une grande renommée . Le père de Jean-René m’a sans doute influencé dans mon choix de l’enseignement . Les parents de Jean- René habitaient un ravissant appartement à Neuilly . Jean-René était leur fils unique . Monsieur Joly fut emporté par un cancer du cerveau . Jean-René qui adorait son père ne s’en est jamais remis .

Jean-René a rencontré sa future femme, Yveline, par hasard, au cours d’un voyage au Moyen Orient . Ils se marièrent le jour de la Saint-Valentin 1963 et ce fut un mariage heureux et rayonnant .

Jean-René aimait beaucoup la musique classique et avait une dévotion particulière pour Ravel . Yves Hellegouarch nous avait fait découvrir l’introduction et allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes et nous l’adorions . Très sensible au classi- cisme et à la rigueur, il pensait que Ravel « corrigeait » Debussy .

Après sa thèse en algèbre avec Pierre Samuel, (1929 s), son installation à Grenoble lui donna satisfaction en lui permettant d’échapper à la trop grande agitation pari- sienne . Yveline et lui se lièrent rapidement et facilement avec quelques collègues et participèrent avec enthousiasme aux diverses activités du groupe : ski de fond l’hiver et course à pied l’été . Jean-René a même couru un marathon avec Françoise (1952 S) et Jean-Paul Bertrandias ! Dans la vie courante, Jean-René faisait profiter ses amis et collègues de sa grande culture classique et de son esprit toujours en éveil . Son humour était apprécié de tous et permit souvent de calmer des situations tendues .

À son arrivée à Grenoble, Jean-René eut tout de suite la charge de mettre en route une nouvelle structure en premier cycle de mathématique-physique . Il participa à un gros travail d’élaboration entre mathématiciens et physiciens et même avec des étudiants ! Mais c’était en 1968 et l’année universitaire s’est achevée au mois de mai : tout était à recommencer !

Après 1968, les conditions de l’enseignement avaient changé . Les exigences du métier n’étaient peut-être plus tout à fait les mêmes ; mais Jean-René les a toujours remplies avec beaucoup de compétence . Son travail d’enseignement a pris beaucoup de place . Il avait un excellent contact avec ses étudiants et ses collègues . Il a participé activement aux travaux de didactique des mathématiques en particulier dans le cadre de l’Irem de Grenoble .

Son travail de recherche en a probablement souffert, il a peu publié . Il parti- cipait régulièrement aux séminaires de Théorie des nombres à Grenoble et aux colloques nationaux ou internationaux, mais il n’a pas pu ou su trouver de soutien parmi ses collègues ou ses meilleurs étudiants . Il fit des essais dans des domaines montrant sa grande ouverture d’esprit et sa capacité à innover : après l’acquisition d’un des premiers ordinateurs Apple, il écrivit un programme en langage machine (Assembleur) qui a permis de mettre en lumière des résultats nouveaux en théorie des nombres .

Il n’a jamais refusé les responsabilités administratives de la profession : il a assuré quelque temps la direction du département de premier cycle, c’est-à-dire la gestion d’environ 2000 étudiants et quelque 300 enseignants .

Dans les années 1990, après le décès de sa mère il disposa de son appartement à Paris, rue Sarette, ce qui lui a permis de venir souvent à Paris avec Yveline et d’aller au théâtre . Ils rencontraient régulièrement Charles-François Ducateau qui se souvient avec émotion de ses traits d’humour toujours aussi pertinents et vifs . Il lui faisait part de ses réflexions, en particulier sur le thème du fonctionnement du cerveau et de l’intelligence . Malheureusement sa maladie se développait, lui provoquant des douleurs et diminuant ses capacités physiques . Mais cela ne l’empêcha pas de conti- nuer ses activités . Il a pris cette épreuve avec beaucoup de courage et il a continué de nous faire bénéficier de son humour de façon toujours opportune, de développer ses réflexions et d’apprécier la musique, avec le soutien sans faille d’Yveline .

Il s’est éteint le 5 février 2015 .

Yves MEYER (1957 s)