KAHANE Jean-Pierre - 1946 s

KAHANE (Jean-Pierre), né le 11 décembre 1926 à Paris, décédé le 21 juin 2017 à Paris. – Promotion de 1946 s.


Fils d’Ernest Kahane, professeur, et de Marcelle Wurtz, chimiste, frère d’André Kahane (1950 s) et de Roger Kahane, Jean-Pierre Kahane, élève de première au lycée Henri-IV, fut arrêté, le 11 décembre 1941 comme juif, à la place de son père, lors d’une rafle à leur domicile. Il fut interné à Compiègne, au camp de Royallieu où étaient réunis juifs et communistes séparés par des barbelés ; violant l’interdiction, il prit contact avec les communistes et en retint le « courage politique » (témoignage du 7 juin 2011). Il fut relâché le 18 décembre, sans doute en raison de son jeune âge.

Jean-Pierre Kahane entra en 1946 à l’École normale supérieure dans la section Sciences. La même année, au dernier trimestre, il adhéra à la cellule de l’ENS du Parti communiste français, puis en 1946 à l’UJRF. Il se rendit en Bulgarie en 1947 à l’occasion du premier Festival mondial de la jeunesse. En 1949, il fut reçu premier à l’agrégation de mathématiques. Il adhéra successivement au SNES comme futur enseignant de 1947 à 1949, puis comme chercheur au CNRS de 1949 à 1954 et ensuite comme universitaire au Syndicat national de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique qui devait donner naissance au SNCS et enfin au SNESup. Il était trésorier de la section SNESRS des mathématiciens de l’Institut Henri Poincaré en 1949-1950.

Le 11 juillet 1951, il épousa Agnès Kaczander, fille d’un ingénieur d’origine hongroise, étudiante communiste. Ils se virent refuser les visas pour leur voyage de noces en Hongrie. Le couple eut trois filles.

Attaché de recherche au CNRS, Jean-Pierre Kahane prépara une thèse de mathé- matiques pures qu’il passa en 1954 avec la thèse complémentaire. Il fut alors nommé maître de conférences à la faculté de Montpellier. En 1958, il était professeur titulaire. Sa nomination fut saluée par La Marseillaise du 14 février 1958 : « La science ne peut se développer librement que dans un monde socialiste », écrivit Manuel Bernabeu, alors secrétaire fédéral de l’Hérault. En 1957, Jean-Pierre Kahane fut chargé de cours au Collège de France.

En allant à Montpellier, il accompagna son père Ernest Kahane qui devait créer l’enseignement de la chimie biologique à la faculté des sciences de Montpellier. La famille habita à Montpellier, rue Mareschal, un appartement qui lui avait été cédé par la veuve du directeur du Midi Libre, Jacques Bellon, qui était d’origine roumaine comme Ernest Kahane. Père et fils eurent des engagements communs : adhérents du PCF, ils fréquentaient tous deux la rue des Étuves de Montpellier. Ils étaient aussi membres des « Amitiés franco-chinoises » et de l’Union rationaliste de Montpellier que présidait Ernest Kahane.

Jean-Pierre Kahane voyagea pendant cette période de guerre froide en Europe de l’Est : en Yougoslavie, en Hongrie, en Roumanie. Il fut aussi convié à donner des cours au Tata Institute de Bombay, en 1957, et au centre Unesco de Buenos-Aires en 1959. Malgré la crise entraînée par les événements de Hongrie, il demeurait fidèle à son parti. Cependant, le 18 juin 1958, avec le socialiste Pierre Antonini, le militant de la Nouvelle gauche Camille Canonge et le communiste Henri Pupponi, il signa une lettre adressée au président Kádár, non rendue publique, qui affirmait : « Nous pensons que ce n’est pas servir la cause antifasciste, la cause populaire que de laisser passer sans protester ce qui nous paraît être une nouvelle et lourde faute des autorités hongroises. Ennemis en principe de la peine de mort, soucieux de voir sauvegarder les règles élémentaires de la justice – et en particulier le droit de défendre des accusés, nous ne pouvons admettre l’exécution d’Imré Nagy et de ses compagnons, dans les conditions où elle nous est annoncée : huis-clos avant l’ouverture des débats, exécution immédiate de la sentence sans possibilité d’appel ni de grâce. Nous sommes convaincus qu’une démo- cratie socialiste peut s’imposer sans recourir à de telles méthodes. » Cette initiative fut critiquée par le bureau de section qui considéra que « les camarades étaient d’au- tant plus blâmables que cela est la deuxième initiative erronée » (les mêmes éléments ayant déjà pris la même initiative à l’égard de Gomulka).

La guerre d’Algérie constituait l’enjeu politique principal de la période, avec la formation parmi les universitaires des comités Maurice Audin. Jean-Pierre Kahane avait assisté à la soutenance in absentia de la thèse d’Audin à la Sorbonne. Le 6 février 1958, la « Tribune libre » du Midi Libre, signée par René Saive, évoquait la formation de ces comités. Elle était titrée : « L’exemple des maîtres », le journaliste s’interrogeait : « La faculté des sciences jouit-elle de toute sa lucidité ? Dans l’affirmative, elle a peut- être des comptes à rendre au Tribunal militaire. Sinon, elle doit s’en remettre à l’avis des psychiatres. » Jean-Pierre Kahane riposta dans un article qui parut le 8 février. Il y évoquait « les crimes commis sous le couvert de la guerre d’Algérie » et ajoutait : « On n’imposera pas le silence aux universitaires en les traitant de traitres et de crétins. »

En mars 1958, le préfet de l’Hérault adressa un rapport à la direction des renseigne- ments généraux à Paris sur « la pénétration de l’idéologie communiste dans les milieux enseignants ». En 1961, la Fédération communiste de l’Hérault créait à Montpellier une « Université nouvelle », logée rue des Étuves, présidée par Jacques Roux, et qui compta à ses débuts 110 militants. Son secrétaire était Henri Pupponi. À cette date, Jean-Pierre Kahane venait d’être nommé au centre d’Orsay de l’université de Paris Sud où sa carrière se poursuivit jusqu’en 1994 et qu’il présida par la suite de 1975 à 1978. Professeur émérite, très présent à Orsay, il intervenait dans des séminaires.

Appelé au bureau du SNESup par son secrétaire général Michel Chaillou, il fut secrétaire général du SNESup en 1962-1963 et en 1964-1965 à une époque de forte crois- sance universitaire. Il comptait dans son bureau national le physicien Pierre Lehman, trésorier, le chimiste Guy Odent et l’historienne Madeleine Rebérioux (1941 L). Ses activités internationales étaient particulièrement intenses dans le cadre de l’Unesco et de l’Union mathématique internationale. Il entretint des relations amicales avec des mathématiciens communistes comme Massera (Uruguay) et Lee Lorch (Canada).

Ainsi qu’il le déclara plus de quarante ans après avoir quitté l’Hérault : « Je suis communiste depuis l’âge de vingt ans. J’ai été militant de base, membre de cellule, de section, sans jamais avoir de responsabilité notable, jusqu’au moment où on m’a « bombardé » membre du Comité central. C’était en 1979. Sur la base de ma bonne mine et de mes performances comme président d’Université, j’imagine. Mais en fait il y avait quelque chose à faire au Parti communiste. Le Parti communiste a des traditions solides en matière de relations à la science, avec des personnalités qui l’ont marqué fortement comme Paul Langevin (1894 s), comme Frédéric Joliot-Curie, auparavant comme Marcel Prenant (1911 s). Or, il y a besoin de réactiver sans cesse, que ce soit au Parti communiste ou ailleurs, cet intérêt pour la science. » Son passage au Comité central de 1979 à 1994 valut à Jean-Pierre Kahane d’être candidat aux élections européennes de 1979 et surtout d’élargir son horizon social et politique. De 1987 à 1997, il siégea au comité fédéral communiste de l’Essonne. Entre 1985 et 1994, il eut, auprès du comité central du PCF, la responsabilité des questions rele- vant de la science, de la recherche et des nouvelles technologies.

Dans le courant de sa carrière universitaire, le CNRS a joué un rôle fondamental. Il a toujours été attaché à l’idée de la diffusion de la culture scientifique et technique et rendu hommage à l’action du service audiovisuel du CNRS. La mission intermi- nistérielle de l’information scientifique et technique (Midist), était un organisme qui fonctionna de 1979 à 1985. Appelé par Jean-Pierre Chevènement, Jean-Pierre Kahane en devint le président en 1982. Il participa à la préparation du Colloque national de la recherche et de la technologie et fut en particulier chargé de la préparation du rapport sur les institutions avec Claude Pair (1953 s) et Jean-Jacques Salomon. Il fut de ceux qui luttèrent pour conserver le Palais de la Découverte menacé à l’époque où on mettait en place La Villette. Il se montra aussi préoccupé, dans le domaine de l’édition, de la publication d’ouvrages de vulgarisation scientifique. Sans excès d’opti- misme, il estime qu’il y a eu des réussites : « Concernant les réalisations en province, celle-ci a changé de visage. J’ai connu la province il y a cinquante ans, quand j’étais à Montpellier. La province était vide. Maintenant, vous avez à Montpellier la musique, mais vous avez également la science. On voit maintenant des enfants venir dans les labos. »

Pour Jean-Pierre Kahane, l’information scientifique et technique, la diffusion des publications, et le rapport à l’enseignement doivent être une préoccupation impor- tante pour les mathématiciens, tout autant qu’elle l’est pour les astronomes et les physiciens. Leur responsabilité dans la crise financière mondiale a été évoquée par Michel Rocard dans un article du Monde du 2 novembre 2008 : « Des professeurs de maths enseignent à leurs étudiants comment faire des coups boursiers. Ce qu’ils font relève, sans qu’ils le sachent, du crime contre l’humanité. » La formation d’étudiants bien qualifiés parmi lesquels sont recrutés les traders engagerait-elle à un tel niveau la responsabilité des enseignants ?

Tout en jugeant le propos inadmissible, Jean-Pierre Kahane, en scientifique, analysa les rapports entre les mécanismes de la crise financière et l’étude mathé- matique des probabilités. Il conclut : « Les bouleversements, depuis une trentaine d’années, du système financier mondial, auraient dû attirer notre attention comme citoyens. » Une parole-clé qui résume la volonté d’engagement du chercheur et ses devoirs dans la société. Jean-Pierre Kahane voit que « des pauvres gens sont jetés à la rue et que des fortunes gigantesques s’établissent sur des décombres ». À l’épreuve de cette crise révélatrice de désordres et dont les causes lui sont connues, il a défini sa conception du rôle des mathématiciens qui doivent, en collaboration avec les écono- mistes, créer de nouveaux modèles destinés à satisfaire des besoins fondamentaux et non à générer des profits pour une minorité.

Les engagements que Jean-Pierre Kahane a maintenus durant toute sa vie l’ont amené à voir le rapport entre mathématiques pures et problèmes de société et à garder « le souci de lier la science à la vie ».

Membre correspondant de l’Académie des sciences en 1982, il en devint membre en 1998. Spécialiste de l’analyse harmonique (branche importante des mathéma- tiques comprenant notamment l’étude des séries de Fourier), des séries de fonctions aléatoires, de la théorie du chaos gaussien et du mouvement brownien, il reçut diverses distinctions et présida la Société mathématique de France dans les années 1970. En outre, président pendant huit ans de la Commission internationale de l’enseignement mathématique, il fut chargé par le ministère en 1999 de la prési- dence de la Commission de réflexion sur l’enseignement des mathématiques. Il était commandeur de la légion d’honneur et officier des palmes académiques. Membre actif de l’Union rationaliste, Jean-Pierre Kahane en fut le président de 2001 à 2004. Toujours membre du PCF, il était un des animateurs de la revue Progressistes depuis 2013.

Ses obsèques se déroulèrent, le 30 juin 2017, au cimetière du Père Lachaise et furent l’objet d’un important rassemblement.

Références :

Jean-Pierre Kahane, Some Random series of functions, in Cambridge studies in advanced Mathematics, éd. Cambridge University, janvier 1994.

Jean-Pierre Kahane et Pierre Gilles Lemarie-Rieusset, Séries de Fourier, éd. Cassini, nouvelle bibliothèque scolaire/universitaire, 877 p., janvier 2001.

Jean-Pierre Kahane et collectif, Enseigner les mathématiques, éd. Odile Jacob, 240 p., mars 2002.

Collectif, L’Université de tous les savoirs, les Mathématiques, T.13, éd. Odile Jacob, avril 2002. Révolution n°641, 12 juin 1992, entretien avec Jean-Pierre Kahane, « Mathématiques. Pas un jeu, un enjeu ! ». SOURCES : Arch. Nat., F60/ 1554.

Arch. Dép. Hérault, 511W37, Cabinet du préfet, rapports individuels des RG, 1956-1964. Arch. comité national du PCF.
Who’s Who in France, biographie mise à jour le 11 avril 2005.
Henri Ostrowiecki et Virginie Durand, « Entretien avec Jean-Pierre Kahane », le 18 juin

2004, in La Revue pour l’histoire du CNRS, décembre 2005, mis en ligne le 3 mai 2007. Jean-Pierre Kahane, « La science, les lumières et les ombres, le cas des mathématiques financières », in Bulletin de l’APMEP (Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public), n° 486, 25 janvier 2010.

Le Monde, 4 juillet 2017.

Le SNESup, septembre 2017.

Notes de Jacques Girault, de Jean-François Le Gall et de Michel Pinault.

Notice nécrologique par Jean-François Le Gall et Cédric Villani. http://www.academie-sciences.fr/fr/In-memoriam/jean-pierre-kahane.html

Hélène CHAUBIN,
chercheur au CNRS en histoire contemporaine

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Michèle Artigue nous a autorisés à reproduire son intervention aux journées en l’honneur de Jean-Pierre Kahane, à Orsay, du 3 au 7 juillet 2016.

Jean-Pierre Kahane : un mathématicien engagé dans la réflexion et l’action au service de l’enseignement des mathématiques

Jean-Pierre Kahane est, depuis des décennies, un mathématicien engagé dans l’ac- tion et la réflexion sur l’enseignement des mathématiques. C’est cette dimension de son activité professionnelle que j’évoquerai dans cet exposé, à travers notamment son action au sein de l’ICMI (International Commission on Mathematical Instruction)1 qu’il a présidée de 1983 à 1990 et au sein de la CREM dont il a piloté le travail de 1999 à 2002.

C’est un honneur pour moi que de prendre la parole à ce colloque en l’honneur de Jean-Pierre Kahane, à qui je voue une profonde admiration, pour évoquer son engage- ment au service de l’enseignement des mathématiques. C’est peut-être une dimension de son activité scientifique qui est moins familière à beaucoup des participants à ce colloque que son œuvre mathématique, mais elle n’en est pas pour autant secondaire.

Comme il me l’avait confié, en 2008, lors d’un entretien réalisé à l’occasion du centenaire de l’ICMI qu’il a présidée de 1983 à 1990, lorsque je l’interrogeai sur les relations entre son activité d’enseignant et son activité de chercheur :

« Je dois tout à mon activité d’enseignement. Au départ, j’ai enseigné des choses que je savais mais, presque immédiatement, j’ai enseigné des choses que je ne savais pas, donc j’ai appris. »

Comprendre à quel point l’enseignement est une occasion d’apprendre, c’est une expérience, me disait-il, qu’il avait vécue très tôt. En effet, dès sa seconde année d’études à l’ENS, il s’était retrouvé président – déjà oui ! – d’un groupe d’études de calcul différentiel et intégral. C’est autour de la fédération de tels groupes, proposant une organisation collective du travail des étudiants en l’absence de travaux dirigés, que s’était forgée l’UNEF à l’époque. Et c’est en jouant ce rôle de président-moni- teur, disait-il, qu’il avait vraiment compris le contenu de ce certificat de licence qu’il avait obtenu l’année précédente. Je n’ai pas eu la chance d’avoir Jean-Pierre Kahane comme enseignant. Si je me souviens bien, nous nous sommes d’abord brièvement croisés au congrès ICME de Budapest en 1988, alors qu’il était président de l’ICMI, mais ce n’est que dix ans plus tard que nous avons eu vraiment l’occasion de travailler ensemble au sein de la Commission de réflexion sur l’enseignement des mathéma- tiques qu’il présidait et qui est toujours connue comme la commission Kahane.

La présidence de l’ICMI

Je commencerai par évoquer son rôle au sein de l’ICMI. J’ai voulu dans le titre associer dans son engagement au service de l’enseignement des mathématiques, la pensée et l’action. Son engagement au sein de l’ICMI illustre parfaitement bien cette capacité extraordinaire que Jean-Pierre Kahane a à mettre en symbiose pensée et action. Comme il me l’a raconté, c’est Lennart Carleson qu’il connaissait bien et qui était alors président de l’Union mathématique internationale qui lui a proposé de prendre la présidence de l’ICMI. Après la présidence de Hassler Whitney qui n’était pas exactement un homme d’action, l’ICMI avait besoin de se réveiller. Lennart Carleson pensait que Jean-Pierre Kahane était l’homme approprié et ce fut effective- ment le cas. Jean-Pierre Kahane avait une expérience et une vision de l’enseignement des mathématiques, mais il ne connaissait pas l’ICMI, ni particulièrement le milieu de l’éducation mathématique ; mais, comme il le dit souvent, l’ignorance n’est pas forcément une mauvaise chose. Elle oblige à apprendre, à écouter, à s’appuyer sur les autres. C’est ce qu’il a fait, avec une efficacité redoutable. En décembre 1982, juste avant sa prise de fonction, il a donc invité à Orsay Geoffrey Howson, Bent Christiansen, un éducateur danois déjà vice-président de l’ICMI et qui allait le rester, et Ed Jacobsen, spécialiste des mathématiques à l’Unesco ; l’ICMI avait en effet depuis les années soixante des relations étroites avec l’Unesco et Ed Jacobsen en était la cheville ouvrière. Après le déjeuner, Geoffrey, Bent et Jean-Pierre se sont retrouvés à l’université pour discuter de façon plus approfondie l’action du prochain exécutif de l’ICMI. Selon Geoffrey, Bent et lui avaient déjà réfléchi à l’idée de relancer l’acti- vité de l’ICMI à travers une série d’études mais, c’est grâce à Jean-Pierre Kahane qu’en l’espace d’une demi-journée seulement, cette idée prit réellement forme, que la structure, les premiers thèmes furent fixés. Ils portent d’ailleurs sa marque, au moins pour trois d’entre eux :

  • Influence de l’informatique et des ordinateurs sur les mathématiques et leur ensei- gnement (un titre où chaque mot était pensé)

  • School Mathematics in the 1990s

  • Mathématiques comme discipline de service (un thème provocateur à l’époque mais qui lui était particulièrement cher)

  • Mathematics and Cognition

  • Popularization of Mathematics1

    En quelques heures, un projet avait été élaboré pour les quatre ans à venir au moins ! Avec ces études, il s’agissait, je le cite (entretien déjà cité) : de repérer des sujets qui soient sinon brûlants, tout au moins en attente d’un examen international, et que nous procédions à cet examen, à un recensement des problèmes, que nous proposions des éléments de solutions, mais non des recommandations, des solu- tions estampillées ICMI. Le modèle des études ICMI élaboré à l’époque est encore celui suivi aujourd’hui, plus de 30 ans plus tard, alors que nous en sommes à la 24e étude. La CREM, comme je l’ai dit, c’est dans son cadre que j’ai eu réellement l’occasion de travailler avec Jean-Pierre Kahane. Claude Allègre était alors ministre de l’Éducation nationale et ses déclarations péremptoires sur les mathématiques et leur enseignement alarmaient la communauté mathématique. Les associations de professeurs et sociétés savantes demandèrent la création d’une commission qui aurait en charge une réflexion approfondie sur l’enseignement des mathématiques, et en particulier sur les relations entre mathématiques et informatique, vu les positions radicales prises sur ce sujet par Claude Allègre. Michel Broué, qui était membre du CNP, joua un rôle clef dans sa mise en place et en proposa la présidence à Jean- Pierre Kahane. Jean-Pierre, comme il me l’a également expliqué, posa d’abord des conditions, notamment concernant les moyens alloués à cette commission, mais finalement accepta car il y avait là un enjeu politique certain. Nous nous retrou- vâmes à 18 finalement à travailler dans une commission mise en place en 1999 auprès du CNP, officielle mais installée de façon quasi clandestine. Son président en effet ne parvint jamais à rencontrer Claude Allègre, personne au ministère ne semblait s’intéresser vraiment à nos travaux. Jack Lang, qui succéda à Claude Allègre, nous invita finalement à présenter le résultat de ces travaux ; c’était entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2002, alors qu’il faisait ses bagages ! Mais comme se plaît à l’expliquer Jean-Pierre, ce statut si particulier laissa à la commission une liberté d’action totale dont elle sut profiter pour développer la réflexion approfondie que l’enseignement des mathématiques réclamait. Diriger le travail de cette commission n’avait rien d’évident. Elle était aussi diverse que riche, et comportait des person- nalités fortes. Il y avait des tensions évidentes entre les membres de la commission qui faisaient partie des groupes d’experts en charge de la rédaction des nouveaux programmes du lycée de 2000 et la doyenne de l’inspection générale de mathé- matiques ; il y avait des oppositions fortes qui traversaient les disciplines, puisque nous n’étions pas seulement entre mathématiciens, sur la vision des rapports entre informatique et mathématiques. Il fallait néanmoins arriver à travailler ensemble et à mettre au point des rapports qui feraient l’unanimité : sur la géométrie, sur le calcul, sur statistique et probabilités, sur l’informatique, sur la formation initiale et continue des enseignants, nous y sommes parvenus, mais pour ce qui est de l’infor- matique, les débats se sont poursuivis pendant de nombreuses séances avant que le rapport final ne soit finalement adopté. Jean-Pierre Kahane, par son intelligence, son écoute et son sens du dialogue et de la synthèse, alliés à une détermination sans faille, a rendu ceci possible. Daniel Perrin l’exprime bien dans le texte qu’il m’a envoyé. Rétrospectivement, je pense qu’il a mené cette tâche difficile, où il fallait gérer les personnalités des uns et des autres, fortes et diverses, avec à la fois subtilité et fermeté. Subtilité, parce qu’il sentait très vite les gens dans leur complexité, ce qui lui permet- tait d’anticiper les conflits et d’en résoudre quelques-uns avant même qu’ils éclatent. Fermeté car il savait mettre le holà lorsque les dérapages s’amorçaient. En tous cas, et j’ai précisément ce souvenir à propos de l’élaboration du rapport sur la géométrie, il savait à la fois faire confiance aux gens en leur confiant un vrai travail, les aider de sa grande culture en étant à leur côté pour le réaliser, et les soutenir moralement en les encourageant en permanence. Ce fut pour moi une très belle expérience. C’est tout à fait ce que j’ai vécu en pilotant le rapport sur le calcul. Jean-Claude Duperret, qu’il avait rencontré quand il présidait le comité scientifique des IREM et avait invité à être membre de la CREM en lui disant : « Jean-Claude, vous serez mes yeux dans l’enseignement secondaire », ce qui l’avait profondément touché, et auquel il avait demandé d’être secrétaire de la CREM, l’exprime aussi très bien dans le témoignage qu’il m’a envoyé : « Pour moi, il était un peu comme un chef d’orchestre : faisant intervenir des spécialistes ; laissant chaque participant exprimer son point de vue, sa sensibilité, sa différence ; harmonisant ces différentes pensées ; prenant en charge l’accord final ; renvoyant ensuite chacun à sa partition pour produire des documents de synthèse. » Jean-Pierre a tenu à préciser sa vision des mathématiques. Le travail de la CREM a été bien sûr porté par sa vision des mathématiques, ou plutôt dirais- je des sciences mathématiques. Sciences mathématiques parce que cela s’est avéré le moyen de penser de façon non réductrice les relations et interactions entre les mathé- matiques et les autres disciplines, des interactions auxquelles il accorde une extrême importance. Le travail de la CREM a aussi été porté par sa vision de l’enseignement. À la question : « Pourquoi faut-il enseigner les mathématiques ? », il répondait le plus souvent : « Parce qu’elles sont belles et utiles » mais aussitôt après tenait à préciser, comme il le fait dans la préface de l’ouvrage issu des quatre premiers rapports, que leur première utilité est : « qu’elles concourent à la formation de l’esprit. Elles forcent à expliciter les évidences, à décomposer les difficultés, à enchaîner les résultats, à dénombrer tous les cas possibles : elles sont la logique cartésienne en action », et que le plus grand danger est l’utilitarisme qui : « consiste à donner des recettes au lieu de contribuer à la formation de l’esprit, à renoncer à l’universalité des mathématiques, à les diviser selon la nature actuelle de leurs applications, sans souci des interac- tions possibles ». Comme me le rappelait aussi Daniel Perrin, il insistait sur le fait que : « pour l’élève, le raisonnement mathématique peut être un moyen d’égaler ou de dépasser le professeur : c’est une expérience humaine qui n’est pas banale, mais qui a été maintes fois relatée. La force de la raison peut-être plus forte que tous les arguments d’autorité... » C’est bien ce que nous osons tous espérer faire vivre à nos élèves et étudiants ! Jean-Pierre Kahane savait aussi s’insurger. Dans l’entretien que j’ai déjà mentionné, dans la partie relative à la CREM, tout d’un coup, il s’emballe : « J’ai appris à honnir le terme de maîtriser. Dans le socle commun, il faut maîtriser ci, il faut maîtriser ça... Moi je ne maîtrise jamais rien. J’ai passé ma vie à étudier ce qui se passe sur le cercle... Et, pour moi, le cercle est toujours un objet d’émerveil- lement. J’apprends sans cesse sur le cercle. Je ne maîtrise pas le cercle ! » Chaque fois que j’entends le mot « maîtrise » dans un discours éducatif, je ne peux m’empêcher de penser à cette tirade, et c’est salutaire !

    Le Comité Scientifique des IREM (CS)

    Je pourrais continuer longtemps encore, mais je vais juste brièvement évoquer son travail à la présidence du comité scientifique des IREM où il a succédé à Michel Henry, sur la proposition de Régine Douady, en 1997. Jean-Pierre connais- sait bien sûr le réseau des IREM et l’avait soutenu à maintes occasions, mais contrairement à Michel Henry qui était depuis longtemps un des piliers de l’IREM de Besançon, il n’avait jamais participé au travail d’un groupe IREM. Encore une fois, il sut pourtant utiliser productivement cette distance. Pour mieux connaître le réseau, il lança le CS dans un recensement et une étude systématique des produc- tions des IREM pour les deux années 1996 et 1997, un type de travail qui n’avait jamais encore été entrepris et se révéla particulièrement utile. Sa présidence coïncide également avec une période de turbulence pour les IREM :

    • la circulaire « Boissinot », du nom du directeur des lycées et collèges de l’époque qui s’opposait à l’attribution aux IREM par les MAFPEN, structures académiques en charge de la formation continue des enseignants, des moyens nécessaires pour que les collègues du second degré puissent travailler au sein des groupes de recherche IREM, comme c’était le cas depuis la création des MAFPEN en 1982, et qui déniait aux animateurs IREM le droit de se réclamer de leur IREM dans les formations continues où ils étaient appelés à intervenir ;

    • le débat sur la place des IREM dans un paysage de la formation des enseignants transformé par la création des IUFM, le souhait de certains de voir les IREM migrer vers les IUFM, ce qui aurait coupé leurs liens historiques avec les UFR de mathématiques ; l’ADIREM y était opposée. Dans ce contexte difficile, Jean-Pierre sut mobiliser la communauté mathématique, nationalement et inter- nationalement, et, accompagnant le président de l’ADIREM, André Antibi, ou des délégations du réseau dans des rencontres avec des responsables ministériels, il sut faire valoir avec l’autorité qui le caractérise les forces des IREM et plaider leur cause. Dans les messages qu’ils m’ont envoyés, Jean-Pierre Raoult et Michel Henry le soulignent tous deux. Par ailleurs, à un moment où s’imposait une réflexion de fond sur les missions des IREM et la façon de les remplir efficacement dans un paysage de la formation profondément renouvelé, il fit du CS un lieu de débat et de réflexion ouvert sur l’extérieur, en consacrant à chaque séance une demi-journée à un thème spécifique et en faisant appel à des intervenants exté- rieurs au réseau des IREM. Cette structure des réunions s’est en fait maintenue jusqu’à aujourd’hui et contribue à faire du CS une instance particulièrement utile au réseau.

    Je m’arrêterai là pour les IREM, laissant le dernier mot à Michel Henry qui m’écrivait, il y a quelques jours : « Mon témoignage est le plaisir constant que j’ai eu de travailler avec Jean-Pierre, toujours impressionné par son ouverture d’esprit dans les débats et ses qualités de synthèse quand il fallait les clore. »

    Sa contribution à la vie des IREM a été déterminante à cette époque, elle s’est prolongée par la suite sans fléchir jusqu’à maintenant. Il est temps de conclure. Je n’ai fait qu’évoquer ici très partiellement l’engagement de Jean-Pierre Kahane au service de l’enseignement des mathématiques. Cet engagement a bien d’autres facettes et ma dernière diapositive sera cette photo qui unit les générations prise à un congrès récent de MATh.en.JEANS où il s’entretient avec une équipe bordelaise, car il est aussi membre actif du comité scientifique de cette association. À près de 90 ans, Jean- Pierre Kahane me surprend toujours par sa combativité qui semble intacte comme nous avons pu en faire l’expérience à la dernière réunion de la CFEM dont il est président d’honneur et où il représente l’Académie des sciences, la force de ses idées, sa curiosité intellectuelle insatiable, sans oublier, comme me l’écrivait Catherine Combelles (1970 S) la malice amusée et bienveillante de son regard. » J’espère, Jean- Pierre, que vous me surprendrez encore longtemps et vous remercie profondément pour tout ce que vous nous avez apporté à travers votre engagement au service de l’enseignement.

    Note

    1. Les publications correspondantes, numérisées par Cambridge University Press sont acces- sibles sur le site de l’ICMI : https://www.mathunion.org/icmi/digital-library/icmi-studies/ icmi-study-volumes

    Michèle ARTIGUE (1965 S)