LAFON Guy - 1952 l


LAFON (Guy)
, né le 5 novembre 1930 à Paris, décédé le 16 avril 2020 à Paris. – Promotion de 1952 l.


La vie de Guy Lafon a été intimement liée à celle de notre École, puisqu’après y avoir été élève, de 1952 à 1955, il y est revenu, dix ans plus tard (en 1965), comme aumônier catholique du « groupe tala », après avoir occupé, dès son ordination sacerdotale en 1961, le poste d’aumônier des khâgnes parisiennes. C’est dire qu’il aura vu passer plusieurs générations de khâgneux, de normaliens et de norma- liennes : en 1968, le groupe tala de la rue d’Ulm fusionne avec celui de Sèvres, et Guy accompagnera l’aumônerie commune aux deux écoles jusqu’en 1979.

Pour ceux de ma génération, qui ont connu Guy Lafon dès les années soixante du siècle dernier, sa personne n’est pas séparable de celle de sa mère, Sarah Catherine Lafon, décédée en 1979. Cette dernière, qui n’avait guère fait d’études mais était pétillante de malice et d’humour, était venue très jeune à Paris depuis sa vallée du Lot natale, et toute l’enfance du jeune Guy s’est passée au pied de la montagne Sainte-Geneviève, dans l’immeuble de la rue des Bernardins où il habitait avec sa mère, sa seule famille, qui n’avait guère de ressources. Guy n’était pas un « héri- tier », et c’est certainement, pour une grande part, de sa mère qu’il tenait le goût de remettre à leur place les grandeurs d’établissement, goût cultivé ensuite par une fréquentation assidue de l’œuvre de Pascal.

Très tôt, Guy manifeste de grandes capacités pour l’étude, et en même temps la paroisse de Saint-Nicolas-du-Chardonnet est, pour ainsi dire, sa seconde famille. C’est ainsi qu’il accomplit son parcours de l’enseignement secondaire au petit séminaire de Paris, à Conflans (faubourg de Charenton). Sur le conseil avisé de ses professeurs, une fois le baccalauréat obtenu brillamment, il s’inscrit à la khâgne d’Henri-IV, toute proche de son domicile. Il aimait à raconter que sa formation au petit séminaire avait tôt fait de lui un latiniste accompli : alors qu’à cette époque les notes de thème latin en hypokhâgne s’échelonnaient d’ordinaire, en début d’année, de 05/20 pour les meilleurs jusqu’à – 10 pour d’autres (je force le trait à dessein, mais à peine), il obtient un 13/20 à son premier thème.

Dans sa promotion de l’École (1952), on relève notamment les noms de Jackie Derrida (1930-2014) et de Michel Serres (1930-2019). Guy restera en relations constantes avec ce dernier, et c’est peut-être au contact du premier qu’il a perçu la nécessité de déconstruire un certain type de discours théologique enraciné dans la métaphysique. Pendant sa scolarité à l’École, il est président de la Fédération française des étudiants catholiques, à cette époque de renouveau dans le monde catholique (en France particulièrement) qui devait aboutir, quelques années plus tard, au concile Vatican II (1962-1965). Après l’agrégation de lettres classiques (1955), un bref passage au lycée d’Amiens et le service militaire, il entre au séminaire des Carmes de l’Ins- titut catholique de Paris – que certains appelaient « l’ÉNA de l’Église de France ». Il est ordonné prêtre en mars 1961 par monseigneur Pierre Veuillot, avec lequel il entretenait depuis longtemps une relation d’affection filiale : Mgr Veuillot, que Guy avait eu comme professeur de philosophie à Conflans, était alors évêque d’Angers et devait être nommé, aussitôt après, évêque coadjuteur de Paris, avant de succéder au cardinal Feltin comme archevêque (1966) et cardinal (1967). Pendant ses années d’aumônier des khâgnes (1961-1965), Guy était aussi secrétaire de Mgr Veuillot, ce qui lui permettait d’être logé à l’archevêché (rue Barbet-de-Jouy), et il est l’un de ceux qui l’ont accompagné lors de la maladie (une leucémie foudroyante) qui devait l’emporter en février 1968. Je me souviens que lorsque Guy a soutenu sa thèse de théologie à « la Catho », il a commencé son exposé de soutenance en rappelant la mémoire de Pierre Veuillot. Nous avons là un beau témoignage d’un trait qui caractérisait Guy, et que tous ses amis ont pu apprécier, à savoir la fidélité.

Le mouvement de 1968 a eu sur le monde chrétien des incidences aussi impor- tantes que sur l’ensemble de la société. Bien avant les « événements », nombreux déjà étaient ceux qui avaient pris conscience du fait qu’un discours théologique assénant des vérités d’une manière dogmatique était devenu inaudible. C’était, bien sûr, le cas de Guy, aussi bien dans son expérience d’aumônier que dans son enseignement au grand séminaire d’Issy-les-Moulineaux, à partir de 1965. En 1968, à l’instigation des responsables de la faculté de théologie de l’Institut catholique de Paris (Jean Daniélou, puis Pierre-André Liégé), il est chargé dans cet établissement d’un cours intitulé « Introduction au mystère chrétien », puis « Anthropologie théologale ». L’ambition en est de confronter la réflexion théologique aux outils conceptuels et aux courants de pensée de notre époque (linguistique, psychanalyse, structuralisme, etc.). Tel est aussi l’esprit qui anime la thèse de théologie de Guy Lafon, préparée à « la Catho » sous la direction d’Henri Bouillard et soutenue en 1969 sous le titre Le Temps, le Christ et Dieu. Introduction à une christologie réflexive. Pour lui, comme pour plusieurs autres (je pense notamment à Michel de Certeau, et à Antoine Delzant (1955 s), ami très cher de Guy), l’essentiel est moins le contenu des croyances que les relations dans lesquelles les croyants sont impliqués. De là l’importance accordée à la « communication », et notamment à cette forme de communication qu’il a appelée l’« entretien ».

D’une vaste culture et d’une grande curiosité, Guy Lafon savait trouver son miel partout pour la réflexion théologique, et notamment chez les fameux « maîtres du soupçon », pourtant réputés généralement pour n’être pas des piliers de sacristie. Cela entraîne quelques révisions déchirantes : « la révélation, liée à la religion dans notre tradition occidentale, cesse d’être un bloc compact de vérités », et le problème de Dieu se trouve « libéré de toute logique nécessitante, dégagé de tout scepticisme comme de tout dogmatisme ». Telle est la démarche qui a sous-tendu l’activité de Guy tout au long de son travail de théologien. Ses nombreuses publications sont reprises dans une série d’ouvrages : ainsi Esquisses pour un christianisme (1979), livre où l’article un que comporte le titre est à lui seul tout un programme, et où l’auteur « propose une parole chrétienne à l’intérieur de la communauté intellectuelle que la modernité a instituée parmi nous », avec l’ambition d’offrir « des outils de travail plus que des thèses » ; Le Dieu commun (1982) ; Croire, espérer, aimer (1983) ; L’Autre-Roi ou la religion fraternelle (1987) ; Il n’y a pas deux amours (1994) ; Abraham ou l’inven- tion de la foi (1996) ; Le Temps de croire (2004) ; Foi et vérité (2010). Guy Lafon était, par ailleurs, un poète apprécié, auteur notamment de Saxifrages (1999) et de Hommage à l’exil (2002).

Sans être à proprement parler un exégète, Guy Lafon s’est attaché, tout au long de sa vie, à pratiquer et à donner à d’autres le goût de pratiquer la lecture de l’Écriture, en entendant par là une approche des textes qui ne se confond pas avec l’interprétation, toujours un peu réductrice. Il n’a cessé d’animer des groupes de lecture, qui ont forte- ment marqué tous ceux qui y ont participé. L’ensemble de ce travail est rassemblé dans La Table de l’Évangile, série de 300 lectures bibliques disponible sur CD-Rom (et aussi sur le site http://lafon.guy.free.fr), ainsi que dans plusieurs livres : Pour lire l’Évangile de Matthieu (1998) ; L’Esprit de la lettre, Lectures de l’Évangile selon saint Luc (2001) ; La Parole et la Vie, Lectures de l’Évangile selon saint Jean (2005).

Une telle approche de l’Écriture et de la tradition chrétienne ne se conçoit que dans un esprit de liberté, en dépit des obstacles élevés par les institutions. Lorsqu’en 1980 Antoine Delzant, collègue de Guy Lafon à l’Institut catholique de Paris et pour lui (je l’ai rappelé plus haut) ami très cher, a été l’objet de rumeurs à Rome, une Association libre d’études théologiques (ALETHE) a été créée à l’initiative de Guy Lafon, Antoine Delzant et Jean Lavergnat, avec l’appui d’un groupe d’amis soucieux de promouvoir la liberté : la théologie est, décidément, une chose trop sérieuse pour qu’on en laisse le soin aux seuls théologiens de métier. Ce n’est pas pour rien que le beau volume de Mélanges en l’honneur de Guy Lafon, ouvrage collectif publié en 2011 à l’initiative de plusieurs de ses amis (notamment Guy Basset et François Weiser), s’intitule Chemins de liberté (Éditions de la Nouvelle Alliance, Clamart).

L’une des grandes intuitions de Guy Lafon est que ce qui est constitutif de l’huma- nité, c’est le lien. Ce ne sont pas seulement des mots, mais aussi une manière de vivre, et Guy a conçu son rôle de prêtre comme celui de l’animateur d’une communauté, d’une personne qui instaure des liens. Telle a été son action à la paroisse Saint-Marcel (près de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière), d’abord comme vicaire (1981-1994), puis comme curé (1998-2004), et à la chapelle Saint-Bernard-de-Montparnasse (1994- 1997). Depuis 2004, il était lié à la paroisse Saint-Jean-des-Deux-Moulins, près de la place d’Italie. Et il était loin d’être un homme d’appareil : bien au contraire, il culti- vait l’amitié dans les milieux les plus divers. Plusieurs se souviennent, notamment, de l’aide qu’il leur a apportée lors des ravages qu’a faits le sida dans la société française voici quelques décennies. Et pour beaucoup de ses amis (c’est mon cas), il n’est pas d’événement de la vie familiale auquel il ne soit associé.

Pour la plupart de ceux qui l’ont connu, Guy Lafon était de longue date associé à sa maison si accueillante de Clamart, qu’il avait habitée d’abord avec sa mère. En 2019, plusieurs accidents de santé ont fait qu’il ne pouvait plus y vivre seul. Il a pu alors être accueilli à la Maison Marie-Thérèse, maison de retraite pour les prêtres du diocèse de Paris (près de Denfert-Rochereau). En ce lieu central, il pouvait ainsi rester en rela- tions avec tous ses amis. Puis est venu, au printemps dernier, ce terrible Covid-19 : plus de visites ni de possibilité de le recevoir, la communication n’étant désormais possible que par le téléphone, et cela jusqu’au moment où la détresse respiratoire a exigé qu’il soit hospitalisé. Enfin, ce fut un enterrement au cimetière de Clamart, avec, par nécessité, presque personne en présentiel, pour lui qui avait accompagné tant d’autres personnes lors de cérémonies d’obsèques. Heureusement, le courrier électronique a permis le maintien du lien avec et entre ses amis. En septembre 2020, nous avons été nombreux – quoique moins nombreux que nous l’aurions désiré, règles sanitaires obligent – à nous rassembler autour de Guy Lafon à Saint-Marcel, dans cette église dont il avait été le curé. Les organisateurs de la liturgie avaient choisi comme texte d’Évangile la parabole du semeur dans la version de Matthieu (13, 1-9). La conclusion en est bien connue : « Celui qui a des oreilles, qu’il entende ! » Vaste programme, et bien dans l’esprit de notre ami !

Charles DE LAMBERTERIE (1965 l)

 

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Nous faisons partie des nombreux amis de Guy Lafon, et je souhaite ici témoigner de son humanité et de son rayonnement, en compagnie d’Agnès Fontaine, l’indis- pensable cheville ouvrière de l’a-Ulm durant 20 ans.

Nous avons fait connaissance de Guy en 1980, quand, jeune couple nouvellement arrivé dans la paroisse Saint-Marcel à Paris 13e, nous avons été enrôlés dans la caté- chèse avec lui. Guy savait adapter son langage à son public et animait divers groupes de réflexion. Dans ces réunions est née notre amitié, qui incluait aussi d’autres parti- cipants à ces groupes car Guy favorisait les échanges dans l’entretien, plus que sa prise de parole personnelle. Les bons repas partagés, Guy étant aussi un bon vivant, ont permis à ces liens de se développer.

Guy a baptisé chacun de nos enfants ; il se déplaçait volontiers même aux quatre coins de la France pour être présent à nos fêtes familiales, venant quelques jours en vacances chez nous, s’associant à nos joies et à nos peines. Ainsi il suivait les géné- rations, s’inquiétant de la santé, des études, de l’installation dans la vie des uns et des autres. Un jour, il a invité à déjeuner l’un de nos fils, âgé de huit ans, qui se remet- tait d’une grosse opération chirurgicale, pour lui proposer de raconter par écrit son expérience. Plus tard, Guy a marié deux de nos enfants, dont Romain avec Bénédicte Fontaine : il aimait susciter des discussions, au cours desquelles il accueillait de façon très ouverte les différents points de vue, non sans humour, et nous faisait découvrir un horizon élargi. Notre participation à son groupe de lecture a été un chemin de liberté, un enrichissement et un enseignement qui nous éclaire encore.

Son amitié fidèle nous a toujours accompagnés, nous invitant à la joie d’être vivants et à nous tourner avec confiance vers l’avenir. Ainsi il pratiquait sa théologie de l’Entretien.

Françoise CABANE et Agnès FONTAINE