MÉNARD Louis, Nicolas - 1842 l

MÉNARD (Louis, Nicolas), né le 19 octobre 1822 à Paris, décédé le 9 février 1901 à Paris. – Promotion de 1842 l.


Officiellement normalien durant deux mois, du 24 octobre 1842 où est enregis- trée sa nomination comme demi-boursier, au 24 décembre où est mentionnée sa démission, il a établi une sorte de record de la brièveté, qui sera pulvérisé au siècle suivant par André Tardieu, lequel renonça à intégrer l’École dès la proclamation des résultats. Son nom brille cependant dans le Livre du Centenaire, accompagné des mentions : docteur ès lettres (en 1860) et homme de lettres. Il faisait, dans l’esprit du directeur Georges Perrot (1852 l), honneur à l’École ; depuis, son nom est repris dans nos listes, où il ne figurait pas avant 1894. C’est à ce titre que ces lignes lui sont consacrées ; elles doivent beaucoup à la thèse d’Henri Peyre (1920 l), publiée dans les Yale Romanic Studies (n° 5, 1932). Elles ne revendiquent la nouveauté que par la recherche des actes d’état-civil parisiens.

Étrange figure que ce touche-à-tout, assurément génial chimiste, auteur de manuels d’histoire qui ont fait la fortune de l’éditeur Delagrave, peintre pilier de l’école de Barbizon, et surtout pétri d’hellénisme jusqu’à la moelle, au point d’en devenir la caricature d’un dernier païen égaré dans son xixe siècle, Louis Ménard aurait été le premier étonné de constater que le Tout-Paris littéraire suivait son cercueil . C’était une figure du quartier latin, puisqu’il passa sa vie place de la Sorbonne où ses parents étaient libraires, et l’on peut ne retenir de lui que son extérieur pittoresque, anticipant Ferdinand Lop . Ce serait vraiment desservir sa mémoire .

Après deux ans passés dans un cours privé, il entra à Louis-le-Grand, où il dut redoubler la huitième . Il collectionna les accessits au Concours général (en tout quatorze nominations de 1837 à 1841) ; il eut en sixième et cinquième le jeune Henri Wallon (1831 l) comme professeur d’histoire, et il garda une constante amitié envers le futur auteur de l’amendement instaurant la IIIe République, qui achevait alors son mémoire sur l’esclavage dans les colonies . Il était en quatrième lorsque le général Aupick y fit entrer (en seconde) son beau-fils, Charles Baudelaire, dont il garantissait l’excellence . Il eut également Jules Suisse, le futur Jules Simon (1833 l), comme professeur en philosophie1 . C’est sur ses conseils qu’une fois bachelier, il y resta, en première vétérans (l’ancien nom de la khâgne), et fut reçu au Concours de l’École normale, pas encore supérieure et logée au dernier étage de ce lycée . Si son prestige attirait déjà rue Saint-Jacques de nombreux provinciaux, il ne put, comme eux, supporter le programme de la première année, où les exercices scolaires étouf- faient l’originalité par une admiration absolue du xviie siècle, et où le classement trimestriel imposait un bachotage permanent . Vécut-il mal le fait d’être demi-boursier (la totalité du traitement était réservée aux six premiers reçus) ? L’aisance financière de ses parents ne pouvait entrer en ligne de compte . Toujours est-il qu’il démissionna dès la fin du trimestre (les registres se contentent du laconique a quitté l’École, mention qui se retrouve cinq ou six fois par décennie et qui cache, soit une incapacité physique, soit parfois des problèmes psychiques2 . Il pouvait côtoyer Louis Burnouf, Émile Pessonneaux, des deux promotions précédentes, de futurs grands hellénistes ; il ne suivit pas leur voie, celle de la tranquillité financière que donne l’enseignement, mais il garda pour la Grèce une vénération active . Si quelqu’un fut fasciné par la Grèce antique, ce fut lui . Il avait le sentiment d’une perfection inégalée atteinte par les contemporains de Périclès dans tous les domaines de l’esprit, et il témoigna à toutes les productions littéraires et artistiques de la Grèce une vénération absolue et intransigeante à chaque instant de sa vie, tellement protéiforme qu’elle peut sembler velléitaire à première vue .

Son passage au laboratoire de Théophile Pelouze, professeur de chimie au Collège de France, se termina par un bien malencontreux feu d’artifice : l’équipe avait découvert la nitromannite, un explosif particulièrement puissant, et le laboratoire fut entièrement anéanti par une déflagration ; l’enquête prouva que les mélanges des produits auraient dû être surveillés par le laborantin de permanence, Louis Ménard . Il abandonna donc la chimie, en laissant son nom à la découverte du collodion, substance à base de cellulose nitrée, utilisée à la fois en médecine et en photographie .

De là il passa à la politique . Dès ses 17 ans, il avait d’ailleurs fait le voyage du Mont-Saint-Michel en compagnie d’Auguste Blanqui et d’Armand Barbès ; il fut aussi très proche de Proudhon et de Paul Cabet . Il était attiré par les idées socialistes, fasciné par la trilogie d’Edgar Quinet (Ahasvérus, Napoléon, Prométhée) : une de ses premières publications fut un Prométhée délivré (où c’est l’archange Michel qui tue le vautour, et non pas les flèches d’Héraclès) . Sous la IIe République, il s’impliqua dans la rédaction du Peuple et devança une condamnation à 15 mois de prison par un exil en Belgique (il fut amnistié par l’Empereur dès 1851, comme tous les journalistes) . Il resta très proche de Leconte de Lisle, qu’il avait connu dans ces milieux (malgré une brouille retentissante, sur laquelle il revint, puisque ce poète fut le témoin de la naissance de sa fille) . Comme lui, révulsé par la reprise en main du pouvoir exécutif par le général Cavaignac en juin 1848, il abandonna toute envie de politique .

Il s’installa donc, non dans une tour d’ivoire, mais au cinquième étage du 2 place de la Sorbonne, au-dessus de la boutique paternelle, et les visiteurs décrivent son grenier, son armoire à batraciens, vipères et autres lézards géants conservés dans du formol ; Charles Baudelaire était un de ses assidus, il lui présenta Gérard de Nerval et Théodore de Banville . Mais il lui arrivait de quitter Paris pour la forêt de Fontainebleau, et il se mêla à l’école de Barbizon : Corot et Millet le considéraient comme leur égal . Il donnait l’impression d’un vieil alchimiste, d’un moderne Raymond Lulle, aux cravates semblant des bouts de corde, aux chaussons rapiécés, aux manières étranges . Le vendredi il n’était pas rare de le voir rentrer chez lui avec une colombe blanche, qu’il allait sacrifier à Aphrodite puisque c’en était le jour sacré... Ses apparences cachaient le montant de ses rentes (Henri Peyre les évalue entre 15 .000 et 17 .000 francs-or) et marquaient un dédain absolu de l’argent, comme des conventions . Il s’asseyait sur un fauteuil crevé, n’offrait à son interlocuteur qu’une chaise mal paillée, l’incommodait avec sa pipe au tabac imbibé d’acide phénique... le monde le laissait à l’écart (pensait-il), et il le lui rendait bien .

Il présenta, le 22 mai 1860, deux thèses à la Sorbonne sa voisine : De sacra Poesi Graecorum, à la mémoire de feu son père, où il reconnaît pour ses maîtres Creuzer, Joseph Guigniaut (1811 l) et Maury, et traite particulièrement d’Hésiode . Sa thèse française, de 290 pages, dédiée à sa mère, est intitulée De la morale avant les Philosophes, elle veut aussi s’appuyer sur Hésiode et Homère, et elle s’achève sur un éloge des « nobles études classiques, dont le développement, chez les peuples modernes, donne la mesure de leur civilisation . Elles ne forment pas seulement des lettrés, mais des hommes, conduits par le chemin du Beau à la connaissance du Vrai et du Juste . » Aucun peuple n’approcha plus près de son rêve, grâce aux Dieux de la Beauté, enfants de la lyre d’Homère .

Il gardait toujours sur la cheminée de son salon les portraits des principaux chefs de la Commune de Paris, de manière à couper court à toute conversation sur ce sujet . Il ne comprenait pas pourquoi le latin et le grec devaient être enseignés ; il préférait pour la jeunesse les langues vivantes, l’histoire naturelle et le sport qu’il qualifiait d’« école de morale sociale » .

Il se maria à 53 ans, avec sa cousine et filleule Marie Rioux de Maillou ; celle-ci, lasse des reproches paternels, s’était réfugiée chez son parrain ; le mariage, auquel sa mère était farouchement opposée, attendit son décès ; il fut célébré le 2 mai 1876, religieusement, sur l’insistance de la fiancée, et donc Louis Ménard se convertit au protestantisme . Une fille Jeanne Marie Mathilde (prénom de la mère de Louis) naquit le 23 février 1877 . Les deux témoins furent le poète Leconte de Lisle et un fabricant de chaussons nommé Jacques Chambouls . Il la garda éloignée de toute éducation religieuse, ce qui donnait lieu à des contorsions savantes devant les crucifix qui garnissaient alors les voies publiques . C’est pour constituer une dot à sa fille que ce père attentif entreprit des publications comme L’Histoire des Grecs (programme de cinquième), L’Histoire des Israélites d’après l’exégèse biblique et L’Histoire des anciens peuples de l’Orient (programme de sixième), parus chez Delagrave entre 1881 et 1883 ; il avait auparavant été titulaire d’un cours d’histoire générale à l’École natio- nale des arts décoratifs et, en 1880, chargé d’un cours d’histoire universelle à l’Hôtel de Ville de Paris . Il a aussi rédigé, en collaboration avec son frère René, un Musée de peinture et de sculpture : dix volumes, en tout 1172 planches et 872 pages, pour rassembler dans un musée idéal les collections publiques et particulières de l’Europe . Dès 1866, il avait collaboré avec René pour un Tableau historique des Beaux-Arts et, l’année suivante, La Sculpture antique et moderne .

À 17 ans, Jeanne épousa un employé du Comptoir d’escompte, Charles Roux, de huit ans son aîné . Louis Ménard n’assista pas à la cérémonie (le 6 juin 1894 : il avait donné son consentement par-devant notaire le 28 mai), dont un témoin fut le chef d’orchestre Charles Lamoureux, le fondateur des Concerts . Jeanne devenue Roux décéda, malgré l’eau de Lourdes dont sa mère l’aspergeait, le 7 janvier 1898 . L’acte (mairie du 2e arron- dissement) permet de constater que les époux Ménard vivaient séparément, lui place de la Sorbonne et elle boulevard Saint-Michel ; ils entretenaient une très abondante correspondance . Ménard fut un père prévoyant (il avait institué Frédéric Passy tuteur de Jeanne en cas de décès) et il avait légué toute sa fortune à sa fille, dès le mariage . Le gendre refusa de la lui restituer : deux procès, au civil et en appel, lui donnèrent raison et ce n’est que le 24 juin 1901 que la Cour de Cassation ordonna que les rentes de Jeanne revinssent à son père, mais trop tard . Hanté par le trépas et la perspective de rencontrer Homère, Eschyle ou Platon, Louis Ménard était mort, se croyant oublié, le 9 février 1901, au domicile conjugal, 3 bis cour de Rohan (2e arrondissement) . Comme sur les deux actes précédents, il y est qualifié de professeur à l’École nationale des arts décoratifs, docteur ès lettres . Il fut enterré au petit cimetière de Montreuil, et le cercueil fut suivi de tout ce qui comptait dans le Paris littéraire et artistique (un peu comme cinq ans auparavant celui de Paul Verlaine) . Hermès le psychopompe aura porté son âme près de Bouddha, de Socrate et du Christ, chuchotait-on dans le cortège .

Il fut honoré dès la fin de 1901 d’un Tombeau qu’érigea l’éditeur Édouard Champion : aussi bien Jules Lemaître (1872 l) qu’Alfred Croiset (1864 l), Maurice Barrès que Frédéric Passy, Paul Bourget que Jacques Bainville, Gaston Paris que Gaston Boissier (1843 l), Henri Wallon que Melchior de Vogüé et tous les poètes parnas- siens : François Coppée, José-Maria de Heredia, Henri de Régnier, Albert Mérat, Fernand Gregh, Pierre Louÿs, Maurice Bouchor, ainsi que Joris-Karl Huysmans, Jules Claretie, Arsène Houssaye... saluèrent sa mémoire en termes émus . L’auteur des Trophées le caractérise ainsi : « Tout sauf l’étude lui semblait chimère . Il écrivait pour lui . » Marcellin Berthelot le salua en laissant de côté son œuvre chimique et Philippe Berthelot (le futur secrétaire du Quai d’Orsay) fit paraître dès l’année suivante chez Juven un gros livre empreint de son admiration, reprenant son article de la Revue de Paris de juin 1901 et ajoutant des pages choisies . Quant à Georges Perrot, alors directeur de l’École, il salua le grand helléniste et nota qu’il n’avait jamais songé à lui demander les motifs de sa démission, qui remontait à soixante années...

Si son épouse fut, de l’avis de plusieurs témoins, le modèle physique de la Thaïs d’Anatole France, il fut aussi l’inspirateur du roman, par son Banquet des Alexandrins, et d’aucuns prétendent que l’intrigue du Crime de Sylvestre Bonnard a été inspirée à France par ce mariage de Ménard avec sa filleule3 . Il est très certainement l’un des modèles de Jean des Esseintes, le héros de Huysmans dans À rebours avant d’être le

dédicataire de la Prose mallarméenne .

Henri Peyre a consacré sa thèse secondaire à une Bibliographie critique de l’hellé- nisme en France faisant la part belle à Ménard . Il a dressé sur quinze pages de sa thèse principale la liste de ses 140 publications, en commençant par le Prométhée délivré (1843, sous le pseudonyme de Senneville) et en n° 2 une Introduction à l’étude de la chimie (1844, 14 pages) . Il faut retenir un recueil de 400 pages Du polythéisme hellé- nique (1863), reprise de divers articles, ou son Hermès trismégiste (1866, réimprimé dès 1868) où il a consigné ses notes de lecture sur le Corpus hermétique, précur- seur de Joseph Bidez . Ses Rêveries d’un païen mystique4, dont plusieurs éditions se sont succédé, sont comme des bijoux contenus dans des bouteilles à la mer : elles reprennent proses et vers, comme « Un diable au café », pastichant Diderot, les « Prologues d’une Révolution », article du Peuple, des poèmes comme Empédocle, Le songe d’Endymion dans la Revue de Paris de 1855, La dernière nuit de Julien où il rejoint Vigny, ou encore le dialogue Socrate et Minos, où, devant le juge des Enfers, le Sage se voit accusé d’avoir provoqué la perte de la démocratie, l’arrivée des tyrans en Grèce (Ménard n’accolait jamais le qualificatif de grand à Alexandre) et jusqu’à l’invasion des Barbares et à la tyrannie des clercs . Citons encore Le voile d’Isis, qui se situe à Philæ sur le Nil, à l’extrémité du monde, quand Hermès veut remettre à son ultime disciple les trésors de la civilisation païenne qui se meurt ; mais les Chrétiens surviennent, tuent l’enfant et brûlent les papyrus . Fruit de son voyage en Égypte (1869), ce conte témoigne de son mépris pour les Égyptiens d’alors, « fouillant la terre où reposent leurs morts et violant les tombes pour vendre les cercueils de leurs ancêtres » . Il en pensait d’ailleurs autant des Grecs ses contemporains .

Ses auteurs grecs de prédilection étaient Lysias, pour la clarté, et Thucydide, pour la pénétration . Son style tend vers la tristesse désabusée et se voudrait (peut-être) celui de Timon le misanthrope, s’il avait écrit . Son œuvre témoigne de ses « soudains engouements, de ses détachements tout aussi soudains » et de ses multiples dons, qu’Henri Peyre pense gaspillés : « un seul eût enrichi un homme moins bien doué, mais plus acharné à suivre une voie unique », conclut sa biographie . Que dire de plus ?

Patrice CAUDERLIER (1965 l)

Notes

1 . Il vaut la peine de s’étendre sur cet épisode de la carrière du futur homme politique, car cette année-là le tout-puissant Victor Cousin (1810 l) voulait placer dans cette chaire prestigieuse un de ses élèves ; il fit donc nommer Jules Simon (encore Jules Suisse) agrégé volant (sans chaire ni traitement), et l’ex-professeur nécessiteux aperçut un écriteau Chambre à louer 150 fr par an au-dessus du comptoir de la librairie Ménard : cette somme lui permit de survivre cette année-là, dans la soupente qui devint plus tard le grenier de Louis Ménard . Il lui restait de quoi se nourrir au restaurant Flicoteau voisin et d’attendre des jours meilleurs... mais certainement eut-il des tapirs ?...

  1. 2 .  Voir le cas de Claude-Auguste Daumas (1836 l), révélé par la publication de Pierre Petitmengin (1955 l) évoquée dans L’Archicube 33 bis, note p . 148 .

  2. 3 .  L’absence d’Anatole France est remarquable, parmi les contributions de tous bords littéraires ou politiques au Tombeau de Louis Ménard . J’ai constaté, par un récent livre sur Louis-Xavier de Ricard, qui avant 1870 avait travaillé en plus qu’étroite collaboration avec l’auteur du Livre de mon ami, combien France parvenu à la gloire ne répondait que par le silence aux appels de ses anciens proches ; il n’aura pas voulu non plus se compromettre en saluant Ménard .

  3. 4 .  Plusieurs fois réimprimé, ce recueil figure en Bibliothèque, sous le titre Reveries d’un paien mistiq (sic : car cette édition de 1895 témoigne de son ultime pirouette : il s’était converti à l’orthographe phonétique, et il dénicha à Arcis-sur-Aube un imprimeur, nommé Frémont, qui sut se plier à cette fantaisie sans lendemain, dont la page de titre est ornée d’un sfinx...) .