MENANT François - 1968 l

MENANT (François), né le 19 septembre 1948 aux Sables d’Olonne (Vendée), décédé le 12 octobre 2022 à Paris. – Promotion de 1968 l.


François Menant est mort des suites d’une longue et très éprouvante maladie . Il a été professeur d’histoire du Moyen Âge à l’École entre 1998 et sa retraite en 2017 . À ce poste, il a exercé le magistère moral et intellectuel que l’on attend de ceux qui occupent des fonctions de cette nature . Je l’ai connu, pour ma part, depuis 1980, d’abord comme élève préparant l’agrégation puis comme collègue dont les intérêts convergeaient avec les siens et enfin comme ami, dont la présence était importante à bien des égards .

François Menant a préparé le concours d’entrée à l’ENS au lycée Louis-le-Grand . Il a intégré en 1968 et obtenu l’agrégation d’histoire en 1971 . Il a alors entrepris une thèse d’État, sous la direction de Pierre Toubert (1952 l) . Son travail portait sur les Campagnes lombardes entre xe et xiiie siècle . Membre de l’École française de Rome de 1976 à 1979, il procéda, à la fin des années 1970, à Milan, Brescia, Crémone et Bergame, aux importants dépouillements que sa thèse nécessitait . Il en devint très vite un spécialiste justement réputé et renommé . À son retour en France, il fut chargé de recherches documentaires à la Bibliothèque nationale où il s’ennuya fort, disait-il, à classer des cartulaires : c’était un poste d’attente comme il en existait alors quelques-uns et cela ne dura que quelques mois . Il entra au CNRS où sa carrière se déroula rapidement grâce à l’obtention du titre de docteur d’État dès 1988 . Chargé puis directeur de recherches, il fut élu professeur à l’ENS en 1998 à la suite d’un concours très ouvert et très disputé . Son enseignement y dura jusqu’à sa retraite en 2017 . Très impliqué dans la vie académique, il exerça aussi la vice-présidence de la Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public de 2001 à 2007 ainsi que la direction du département d’Histoire de l’École de 2010 à 2015 .

Il commença à enseigner dès son retour de l’École française de Rome, Jacques Verger (1962 l), alors caïman d’histoire du Moyen Âge, lui ayant confié en 1980 la préparation de la question mise au concours de l’agrégation en 1981 et 1982, « L’Italie de 950 à 1250 » . C’était savant, parfaitement adapté à l’objectif et mémorable : les notes que j’ai prises alors à son cours m’ont accompagné long- temps . C’est là aussi que je fis connaissance avec son style oratoire assez inimitable et sa technique d’enseignement un peu paradoxale : je me souviens encore de sa posture, debout, penché pour consulter ses notes, appuyé des deux mains sur le bureau, disant des choses constamment intelligentes d’un air de profond ennui . Dans ce type de style, qui refusait le brio et la séduction du public, il concou- rait dans la même catégorie que Maurice Agulhon (1946 l) qui enseignait encore à Paris-I . Cela dit, quand il avait décidé que c’était important, il était épous- touflant . Il était aussi souvent drôle, son cours étant parsemé de boutades qui étaient un peu plus que des traits d’esprit et donnaient un air aimable à un propos forcément souvent austère .

Bref, une carrière bien remplie et une vie de professeur dont il me plaît de penser qu’elle a été heureuse autant que laborieuse . Sa capacité de lecture et de synthèse des informations recueillies était immense : la fréquentation de ses textes et de ses notes en bas de page suffisent à le montrer . Il avait surtout à cœur, dans ses cours, de proposer des présentations historiographiques exhaustives et aisément mobili- sables . Avant de quitter ses fonctions, il a fait don à la bibliothèque de l’École de 400 volumes constituant une partie de sa bibliothèque de travail qui trouvait diffi- cilement place dans son bureau, une ancienne thurne du couloir rouge, mobilisée pour les besoins du département et dont le catalogage nous éclairera partiellement sur la culture de métier d’un grand historien français . Partiellement seulement : dans sa générosité, avant de partir à la retraite, il a prié ses collègues et amis de prélever à l’intérieur de sa collection les livres dont ils estimaient avoir besoin ou qu’il leur ferait plaisir de posséder .

Sa bibliographie est importante, mais pas surabondante : 106 titres entre 1976 et 2019 . Cela ne le place certainement pas parmi les plus prolifiques des médié- vistes actuels . Mais il y a là quatre livres personnels, dont un recueil d’articles et un guide bibliographique . Deux de ses ouvrages ont fait date, aussi bien en France qu’en Italie, et sont appelés à demeurer, étant devenus des classiques : sa thèse, d’abord, Campagnes lombardes du Moyen Âge. L’économie et la société rurales dans la région de Bergame, de Crémone et de Brescia du xe au xiiie siècle, Rome, 1993 (BEFAR, 281), et un livre de synthèse tiré de son cours d’agrégation des années 2005-2006, L’Italie des Communes (1100-1350), Paris, Belin, 2005 . Il a enfin coorganisé ou participé à un certain nombre de programmes scientifiques de toute première importance pour l’histoire du Moyen Âge, étendant son champ d’intérêts de l’histoire rurale à une histoire que l’on pourrait qualifier d’histoire socioculturelle de l’économie qui intègre pleinement une réflexion anthropologique à l’histoire du Moyen Âge : sa collaboration avec le département des Sciences sociales de l’ENS et en particulier avec Florence Weber (1977 L) a été importante pour lui-même mais aussi pour les orientations épistémologiques et méthodologiques de notre discipline . Son expé- rience scientifique prend ici valeur d’exemplarité . Elle a donné lieu à un ouvrage devenu essentiel pour les études médiévales et modernes, Écrire, compter, mesurer. Pour une histoire des rationalités pratiques, paru en 2006 aux éditions Rue d’Ulm et réédité sous un titre et une forme légèrement différents en 2023.

Mais il y eut d’abord la thèse . Sa réédition par l’École française de Rome en 2023 sous un format économique rend le livre disponible et montre toute l’impor- tance que cette institution attache à l’une des recherches les mieux abouties des années 1960-1980 . Campagnes lombardes est une thèse d’État qui prend place dans le groupe des travaux d’histoire régionale italienne proposés par Pierre Toubert à certains de ses élèves : Jean-Marie Martin avec la Pouille, Jean-Pierre Delumeau (1969 l) avec Arezzo, Gérard Rippe (1964 l) avec Padoue, moi-même avec les Abruzzes . Ce quadrillage régional répondait à une ambition scientifique précise, reposant sur l’idée que la multiplication de ce type de travaux devait permettre au bout du compte de produire des synthèses . Toutes avaient la même orientation : elles plaçaient l’histoire rurale au cœur des recherches et utilisaient la thématique de l’incastellamento comme catégorie unificatrice et surtout clarificatrice, l’étude des habitats et de leurs mutations devant permettre de traiter de l’ensemble des sujets essentiels en histoire économique et sociale . En ce qui concerne Menant, il y avait d’une certaine manière une gageure à placer les campagnes au cœur du dispo- sitif de description d’une société italienne, la Lombardie étant, dès le xiie siècle, une des régions les plus urbanisées d’Italie . À tout le moins, cela allait à rebours des tendances les mieux ancrées de l’historiographie italienne qui place l’histoire des villes en son cœur, faisant des campagnes un sujet subalterne, conquis, soumis, ordonné et dominé par les villes . L’une des réussites de l’ouvrage est de mettre en pleine lumière la dynamique des mondes ruraux sans pour autant minimiser l’importance des villes, mais en construisant une dialectique nouvelle des rapports ville-campagne qui trouve, bien plus tard, sa pleine expression dans L’Italie des Communes.

Sa participation à deux livres préparés et publiés juste après Campagnes lombardes, la Storia di Cremona et la Storia di Bergamo, avait permis à François Menant, en renversant sa perspective, d’approfondir et de rendre effectives certaines de ses découvertes les plus fondamentales effectuées en prenant la société rurale comme terrain et comme champ d’observation . L’une d’entre elles concernait la dette et le crédit dont François a été l’un des premiers, en France, à dire l’importance pour le monde rural, dès les xiie et xiiie siècles . Il a dirigé par la suite, avec d’autres univer- sitaires, français et espagnols, Jean-Louis Gaulin (Lyon 2), Toni Furiò (Valence) et Odile Redon (Paris 8), un important programme sur l’endettement paysan qui est aussi une réflexion d’une grande profondeur sur la fonction de l’argent dans des sociétés en développement : en circulant, l’argent renforce les solidarités et consolide les sociétés .

La réflexion sur la société lombarde ne pouvait évidemment en aucune manière faire l’économie de recherches sur les institutions féodales . Les premiers articles de Menant sont, pour la plupart, dédiés à cette thématique, depuis un article donné aux « Mélanges de l’ÉfR » en 1976, jusqu’à sa participation à un grand colloque de 1979 dont les thèses ont été au fondement de toute la réflexion française sur la féodalité dans les années 1980 et 1990, intitulé Structures féodales et féodalisme dans l’Occident méditerranéen, pour lequel il donna une étude sur les scutiferi – les écuyers – lombards du xiie siècle . Une dizaine de ses articles au total sont consacrés à l’aristocratie lombarde et à ses transformations . Sa réflexion ne s’est pas arrêtée là, évidemment . Elle s’est prolongée par sa participation dans les années 1990 à l’im- mense enquête dirigée par Jean-Claude Maire Vigueur (1964 l) sur les podestats, entreprise qui a considérablement orienté la réflexion sur le fonctionnement poli- tique des villes d’Italie aux xiie et xiiie siècles et dont les termes se retrouvent dans le maître livre qu’est LItalie des Communes . Il y réussit un tour de force . Ramener à l’unité un sujet particulièrement éclaté, chaque ville, chaque commune, ayant et revendiquant sa propre histoire et, surtout, sa propre tradition historiographique . Ses immenses lectures, sa capacité à dégager des points communs, des évolutions et des tendances lui ont permis d’écrire un authentique chef-d’œuvre, immédiatement salué, traduit et adopté par nos amis italiens, lu et utilisé désormais par quiconque cherche à traiter des questions liées à ce qu’on a appelé la civilisation communale, entendu dans son sens le plus large .

L’intérêt de François pour les questions politiques et institutionnelles ne s’est pas arrêté à l’Italie et a impliqué au moins un pas de côté notable, à savoir Les Capétiens : 987-1328 écrit avec Hervé Martin et Bernard Merdrignac, l’un et l’autre professeurs à Rennes 2 . Il en fut le coordinateur . Livre et dictionnaire, édité chez Robert Laffont dans la collection « Bouquins », il a eu un succès suffisant pour que Perrin le republie en 2007 .

Le sujet principal abordé par François Menant, c’était tout de même l’histoire économique et sociale . À ce titre, il a montré un intérêt tout particulier pour l’his- toire des techniques en participant aux recherches sur la métallurgie et les mines à un moment où, dans les années 1980, des enquêtes collectives étaient lancées sur ce sujet : il donna en 1987 aux Annales un grand article sur les entreprises minières lombardes, thème pour lequel il conserva à la fois un intérêt et une compétence parti- culière . La recherche sur les causes de la prospérité italienne du Moyen Âge, qui n’est pas seulement commerciale ou rurale, évidemment, entraîne logiquement ce détour et cette prise de conscience de l’importance du secteur minier et métallurgique dans les ressources au fondement de la vie économique italienne . La production minière et la métallurgie intéressaient d’autant plus François que, jusqu’au milieu du xiiie siècle, elles sont entre les mains de communautés rurales qui détiennent à la fois les savoir- faire et les capitaux nécessaires à leur mise en œuvre : c’est apparemment dans la région des Alpes lombardes qu’a eu lieu le développement dès le début du xiiie siècle du procédé indirect qui, dissociant la production de fonte de celle d’acier, est l’une des acquisitions techniques majeures du Moyen Âge . Encore une fois, la société rurale était placée aux avant-postes, les villes de Brescia et de Crémone n’intervenant qu’à la fin, par le biais de la fiscalité, pour s’approprier cette source considérable d’enrichissement et la transférer à leurs élites .

Le travail personnel accompagnait déjà la participation à des programmes de recherche collectifs qui fut sans l’ombre d’un doute l’une des caractéristiques du travail de François . Cette façon de procéder se démultiplia à partir de la fin des années 1990 avec les enquêtes sur le crédit dont j’ai déjà dit un mot . Dans cette enquête, outre une réflexion sur la nature et la fonction du crédit dans les sociétés médiévales, François ouvre une voie nouvelle qui va l’amener du côté de la sociologie et de l’anthropologie de l’écriture en rapprochant l’endettement de la production des instruments juridiques qui le rendent possible . L’une des publications principales de ce programme a été le collectif intitulé Notaires et crédit (Collection de l’ÉfR, 2004) qui s’inscrivait aussi dans la réflexion lancée par Pierre Toubert et Monique Bourin (1962 L) sur le notariat autour de la chaire d’histoire de l’Occident médiéval du Collège de France et dans une autre réflexion dans laquelle il fut un devancier, à savoir le lien entre vie économique et écriture .

Les années 1990 et le début des années 2000 ont été l’apogée du travail collectif, un travail dans lequel la participation de François a été essentielle . Je pense aux programmes « Genèse médiévale de l’anthropologie moderne » dirigé par Monique Bourin, où il s’est chargé, avec Jean-Marie Martin, de la partie italienne ; je pense également à « Anthropologie du prélèvement seigneurial », sous la direction de Monique Bourin et de Pascual Martinez Sopena (Valladolid) qui ont donné lieu à deux volumes imposants et importants et, surtout, à la constellation de rencontres qu’a été l’étude de la conjoncture de 1300, création collective et réellement inter- nationale d’une immense richesse et dans laquelle nous trouvons, sans qu’il soit toujours possible de discerner les responsabilités, outre François, Monique Bourin, Pere Benito (Lleida), Sandro Carocci (Roma 2), John Drendel (université Québec à Montréal), Lluis To (Gérone) . Cela a donné lieu à une série de publications qui ont profondément fait bouger les lignes historiographiques . Parti d’un colloque organisé en 2002 à Montréal et de la contestation du paradigme défini par Georges Duby et Michael M . Postan dans les années 1960, le programme a renouvelé les théma- tiques d’étude de l’histoire économique du bas Moyen Âge . Le schéma explicatif retenu depuis les années 1960 était globalement malthusien ou néomalthusien : la crise de la fin du Moyen Âge avait été provoquée par l’inadéquation des ressources au nombre des hommes après trois siècles de croissance démographique continue . Personne n’avait, jusqu’au début des années 2000, remis en cause ce qui semblait un acquis définitif de l’historiographie . L’assimilation de concepts et de catégo- ries de sciences sociales permit au groupe dont Menant faisait partie de construire une autre proposition . Menant était un grand lecteur de livres qui ne concernaient pas directement la période médiévale . Parmi eux, les travaux d’Amartya Sen sur le lien entre pauvreté et famine et ceux de Cormac O’Grada sur la grande famine d’Irlande : ils furent son fil directeur dans la recherche entreprise sur la conjoncture du xive siècle et qui plaça, à juste titre, la question des disettes et des famines en son cœur .

Ce programme a comporté plusieurs volets dont les principaux ont été déve- loppés dans un article fondamental sorti en 2011 dans les Annales . Il se concrétisa de manière définitive en 2011 également avec le livre collectif Dynamiques du monde rural dans la conjoncture de 1300, où le sous-titre, Échanges, prélèvement et consom- mation en Méditerranée occidentale est encore une fois aussi important que le titre . Volontairement, les responsables du programme ont choisi de ne pas traiter des questions climatiques, ce qui serait actuellement impossible, ni des questions démo- graphiques, non pas que celles-ci soient réglées, mais parce qu’il s’agissait surtout de traiter de problèmes sous-estimés par les études précédentes : le fonctionne- ment concret des marchés médiévaux, dont la compréhension a beaucoup évolué en partie sous l’impulsion de François, le prélèvement seigneurial et fiscal et, enfin, la question de la consommation largement négligée malgré l’essor, dans les années 1970-1980, des travaux sur l’histoire de la culture matérielle . Il s’agissait là d’angles morts des études précédentes, obnubilées, précisément, par la question malthusienne du rapport entre production et population . Les travaux sur la conjoncture de 1300 ont largement contribué à remettre en cause ce paradigme et à tenter une jonction avec la science économique par la lecture des situations médiévales à la lumière des écrits d’Amartya Sen .

Je voudrais, pour terminer, dire un mot du séminaire de François . Dans les années qui ont suivi son élection à l’ENS, celui-ci tendait à devenir un substitut de celui que Pierre Toubert avait tenu à l’EPHE puis au Collège de France . À un certain moment, François a donné un coup d’arrêt à cette tendance pour pouvoir s’adresser d’abord aux élèves de l’École et aux doctorants non normaliens qui seraient intéressés . En même temps, il développait, dans son séminaire, une réflexion d’une grande profondeur dont témoignent les manuscrits détenus par sa compagne Régine Le Jan, demeurés malheureusement inachevés . La maladie l’a empêché de porter à leur terme les plus aboutis d’entre eux . Plusieurs projets se sont succédé qui se sont transformés et dont les brouillons, plus ou moins élaborés, ont été essayés au séminaire, dont c’est la fonction . Il y a eu d’abord un essai sur le fonctionnement de l’économie médiévale, puis une tentative d’écrire un livre sur les rapports entre histoire du Moyen Âge et Sciences sociales . Cela découlait de ou était lié à Écrire, compter, mesurer, dans lequel la place et la fonction des écri- tures dans la vie économique était central, ce qui impliquait une réflexion de type sociologique ou anthropologique .

Cette tentative a été abandonnée au profit d’une réflexion de grande ampleur sur la notion de « peuple », qui a donné lieu à l’un des derniers articles de François, publiés dans les « Mélanges de l’École française de Rome » en 2019 : « Qu’est-ce que le peuple au Moyen Âge ? » . La recherche sur la notion de peuple prolonge de façon assez nette mais aussi en le transformant, le point de vue adopté par François depuis le début de ses travaux qui visaient à décrire les rapports sociaux et à les prendre dans leur réalité . La question ainsi posée induit une interrogation sur les catégories mobi- lisées : à travers lesquelles peut-on atteindre au mieux les réalités sociales ? quelles sont les catégories indigènes pertinentes ? quelles représentations et quels biais de source sont sous-jacents à leur mobilisation ?

François Menant a voulu travailler sur une histoire vue d’en bas, c’est-à-dire à partir des catégories sociales dominées et, a priori, silencieuses ou réduites au silence . Grand lecteur de Hoggarth et de Thompson, il professait que les groupes sociaux subalternes ont des pratiques culturelles, des sociabilités propres, des sentiments moraux et religieux auxquels il est possible d’avoir accès : sa curiosité pour l’histoire du mouvement ouvrier, que j’ai découverte en feuilletant les pages de ses brouillons,  vient de là, de la volonté de comprendre l’agency des groupes dominés, ou pour parler comme Hoggarth, d’accéder à la compréhension de la culture des pauvres . Cela l’amenait par conséquent à travailler sur les rationalités pratiques à l’œuvre dans les groupes matériellement les plus démunis . Il est plus que regrettable que son état de santé, fortement dégradé depuis 2015, ne lui ait pas permis de pousser à fond cette tentative . Le travail sur l’écriture, enfin, s’insérait dans la réflexion globale qu’il menait sur les rationalités pratiques et qui forme l’unité de son travail . C’est là une direction que beaucoup parmi les historiens médiévistes ont prise, déplaçant les thèmes de l’histoire économique axés sur la production vers une analyse des compor- tements et des consommations, insérant plus profondément le travail dans la chaîne des rapports sociaux en ne le traitant pas exclusivement sous l’angle du salaire et du niveau de vie . De ce point de vue, sa lecture des travaux de Martha Howell et, en règle générale, des féministes américaines, mériterait d’être continuée, la présence des femmes dans les activités économiques, toujours dévalorisée malgré le caractère très spécialisé de certains métiers qu’elles sont les seules à exercer, devant être encore approfondie .

François Menant a été un grand professeur : les actes inédits de son séminaire le montrent à l’envi . Il a été également l’une des chevilles ouvrières de notre société académique par sa présence dans les institutions qui règlent notre sociabilité ainsi que par son action à l’intérieur des groupes de recherche auxquels il a participé . Son œuvre écrite est importante et, à certains moments, éclatante . Je pense en particulier à ce qu’il a écrit sur l’Italie communale . Ses méthodes de travail et sa mobilisation à travers des groupes, le privilège qu’il a donné au travail collectif font de son œuvre comme de son enseignement un moment de l’histoire de l’historiographie française . François Menant a été un intellectuel de premier ordre et un grand historien dont l’œuvre est appelée à durer et dont l’enseignement a marqué profondément les jeunes médiévistes qui ont compris les orientations novatrices qu’il avait prises dans une recherche jamais achevée et dont nous tirons et tirerons encore longtemps le plus grand profit .

Il a représenté à mes yeux la figure même de l’homme de savoir, profond, acces- sible, chaleureux, généreux, que ses hautes qualités morales et intellectuelles placent sans nul doute au premier rang des historiens médiévistes de la fin du xxe et du début du xxie siècle .

Laurent FELLER (1977 l)
Professeur émérite d’histoire du Moyen Âge
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne