MOUSSA Pierre Louis - 1940 l


MOUSSA (Pierre Louis)
, né le 5 mars 1922 à Lyon (Rhône), décédé le 30 juin 2019 à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). Promotion de 1940 l.


Notre camarade était toujours resté fidèle à l’École : la petite histoire rapporte que c’est lui qui suggéra, après un Pot du soir, au conscrit Alain Peyrefitte (1945 l) qui constatait l’indigence des cérémonies du cent-cinquantenaire de l’École, retardé par les évènements, d’ écrire un ouvrage sur le sujet : « Il ne tient qu’ à toi de combler cette lacune », lui lança-t-il : et ce fut le premier Rue d’Ulm, imprimé dès l’été chez un éditeur confiden- tiel, Jean Vigneau. Retracer la carrière protéiforme de Pierre Moussa est aisé, notamment grâce à sa propre autobiographie, La Roue de la Fortune (Fayard, 1989), dont les quinze chapitres permettent de le suivre dans des situations parfois risquées mais toujours éminentes, où il n’oublia jamais ni l’École ni sa culture classique. D’autres ouvrages suivirent, tout aussi novateurs et stimulants.

Il dut son patronyme à un étudiant égyptien venu à Lyon compléter ses études de droit et qui repartit au Caire avec le titre de docteur quelques mois après sa naissance . Il fut donc élevé par sa mère, sage-femme comme sa grand-mère, originaire du Charolais (son grand-père était boulanger) . Sa jeunesse se passa ainsi entre Charolles, Lyon et Annecy pour l’été . Son père était ou n’était que « le grand ami qui débar- quait chaque été, les bras chargés de cadeaux, repartait après deux ou trois repas et ne se manifestait plus jusqu’à l’année suivante » . Il souffrait d’un triple complexe : son nom était

à consonance étrangère sinon étrange, ses parents n’étaient pas mariés et sa mère travaillait ; trois états inconcevables dans la très catholique école Ozanam, où il entra à 5 ans . Heureusement le retour d’Algérie de son oncle maternel, avec ses deux enfants, mit un peu de gaieté dans la famille : car la grand-mère était passionnée de sciences occultes et écrivait, à compte d’auteur, un livre sur l’hermétisme .

Il savait que Lyon était le cœur de la création, le centre du monde ; il parlait lyonnais, au point qu’arrivé à Ulm, il mit six mois à se faire comprendre de ses cama- rades : à chaque phrase un mot était du vocabulaire des gones, et il dut s’accoutumer au français du Nord . Il poursuivit ses études au lycée Ampère, mais dès l’âge de 8 ans, un livre, L’Odyssée racontée aux enfants, l’avait marqué : le personnage d’Ulysse le fascinera toute sa vie . Enfant travailleur, il se voyait professeur, puis proviseur, recteur et, pourquoi pas ?, se rêvait finissant directeur au ministère .

L’entrée au lycée du Parc, en hypokhâgne, lesté de deux accessits au Concours général et d’une mention Très bien au baccalauréat, fut pour lui une révéla- tion : Victor-Henri Debidour (1929 l), Jean Lacroix et, en histoire, Jean Hours l’attendaient... L’année suivante ce fut le repli à Clermont, avec Jean Guéhenno (1911 l) « fascinant, humaniste laïc »1, Michel Alexandre « qui semblait penser devant nous » et le voisinage de Jean Guitton (1920 l) . L’écrit commença le 28 mai... et le 18 juin, replié à La Louvesc, il entendit l’appel de Londres ; au terme de cet été de tristes vacances, une nouvelle inattendue voire saugrenue arriva du rectorat : les copies n’avaient pas été perdues dans la débâcle, et Moussa était admis- sible . C’est le jury qui vint à lui, franchissant la sinistre ligne à Chagny, et le déclara admis . Normalianus sum, écrivait-il . Il devint, dès qu’il désapprit le parler lyonnais, comme l’incarnation du bataliseur ; lui-même désigne d’ailleurs l’École comme « la plus bavarde et la plus chaleureuse des pensions de famille ». Il partageait la thurne de Jean Leclant, Pierre Lévêque et René Marill (Albérès) . Il s’illustrait par d’inter- minables parties de bridge avec la promotion suivante (Frédéric Deloffre, Claude Digeon, René Peyrefitte, Jean-Pierre Richard...) et quand il fallait placer les cartes du bal, il rencontrait René Brouillet (1930 l) au ministère de l’Industrie . Il faut l’entendre raconter son arrivée à Lyon pour les vacances de l’été 1942 : l’unique train de jour avait été tellement retardé par les formalités du franchissement de la ligne qu’il arriva après le couvre-feu2 . Il montra ses papiers avec l’adresse : 45 rue d’Ulm . Un des agents de la patrouille interpella son collègue : « Tu te rends compte, ils ont donné des noms allemands aux rues de Paris ! » Mais un obstacle imprévu avait été dressé par les décrets d’octobre 1940 : la fonction publique était fermée aux enfants d’étrangers . Un décret ad hominem signé Abel Bonnard le 12 juillet 1942 le tira d’affaire et il put se présenter à l’agrégation : quinze places, déjà vingt-cinq norma- liens en Lettres classiques . Mais avec trois camarades il prépara le concours avec une méthode implacable, qu’il assimile à un rouleau compresseur . Tous les quatre réussirent, cet été 1943 : il choisit Saint-Étienne plutôt que Tournon, à la surprise du jury, mais le Service du travail obligatoire le guettait . Un voile opportun sur un poumon l’expédia à Saint-Symphorien sur Coise . Il se retrouva à La Louvesc pour un préceptorat ; guéri par l’air ardéchois, il retourna rue d’Ulm à l’automne 1945 . Il fut alors logé en chambre individuelle (son voisin était Louis Althusser, d’une promotion son aîné) . Il y prépara l’Inspection des finances, tout en faisant tourner les tables (atavisme familial ?) en compagnie de « véritables » médiums, futures gloires de l’Université ; lui se situait au niveau moyen, médiocrement chargé de fluide... Un jour, l’esprit de Victor Hugo se fendit d’un alexandrin... que l’on crut inédit : c’était une variante des Contemplations, les « avalanches d’or au soir du firmament », et le recueil avait été au programme d’agrégation l’année précédente . Quand le démon Astaroth leur proposa un contact avec ni plus ni moins que Satan, les choses se gâtèrent, et l’irruption affolée de Jean Baillou (1924 l) au sommet de l’escalier du « Palais », alerté par des bruits étranges (et dont Pontus de Tyard ne l’avait guère instruit), mit un terme à l’intrusion des esprits3 . Cela n’empêcha pas la bande d’aller à Châteauneuf-de-Galaure (dans la Drôme) voir la spirite Marthe Robin, si fameuse (à l’époque) .

Reçu à l’Inspection des finances, il étonna par ses capacités de travail : 80 heures par semaine . Il se distingua aussi par une enquête sur le bureau de tabac d’Accous dans les Basses-Pyrénées... C’est à lui que l’on doit les nouvelles plaques minéra- logiques en 1949 4 . C’était, selon son expression, « entrer au siècle » . Il fut familier des cabinets de Robert Buron, à l’Économie, puis à la France d’Outre-Mer . Là, c’était 100 heures de présence la semaine . Un voyage aux États-Unis le fascina et il n’eut plus qu’un but : profiter de la reconstruction d’après-guerre pour faire entrer la France dans l’ère moderne . Le cabinet Mendès-France tombé en 1954, il passa alors à la Direction du plan où il fut chargé de l’Outre-Mer, puis, quatre années après, à la Direction des transports aériens . Cette expérience lui inspira deux livres, Les Chances économiques de la Communauté franco-africaine et Les Nations prolétaires, qui l’impo- sèrent comme un profond connaisseur de l’économie de la planète .

Entre-temps il avait épousé en 1957 Annie Trousseau, la sœur de Roger (1940 l comme lui ; prématurément décédé, à la tête des Chargeurs réunis) . Elle était la collaboratrice d’Alexandre Kojève, à la fois directeur des Relations économiques extérieures et traducteur de Hegel . C’est dans leur appartement, quai d’Orsay, qu’un dîner réunissait, fin mai 1958, les Buron et les Pompidou ; à l’heure du café, alors que Georges (1931 l) venait de manifester son incrédulité quant à un retour possible du général de Gaulle aux affaires, le téléphone sonna, annonçant que le président Coty faisait appel à l’homme de Colombey ; les Pompidou achevèrent le repas et Buron (alors maire de Laval et membre du MRP) n’eut que trois immeubles à longer pour se retrouver avec ses collègues au Palais-Bourbon, où il accepta la proposition d’un ministère ; sur son exemple, le ralliement de la droite au Général fut acquis . Buron raconte ainsi qu’il a dû sa carrière sous la Cinquième à un dîner chez Moussa .

Moussa enseigna à partir de 1959 à l’Institut d’études politiques de Paris . Il fut ensuite successivement directeur du département Afrique à la Banque mondiale et, après 1965, conseiller, puis président (1969), de la Fédération des sociétés d’assu- rances ; cette année-là il entra au directoire de la Banque de Paris et des Pays-Bas, qu’il présida jusqu’en 1981 . Il siégeait aussi au conseil d’administration de la Librairie Hachette (fondée par un normalien de 1819, renvoyé avant d’être cube) et de la Compagnie luxembourgeoise du téléphone . En 1980, il présidait la commission des Finances du Conseil national du patronat français et en 1981 le Conseil national du crédit .

L’élection présidentielle de mai 1981 mit un terme à toutes ces activités . « Toutes les hyènes financières devaient être abattues, purement et simplement, se souvient-il, en coupant, comme Hercule pour [l’hydre de] Lerne, toutes les têtes à la fois . » Il repartit donc de rien, mais il avait la certitude d’être protégé par l’égide de la déesse Athéna (dont le locataire de l’Élysée revendiquait pourtant lui aussi le patronage) . En son honneur, il baptisa Pallas la société financière qu’il mit sur pied en août 1983, après avoir démissionné avec fracas de Paribas : il avait osé s’opposer à la nationalisa- tion de sa filiale helvète et encouru les foudres de Thémis . Pallas incarnait la paix, la prospérité, mais aussi le courage dans la guerre . Et il se rappelait la déesse tutélaire protégeant Ulysse ; il ne pouvait pas ne pas se souvenir qu’elle trichait outrageuse- ment, comme dans la course à pied des Jeux en l’honneur de Patrocle, pour assurer son succès . Elle lui attira comme premiers clients le Club Méditerranée de Trigano et Kaufman & Broad... Dès lors, voyageur autant qu’aventurier, il parcourut le globe pour ses affaires, mais aussi avec Annie (il faut l’imaginer au Japon dans cette auberge sur l’île d’Hokkaïdo qui n’avait jamais entendu parler de chauffage) .

Il est alors, et restera pour longtemps, « une star de la finance », comme le quali- fient François Dufay (1983 l) et Pierre-Bertrand Dufort (1985 l), dans le chapitre « La revanche des littéraires » de leur ouvrage Les Normaliens paru l’année suivant le bicentenaire . Il y apparaît dès que sont évoqués « Les normaliens dans l’entreprise », avec ses chemises rayées, ses complets gris du meilleur tailleur d’outre-Manche, puisque c’est de la City londonienne qu’il dirige alors son groupe . Il est dès lors LA référence pour les normaliens tentés par la banque et la finance . Patrick Ponsolle (1965 l), alors président d’Eurotunnel, est le meilleur exemple de normalien parti dans son sillage à l’assaut de la finance5 . C’est avec Moussa qu’Alain Etchegoyen (1971 l) commence la série d’entretiens du Capital-Lettres (François Bourin, 1990), un « livre initiatique pour le normalien sur le chemin de l’entreprise » ; participent ensuite au dialogue Patrick Ponsolle et Yves Cannac (1955 l) .

Une autre preuve de cette reconnaissance est fournie par Alain Peyrefitte qui, dans l’édition du bicentenaire de Rue d’Ulm (Fayard, 1994), l’avait sollicité pour une étude quasi prosopographique sur « Les Normaliens financiers » : il en a recensé alors plus de cent, dont 29 à l’Inspection des finances et 17 à la Cour des comptes . Il évoque ses précurseurs 6, Émile Haguenin (1891 l) à la BNCI, Louis Renaudin (1931 l) à la Société générale, Dominique Leca (1926 l), dont les déboires en 1940 lui rappellent le sort qui a été le sien quarante ans plus tard, Georges Pompidou et Guillaume Guindey (1927 l) .

Cette même année 1994, il publiait, toujours chez Fayard, Caliban naufragé, un essai sur les relations Nord-Sud à la fin du xxe siècle, nourri de son expérience sur le développement de l’Afrique subsaharienne . Son expérience internationale autant que son ascendance personnelle lui a permis d’écrire un remarquable essai historique, Les 25 empires du désert : une histoire du Proche et du Moyen- Orient (Saint-Simon, 2011), en vingt-six chapitres qui partent des sept inventions majeures de la Mésopotamie et du déluge (que sa chère Histoire sainte plaçait avec une touchante précision en – 3308 !) pour retracer toute l’histoire des luttes entre Orient et Occident, évoquer les puissances hellénistiques, romaines, et conclure par les conflits du xxe siècle et du précédent entre les 24 états de ce Moyen-Orient à cheval sur trois continents .

Comment ne pas terminer ces lignes en rappelant le théorème qu’il énonçait, dès 1946, pour la première édition de Rue d’Ulm, dans une contribution intitulée « Conseil aux conscrits littéraires » ? Il se formule en deux principes et fonde la balistique universitaire à la suite d’Einstein : 1) Plus loin vous irez chercher dans l’espace et dans le temps l’objet de vos travaux, plus grande sera la vitesse à laquelle vous déboucherez dans le monde contemporain . 2) Puisque le produit de la masse et de l’accélération est constant, l’accélération varie en raison inverse de la masse . Donc la vitesse de déplacement sera accrue dans l’exacte mesure où l’objet que vous véhiculerez sera plus menu . Arrivez à trouver, plus de dix siècles avant notre ère, un évènement qui n’ait aucune importance, vrai- ment aucune importance . Cernez-le, saisissez-le dans la splendeur impolluée de son insignifiance . Alors, vous sauterez l’enseignement secondaire, vous sauterez l’ensei- gnement supérieur . Attention, seulement, emportés par votre élan, de ne point sauter l’Institut, sous peine de tomber dans le néant, institution suprême qui les couronne toutes, qui les domine et les justifie souverainement .
Beau sujet de thème, belle illustration de l’« esprit normalien », assurément...

Patrice CAUDERLIER (1965 l)

Notes

  1. 1 .  C’est Jean Guéhenno qui décela en lui l’étoffe d’un grand écrivain . Au soir de sa vie, Moussa convoque « le professeur, l’acteur, le philosophe qu’il n’a pas été » (dans le chapitre « Pallas » de La Roue de la Fortune, p . 323), pour se juger au moment qu’il croyait final d’une vie qualifiée de distrayante et « modestement, raisonnablement utile, comme il convient » dans une démarche rappelant Montaigne .

  2. 2 .  Il devait arriver à 16 h 05 en gare de Perrache... et tout déplacement était interdit après 20 heures sauf exception .

  3. 3 .  Les véhicules automobiles furent immatriculés à compter d’avril 1950 avec entre un et quatre chiffres, une puis deux lettres et enfin le code du département ; auparavant un système d’un arbitraire quasi byzantin désignait les départements avec des lettres : les Basses-Alpes par AS, la Lozère par JZ, le Rhône de PF à PK et la Seine de RB à RT, ces lettres étant encadrées de deux à quatre chiffres .

  4. 4 .  Il revient, avec davantage de précisions et tout autant d’humour, sur les six à douze parti- cipants à ces séances de spiritisme, qui durèrent de novembre 1945 au printemps suivant, dans Notre aventure humaine (Grasset, 2005), p . 155 sq . Il nous apprend que le père de son parrain était sourcier dans le Jura . On peut lire les mots suivants à ce sujet : « vieilles et risibles sottises, psycho-chimères » ou encore : « litanies et mantras pour le vide ». C’est dans cet ouvrage qu’il s’étend sur la personnalité de son père, issu d’un village du delta du Nil (Bahada), mi-arabe mi-copte, pour se reconnaître finalement « peut-être plus arien qu’aryen » . Il y invente ce néologisme, pour désigner l’homme de notre siècle : homo supersapiens supersapiens.

  5. 5 .  Voir la notice consacrée à P . Ponsolle dans L’Archicube, n° 29 bis, p . 200 .

  6. 6 .  Il les évoque certes, mais, pour les trois premiers, il n’a pas donné suite à cette évocation par une Notice .