NAVRATIL Michel Marcel - 1928 l


NAVRATIL (Michel Marcel)
, né le 12 juin 1908 à Nice (Alpes-Maritimes), décédé le 30 janvier 2001 à Montpellier (Hérault). – Promotion de 1928 l.


Il existe des archicubes qui, au moins une fois par mois, lisent l’Annuaire d’un bout à l’autre, et le treizième mois, se jettent sur la nouvelle édition. Le signataire de ces lignes en fait partie depuis 1972 ; arrivé à la lettre N, il ne manquait jamais de remarquer l’homonymie de Michel Navratil avec un des plus jeunes survivants du naufrage du Titanic dans la nuit du 14 au 15 avril 1912, événement majeur dans ses souvenirs familiaux. Il a fallu qu’un archicube retraité, Jacques Dautrevaux (1944 s), adresse à notre secrétariat un article de Nice-Matin paru le 24 septembre 2018 sous la signature d’André Peyrègne, où cet excellent musicologue retraçait une énième fois cette catastrophe qui marqua durablement l’humanité, pour que la communauté normalienne constate que Michel Navratil était bien un passager du majestueux steamer, qui sombra après avoir heurté un iceberg. Notre correspondant regrettait l’absence de notice dans l’Annuaire.

Je venais de me joindre (février 2014) à l’équipe des notices, suite à un accident (qui fit exactement 1 500 morts de moins que le naufrage, mais j’aurais dû en être...) et, en ma qualité de « resquilleur de vie », j’ai cru pouvoir remédier à ce manque, en rappe- lant quelques circonstances de cette nuit tragique. Mais je me hâterai de passer la plume à Mme Michèle Verdelhan, déjà rédactrice pour l’Archicube de notices fort appréciées (Jeanne Galzy [1907 L] et Xavier Mignot [1951 l]), qui avec sa compétence et sa bonne grâce habituelle, a pu recueillir dans l’université Paul-Valéry où elle exerça longtemps, comme Michel Navratil, les témoignages qui vont suivre.

***

Michel (Michael) Navratil était un jeune tailleur né en 1880 d’une famille morave, parti de Sered’ (graphie actuelle de sa ville natale de Slovaquie, alors Szered, inté- grée à la Transleithanie, partie hongroise de la double monarchie des Habsbourg) à pied jusqu’à Nice pour y exercer un métier où il excellait. Très vite, la clientèle huppée du Negresco et de la Promenade des Anglais remarqua sa boutique, au 26, rue de France, et il épousa Marcellina Caretto, une Italienne fille d’un ébéniste et dotée d’une voix d’or. Ils eurent deux fils, Michel, l’aîné, puis Edmond, son cadet de deux ans. Mais très vite des disputes séparèrent le ménage : le père souhaitait un métier manuel pour les garçons, la mère les destinait à de plus longues études. Or Isidor Straus, le magnat du commerce américain, de passage à Nice, proposa à Michel Navratil de venir s’installer à Chicago et, de là, d’organiser une industrie de prêt-à-porter, rayonnant sur tous les États-Unis et toutes les succursales de la chaîne Straus. Le père accepta, Marcelle refusa de le suivre, et le divorce était imminent. Un dimanche d’avril 1912, le père, empruntant le passeport de son meilleur ami, Michel Hoffmann, prit à Nice le train de Calais, avec ses deux fils. De là ils brouil- lèrent les pistes, passant par Londres pour rejoindre Southampton, d’où le Titanic, le paquebot de la White Star, allait affronter l’Océan pour son voyage inaugural : il devait conquérir le ruban bleu tant convoité.

La suite n’est que trop connue : dans l’ultime nuit, le navire fonçait par la route droite parsemée d’icebergs, quand peu avant minuit la vigie en signala un ; l’officier de quart, ayant confondu bâbord et tribord, ne put détourner à temps le navire, qui racla la montagne de glace. Cinq compartiments (présentés comme étanches) furent déchirés et, au bout de deux heures quarante minutes, l’orgueilleux steamer, représentant le nec plus ultra de la civilisation, disparais- sait, emportant dans les flots glacés 1 502 passagers et membres d’équipage. Les passagers n’avaient pu embarquer qu’en petit nombre dans les canots de sauvetage (prévus pour 1 178 personnes alors que le navire emportait 847 membres d’équi- page pour 1 461 passagers), avec priorité aux premières classes. Le principe Les femmes et les enfants d’abord fut appliqué aux classes inférieures, et c’est ainsi que les deux garçons prirent place sur l’avant-dernier canot ; leur père, resté à bord, fut emporté dans les tourbillons, lors du naufrage. Mais il était enregistré sous le nom de Hoffmann (donc son corps, récupéré à cause de la bouée de sauvetage, fut inhumé à Halifax, d’abord dans un carré juif) et les garçons n’avaient sur eux aucun document d’identité à leur arrivée à New York, sur le Carpathia, le navire qui arriva le premier sur les lieux du naufrage (alors que, à douze milles de là, stationnait le courrier Californian, appartenant à la Cunard comme le Titanic, qui, lui, ne bougea pas durant toute la nuit...).

Cette histoire déjà incroyable se continue par des épisodes devant lesquels l’ima- gination des plus fertiles romanciers ou scénaristes aurait reculé : ceux que toute la presse à sensation désignait comme les orphelins de l’abîme, Orphans of the Deep, sont pris en charge à leur arrivée par la présidente de la Ligue de protection de l’enfance, Children’s Aid Society. Elle les conduit, après une semaine new-yorkaise où les enfants reçoivent des montagnes de jouets, dans sa résidence de campagne, dont l’intendante n’est autre que... leur cousine Rose qui les reconnaît immédiate- ment. Son père est en effet l’oncle de Marcelle Navratil. Pendant ce temps-là cette dernière, à Nice, après dix jours d’angoisse, a pu reconnaître, par une photographie en deuxième page du Figaro, ses enfants, appelés alors Hoffmann... La Cunard lui offrit un passage pour New York, où elle récupéra ses garçons, qui purent poursuivre des études ; c’est ainsi que l’aîné entra à l’École, et laisse une trace littéraire aussi bien par sa thèse Les tendances constitutives de la pensée vivante (Paris PUF, 1954) que par son avant-propos aux Poèmes de Gabriel de Retz, préfacés par François Mauriac.

La fille de Michel Navratil, Élisabeth Bouillon-Navratil, écrivain et metteur en scène d’opéras, a beaucoup publié sur la tragédie dont son père fut marqué à jamais, notamment Les enfants du Titanic (Paris, 2012, réédité en 2017 en Livre de poche jeunesse), un récit romancé assorti de nombreuses photographies et documents fami- liaux. La note 106, page 343, vaut d’être reproduite intégralement : « Des citations indûment attribuées à mon père circulent sur le web et dans les médias du monde entier – à commencer par Nice-Matin [n.d.l.r.] – en particulier celle-ci, en totale contradiction avec son caractère : “Je n’ai vécu que jusqu’à quatre ans. Depuis, je suis un resquilleur de vie, un grappilleur de temps, et je me laisse aller sur cet océan.” » Les lignes qui vont suivre démontrent que Mme Bouillon-Navratil est bien fondée dans sa lutte inégale contre la version moderne de la déesse aux cent bouches.

Patrice CAUDERLIER (1965 l)

 

***

Étudiante en Lettres classiques à la faculté des Lettres de Montpellier dans les années soixante, je ne pouvais ignorer que Michel Navratil était un des grands savants de cette faculté, qui n’en manquait d’ailleurs pas : Pierre Jourda en littéra- ture, Louis Michel en phonétique et dialectologie, Charles Champroux en occitan, Xavier Mignot (1951 l) en linguistique, en étaient quelques exemples. Et qui disait « psychologie » était aussitôt renvoyé à l’œuvre maîtresse de Navratil, le « patron » du domaine : Les tendances constitutives de la pensée vivante.

N’ayant toutefois pas eu l’occasion de suivre moi-même des cours de Michel Navratil, c’est par le biais d’autres sources que sa vie à Montpellier sera évoquée ici. La première, et la principale, est le bel éloge qu’a fait de lui sa collègue et consœur Huguette Courtès (malheureusement décédée en 2020), lors de sa propre admission à l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier en 2003. Le texte ci-après doit beaucoup à sa présentation fine et documentée. Quelques témoignages d’anciens étudiants viendront apporter au portrait académique de petites touches vécues.

Entre le Titanic (15 avril 1912) et Montpellier où il arrive pour la rentrée 1952, que s’est-il donc passé ? Revenus un temps à Nice auprès de Marcelle, leur mère, les deux enfants vont finalement passer leur enfance à Toulon, élevés par leurs grands-parents maternels. Michel Navratil fait de brillantes études au lycée Dumont d’Urville et, après le baccalauréat obtenu en 1925 et la préparation à Louis-le-Grand, il est admis rue d’Ulm. Sa scolarité est interrompue quelques mois par un séjour en sanato- rium, à Leysin. De 1933 à 1943, vie professionnelle enseignante et vie familiale se poursuivent en parallèle : il épouse en 1933 Charlotte Lebaudy (qui décédera en 1970) ; trois enfants naissent : Michèle en 1934, Henri en 1936 et Élisabeth en 1943, tandis que leur père enseigne à Tonnerre, à Épernay et, après l’agrégation (1936), à Alès puis à Gap. Ayant entamé une thèse en philosophie sous la direction d’Étienne Souriau (1912 l), et après un bref passage au lycée Saint-Louis à Paris, il devient chargé d’enseignement en 1952 à la faculté des Lettres de Montpellier : il y remplace Ferdinand Alquié, parti à la Sorbonne, selon le circuit classique de l’époque. Mais, comme Xavier Mignot, Michel Navratil va rester montpelliérain ; sa thèse, soutenue en 1953, sera publiée l’année suivante et il sera nommé professeur en 1956. Il occu- pera ce poste jusqu’à son départ (anticipé) à la retraite en 1969. Élu à l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, sur le 15e fauteuil de la section des Lettres, il s’y montrera très assidu et y donnera plusieurs conférences.

Que retiennent de lui collègues, confrères et étudiants ? Pour la connais- sance de sa pensée et de son œuvre, on renverra à la brillante présentation faite par Huguette Courtès1 ou au discours de réception à l’Académie prononcé par le président Claude Romieu en 19742. Tous deux soulignent l’originalité de la pensée, dans l’analyse de la perception et de l’imagination, et de leur rapport au temps. Tous deux soulignent également la profonde empathie de Michel Navratil envers la personne humaine, tant dans ses analyses intellectuelles de la psychologie de l’enfant que dans sa vie d’enseignant. Huguette Courtès rappelle ainsi les longues heures passées en jury d’examen à étudier non seulement la copie de chaque étudiant mais aussi le dossier de chacun, sa vie, ses difficultés, ses objectifs... Certes les bancs de la faculté étaient moins chargés à l’époque que de nos jours ! Le souci de l’étudiant n’en demeure pas moins tout à l’honneur du professeur.

L’attention aux étudiants s’accompagnait cependant de beaucoup d’exigence. Une exigence que Michel Navratil s’appliquait à lui-même : une étudiante se souvient de moments de cours où le professeur s’interrogeait longuement sur la pertinence du choix de tel ou tel mot, ou même de la place d’une virgule, qui aurait pu modifier l’interpré- tation de la phrase. Souvent ce cheminement de la « pensée vivante » était fascinant, car un cours de Navratil révélait une pensée en action à chaque instant. Autre fasci- nation pour l’assistance : la vue de cet homme, grand et mince, debout au bord de l’estrade, les jambes entortillées, « à se demander comment il tenait en équilibre3 ».

Or de l’équilibre, il en avait fallu beaucoup à cet homme, pour surmonter la tragédie de ses quatre ans, la perte de son père dans le naufrage du siècle, et devenir ce grand penseur ! Du Titanic, il en parlait souvent à ses étudiants et leur racontait – entre deux cours – son histoire (il en a fait d’ailleurs avec sa fille un livre pour enfants), sans jamais toutefois tomber dans le mélodrame. Sa grande culture, philo- sophique certes, mais aussi littéraire et musicale, associée à de profondes convictions chrétiennes, lui évitait ce genre de faiblesses. Et son amour de la poésie, nourri de l’amitié qui s’était nouée avec le poète Gabriel de Retz au sanatorium de Leysin, avait contribué à affiner un esprit déjà bien subtil.

Du Titanic à Montpellier, du naufrage à la vie, de la vie à la pensée et à l’étude de la pensée vivante : quelle remarquable trajectoire !

Michèle VERDELHAN
Professeur émérite de sciences du langage à l’université Paul-Valéry Membre de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier

Notes

  1. https://www.ac-sciences-lettres-montpellier.fr/academie_edition/fichiers... Courtes2003.pdf

  2. Réponse de M. Claude Romieu, président de l’Académie

    https://www.ac-sciences-lettres-montpellier.fr/academie_edition/fichiers...

    NAVRATIL-ELOGE-SEGAUT-REP-ROMIEU-1974.pdf

  3. Témoignage d’une autre ancienne étudiante.