NICHET Jacques - 1964 l

NICHET (Jacques), né le 1er janvier 1942 à Albi (Tarn), décédé le 29 juillet 2019 à Toulouse (Haute-Garonne). – Promotion de 1964 l.


J’ai fait la connaissance de Jacques Nichet en khâgne au lycée du Parc à Lyon : c’était à l’automne 1963 . Nous ne l’avions jamais vu : il venait d’ailleurs . Il nous impression- nait . Nous étions débraillés et braillards, il était correct et discret : lunettes d’écaille, veston, cravate, parapluie, une voix douce et posée . Nous soupçonnâmes assez vite la mystification, sans en mesurer l’étendue . D’abord, sa réserve modeste ne put dissimuler longtemps qu’il était savant, bril- lant et profond . Mais ce n’était pas une mystification : s’il ne s’en était pas vanté, il ne l’avait pas nié non plus . Il ne parlait pas de lui . Puis nous avons découvert que son esprit, à la fois rigoureux, inventif et inattendu, trouvant partout matière à mise à distance et à mise en scène, le rendait extraordinairement drôle dans le style pince-sans-rire et l’absurde décapant .

Ce que nous avons mis plus de temps à comprendre, ce que toute une vie, pendant laquelle nous avons tous deux été proches, bien que je n’aie pas participé à son aven- ture théâtrale, a tout juste suffi à me faire comprendre, c’est à quel point ce garçon discret, courtois, attentif aux autres, respectueux de leur opinion, ne se mettant jamais en avant, était un esprit profondément subversif, jetant sur toute chose un regard entièrement libre et neuf . Si, ce jour de septembre d’il y a cinquante-six ans où je l’ai vu entrer, calme et propre sur lui, dans la salle de classe poussiéreuse, parfumée au khâgneux et à la gitane Maïs, quelqu’un m’avait révélé que j’étais de nous deux, et de très loin, le plus conventionnel, j’aurais été bien surpris . Des décennies plus tard, Robert Abirached (1952 l) le présentera un jour comme « un artiste ne ressem- blant pas du tout à un artiste » . Rien de plus vrai, mais il ne s’agissait pas seulement d’apparence . L’auteur du testament magnifique qu’est Je veux jouer toujours ne jouait pas : il y croyait . Il croyait au pouvoir du théâtre et ce qu’il attendait de ce pouvoir était plus radical que nous ne pouvions le supposer .

Nous avons intégré tous deux en 1964 avec cinq autres de nos camarades : une année faste pour la khâgne du Parc . Alors commença la double vie de Jacques Nichet . D’un côté, les sages études de lettres classiques, menées, comme il faisait tout, avec un sérieux où éclatait soudain la farce . L’année de l’agrégation, nous avons préparé ensemble les textes latins et grecs du programme, Emmanuel de Calan (1963 l), Thomas Ferenczi (1963 l), lui et moi . À vrai dire, c’était lui qui nous faisait travailler, sérieux et infatigable . Soudain, il s’arrêtait et, toujours sérieux, poussait des hurlements en nous invitant à l’imiter : défoulement nécessaire, disait-il . Nous fîmes ensemble, lui et moi, un thème grec que nous rendîmes à un professeur de la Sorbonne sous le nom de Zichet : son idée, bien sûr . Mais ce fut aussi son idée, cette année-là, alors que nous devions, Emmanuel de Calan, lui et moi, aller nous détendre pendant les vacances de février dans la vallée de Chamonix, d’inviter à se joindre à nous un étudiant japonais, pensionnaire étranger à l’École, dont il avait deviné l’isolement . Et une fois dans notre chalet glacial, c’est lui encore, pendant que nous lisions à haute voix À la manière de de Reboux et Müller, qui tentait patiem- ment d’expliquer au japonais les calembours du style Ivan Labibine Ossouzoff .

L’autre vie de Jacques Nichet, sa vraie vie, ce fut, dès la première année d’École, la création du Théâtre de l’Aquarium . Je le répète, je n’appartenais pas à la troupe . De cet Aquarium originel, Armelle Debru parlera mieux que moi . Quelques souve- nirs seulement, vus de l’extérieur . Vus de l’extérieur, car (c’est le premier souvenir) il m’avait recalé lors du recrutement de ses acteurs . Il avait eu raison . Il ne faisait pas acception des personnes et, dans son rôle de fondateur, directeur et metteur en scène de la troupe, faisait appel au Jacques Nichet sérieux, méthodique, compétent, sûr et maître de lui . Deuxième souvenir, la première des Grenouilles et le déborde- ment d’enthousiasme qu’elle a suscité . Enthousiasme devant l’extraordinaire qualité du spectacle, l’intelligence de la mise en scène, le talent des acteurs, normaliens et sévriennes, littéraires et scientifiques, recrutés, comme on vient de le voir, avec sagacité et dirigés de même, l’efficacité et le panache, qui ravissaient les Lyonnais, de la traduction de leur maître Victor-Henry Debidour (1929 l), qui l’avait parfois testée sur eux à l’occasion d’une version grecque . Mais enthousiasme aussi parce que Jacques Nichet venait de montrer ce qu’on pouvait tirer de cette École, qui semblait condamnée à l’individualisme et à la névrose .

Trois ans et quelques mises en scène plus tard, la pièce inspirée des Héritiers de Pierre Bourdieu (1951 l) et Jean-Claude Passeron (1950 l), dont la première, le 3 mai 1968 (cela ne s’invente pas) est interrompue par l’irruption sur scène de Jacques Nichet en personne annonçant la mort d’un « camarade » dans les affrontements avec la police . La nouvelle était fausse, mais l’effet réussi, moins cependant que la mise en scène interrompue . Un jury de professeurs emplumés et à masques d’oiseaux interrogeait deux candidats, un « héritier » et un non-héritier, dans différentes disci- plines, toujours en rapport avec les oiseaux (en français, L’Albatros de Baudelaire, etc .) . Pendant les délibérations, les lumières s’éteignaient et on entendait les oiseaux caqueter . Inventive, la mise en scène l’hiver suivant des Guerres picrocholines au Vieux-Colombier l’est au point d’être presque immédiatement plagiée impudem- ment et silencieusement par Jean-Louis Barrault dans un spectacle Rabelais .

Au Vieux-Colombier, car nous avions quitté l’École . Jacques était assistant, puis bientôt maître-assistant (maître de conférences) d’études théâtrales à la jeune université Paris-VIII . Metteur en scène et universitaire, il n’a, de 1969 à 1985, entre l’université de Vincennes et la Cartoucherie de Vincennes, jamais dissocié ces deux activités qui se renforçaient l’une l’autre . Même devenu tout entier homme de théâtre, il ne cessera d’avoir le souci de la pédagogie du théâtre et par le théâtre, dont il avait spontanément le goût et le génie . En 2009-2010 le Collège de France fera appel à lui pour occuper sa chaire annuelle de création artistique .

Tout entier homme de théâtre, il le devient en 1986, quand il est nommé direc- teur du Centre dramatique national de Montpellier, qu’il baptise Théâtre des Treize Vents, avant de l’être en 1998 de celui de Toulouse . À vrai dire, il devait aller direc- tement à Toulouse, où il s’était déjà installé, quand un changement de dernière minute l’a envoyé directement à Montpellier . Détail ? Pas entièrement, car il s’était installé à Toulouse avec sa famille . En 1971, il avait épousé une sévrienne agrégée de lettres classiques, Dominique Baux (1966 L) originaire de Toulouse, justement, alors qu’il était, lui, originaire justement de Montpellier . Leur fils, Vivian, norma- lien de l’ENS de Lyon, est aujourd’hui professeur en classe préparatoire à Lyon . La vive et charmante Dominique fut heureuse de revenir près de sa famille . Elle fut nommée professeur d’hypokhâgne au lycée Saint-Sernin, où elle lança d’intéres- santes et originales expériences de « Parole vive » . La déception d’une séparation inattendue imposée par la nomination à Montpellier, où Jacques, accablé de travail, dut passer toutes ses semaines, fut pour eux une épreuve, son retour à Toulouse un soulagement . Mais ses créations l’appelaient souvent ailleurs et voilà que la santé de Dominique se détériorait et lui causait de terribles souffrances . Ces dernières années, Jacques s’occupait d’elle constamment, avec son extraordinaire capacité d’attention à ceux qu’il aimait . Il ne renonçait pas, pourtant, à son vœu de « jouer toujours » . Après sa retraite du Centre dramatique national de Toulouse, il avait librement créé une compagnie nouvelle, L’inattendu. Il l’a animée jusqu’au bout . Le comédien avec lequel il travaillait les derniers temps l’appelait encore pour recueillir ses avis quelques jours à peine avant que ne l’emporte le mal qui le rongeait sournoisement depuis trop longtemps pour qu’on pût y porter remède .

Son œuvre demeure . Les créations de Jacques Nichet à Montpellier et à Toulouse, à Avignon et à Paris, appartiennent désormais à l’histoire du théâtre . Leur simple énumération passerait les bornes d’une notice comme celle-ci . Et comment donner la mesure de leur importance et de leur influence, sous-estimées parfois, Jacques étant d’une discrétion et d’une modestie rares partout, et exceptionnelles dans sa partie ? Je retiens seulement trois traits qui me semblent caractéristiques .

D’abord la volonté de « faire théâtre de tout », selon la formule d’Antoine Vitez qu’il aimait à citer et suivant le modèle de Dario Fo, dont il montera Faut pas payer. D’où, comme il le faisait dès Les Héritiers et Les Guerres picrocholines, les pièces créées à partir d’œuvres non-théâtrales, mais aussi de faits divers ou de questions de société, qui marquent surtout le début de sa carrière à partir de Marchands de ville (T .N .P . 1972) et ses années de collaboration avec la Cartoucherie .

Ensuite – surtout, peut-être, s’agissant au contraire du texte, de son respect et des possibilités qu’il offre, – l’attention extrême que Jacques Nichet porte aux traductions des pièces écrites dans une langue étrangère, auxquelles il estime que les critiques ne sont pas assez attentifs . On le voit dès son arrivée à Montpellier avec La savetière prodigieuse de Garcia Lorca, pièce à laquelle une nouvelle traduction donne une force et une saveur inattendues . Avec Jean-Michel Déprats (1968 l), il réunit de nombreux traducteurs et fonde un Centre international de la traduction théâtrale dont le siège reste désormais à Montpellier : la Maison Antoine-Vitez . Grâce à cette association, dont il est le premier président, de très nombreuses pièces d’auteurs reconnus dans leur pays, mais qui n’ont jamais encore été représentés en France, sont traduites et éditées . Pour ne citer que trois exemples de pièces qu’il a ainsi montées avec succès : La Maladie humaine de F . Camon (Italie, traduction Yves Hersant [1964 l]), Marchands de caoutchouc de H . Levin (Israël, traduction L . Atlan), Les Cercueils de zinc de S . Alexievitch (Biélorussie, traduction W . Berelowitch) .

Enfin, il y a dans ses mises en scène un esprit Nichet et une patte Nichet, difficiles à définir, qui combinent l’ingéniosité de raccourcis permettant de produire un effet fort et un sens clair grâce à des trouvailles concrètes et simples nées de la subtilité et de la pénétration extrêmes d’un esprit lettré, rompu au décorticage des textes .

Je le dis trop vite et trop mal . J’ai trop parlé de mon ami, pas assez du grand homme de théâtre . C’est sa faute . Il n’était qu’attention aux autres et oubli de soi . Mais c’est ma faute, car s’il parlait peu de lui, il parlait constamment du théâtre et c’est à travers le théâtre qu’il parlait de lui . Il disait que son désir était d’aller toujours de surprise en surprise . Il a su réaliser ce désir . Il se définissait comme un éternel anxieux . Comment ne l’aurait-il pas été, lui qui était tout sauf content de lui ? Ai-je assez écouté sa voix calme, chaude et grave, coupée parfois d’un petit rire, et ce qu’elle disait avec des mots si simples et qui était toujours si limpide et si profonde ? Je n’ai appris qu’à la veille de sa mort que je ne l’entendrai plus . Il m’a envoyé un ultime sms, dicté à Vivian . Il n’y parlait que de moi .

Michel ZINK (1964 l)

Jacques Nichet, l’homme de théâtre

Quelques mois après notre arrivée, en octobre 1964, dans nos ENS respectives, Sèvres et Ulm, plusieurs d’entre nous découvrent la troupe de théâtre dirigée par Claude-André Tabart (1963 l) et sont fascinés par le projet de Jacques Nichet, qui en prend la suite et la baptise l’Aquarium, de monter les Grenouilles d’Aristophane . Nous avons rapidement en main la merveilleuse traduction que Jacques obtient de son professeur de grec, Victor-Henry Debidour . Un texte d’une verdeur, d’une violence verbale parfois extrêmes, qu’il va falloir comprendre en profondeur, comme nous l’avons fait dans nos études classiques, et apprendre à jouer sur scène, ce qui est tout autre chose . Nous allons y travailler avec acharnement deux fois par semaine, parfois tard dans la nuit . Parmi nos camarades, certains sont choisis par Jacques pour leur présence, leur physique adapté au rôle, leur verve, leur humour : Jean- Pierre Soublin [1963 s] (Dionysos), Alfred Vidal-Madjar [1963 s] (Euripide), Jacques Coquelle [1963 s] (Eschyle), Paulin Houtondji [1963 PE] (Charon), sans oublier la jolie servante délurée, Catherine Kerbrat (1963 L) . Le reste de la troupe forme le chœur des Grenouilles, en collant vert, et celui des Initiés, en blanc, conduits par Michel Fragonard (1963 l) . En nous demandant de déambuler librement sur la scène pendant des heures, Jacques nous apprend, à nous qui nous connaissons à peine, à former un groupe fluide et homogène . Il accepte de ses acteurs peu disciplinés leurs oublis et leurs improvisations, pourvu que le rythme de ce texte tonique et provocant ne soit pas ralenti . Ses trouvailles de mise en scène se multiplient, parfois géniales, en accord avec le sens du texte . Mystérieusement habité par sa passion, il est exigeant, doucement autoritaire, drôle, profondément chaleureux . Nous irons jouer en tournée à Lyon et à Montpellier . Le car nous ramène toujours trop tard boulevard Jourdan, il faut « faire le mur » . Des garçons nous raccompagnent . Le gardien de nuit les poursuit dans les couloirs

D’autres pièces suivront . L’été 1965 à Massuguiès, Jacques travaille à une pièce d’Aimé Césaire (1935 l) Et les chiens se taisaient ; l’année suivante ce sera Monsieur de Pourceaugnac, avec l’accompagnement musical de Pierre-Étienne Will (1963 l), qui sera présenté au tout nouveau festival des troupes de théâtre amateur de Nancy, créé par Jack Lang, et puis plus tard les Guerres picrocholines. Nos vies professionnelles finiront par nous séparer, tandis qu’une carrière de théâtre exceptionnelle commence pour Jacques . Mais pour nous, les Grenouilles et autres acteurs des débuts de l’Aqua- rium, (dont beaucoup ont hélas disparu), il reste de cette aventure théâtrale des souvenirs inoubliables, et une reconnaissance affectueuse pour de grands moments de bonheur qui ne s’effaceront jamais .

Armelle DEBRU-PONCET (1964 L)
avec Françoise DOUAY (1964 L)