PARMENTIER Jacques - 1907 s

PARMENTIER (Jacques), né le 25 décembre 1885 à Poitiers (Vienne), décédé le 22 février 1942 au Havre (Seine-Inférieure). – Promotion de 1907 s.


Quatre-vingts ans après la disparition tragique de notre camarade, il n’est que temps de pallier les conséquences des années noires où il n’était possible que de comptabiliser les disparitions, et certes pas d’en informer la communauté normalienne dispersée, encore moins d’obtenir le matériau nécessaire à un quelconque hommage . Il n’y eut que la liste publiée en 1946 pour faire état de son décès, « des suites de la guerre et de la captivité », lorsqu’il fallut procéder à l’appel des absents, par promotion1 .

Pourtant chaque année depuis 1920 et le troisième Bulletin de la Société des anciens élèves, ces derniers pouvaient lire à la page des comptes que le premier des dons faits à cette société, ancêtre de l’a-Ulm, provenait, pour la somme de mille francs, des Tréfileries & Laminoirs du Havre, et que le deuxième (longtemps le second) des membres bienfai- teurs était le grand philanthrope et infatigable voyageur Albert Kahn – qui avait versé cinq fois plus . Ces informations, pieusement reproduites par le trésorier Maurice Weber (1907 s) avant chaque bilan annuel, rappelaient la générosité de ces deux mécènes, qui avaient amplement facilité la vie de la société dans l’immédiat après-guerre .

Derrière la raison sociale de la grande usine havraise, il y avait un de ses ingé- nieurs, Jacques Parmentier, ancien élève de la section de Physique, et camarade de promotion du trésorier . Son père, également prénommé Jacques, était alsacien (de Gunsbach), d’une famille de dix enfants qui, ayant choisi la France en 1871, ensei- gnait la littérature française à la faculté des lettres de Poitiers . Il laissa des études sur l’origine germanique de la Farce de maistre Pathelin et sur les mémoires de Richelieu . Avec son épouse, née Adélaïde Goepfert à Mulhouse, il eut deux garçons, Jacques puis Georges2 . L’aîné fut reçu au concours de 1906, et comme c’était de règle alors, était entré effectivement rue d’Ulm une fois libéré de ses obligations mili- taires . Mais à peine avait-il achevé son cursus avec le titre d’agrégé et commencé des recherches avec une quatrième année, privilège rarissime alors, qu’il fut rappelé sous les drapeaux, sous-lieutenant d’infanterie3 . Il finit la guerre au 61e régiment d’infanterie et fut décoré de la Croix de guerre et de la Légion d’honneur . L’armée n’avait pas éprouvé le besoin de faire appel à ses connaissances techniques (pas plus qu’elle ne l’avait d’ailleurs fait à celles d’Augustin Guyau, le fils du philosophe Jean- Marie Guyau, pionnier de l’électricité et de ses applications, qui avait pratiquement son âge, mort sur le front comme tant d’autres) . Ce n’est qu’après le conflit qu’il put exercer une activité correspondant à ses compétences, au Laboratoire central d’élec- tricité à Paris, où il fut assistant dès l’Armistice . Cela lui permit de satisfaire à la règle des dix années au service de l’État . Dès 1920, il devint ingénieur à la société des Tréfileries & Laminoirs du Havre . Il y rejoignait deux archicubes, le directeur général Raymond Jarry (1891 s), qui en janvier 1919 avait appelé à ses côtés son camarade de promotion Adolphe Cligny, naturaliste jusque-là remarqué pour ses explorations au Sénégal puis par la direction de la station d’études aquicoles de Boulogne-sur-Mer . Ce dernier devint, selon le zoologue Maurice Caullery (1887 s), auteur de sa notice dans l’Annuaire 1939, le véritable organisateur et chef de l’usine, qu’il quitta en 1930 pour raisons de santé : il finit ses jours à Noisy-le-Grand . Jacques Parmentier partit s’installer dans la ville portuaire, où il demeurait d’abord 1, rue de Thionville puis au 118, boulevard de Strasbourg, un bel immeuble tout près de l’Hôtel de Ville .

Durant vingt ans, il accompagna le développement de cette entreprise, fondée en 1883 par Lazare Weiller – initialement non au Havre mais à Angoulême – pour traiter le cuivre . Mais les ports de Bordeaux et de la Rochelle, qui devaient recevoir le matériau brut des États-Unis puis du Chili, n’étant pas efficacement équipés, l’entre- prise s’installa finalement au Havre dès 1892 . L’usine initiale fut construite alors, à côté de celle de Jean-Jacques Hellmann4, et la voie de desserte du tout nouveau quartier industriel fut baptisée du nom de Sadi Carnot, le président assassiné5 .

Les Tréfileries traitent le cuivre, le laiton ou l’aluminium ; elles fabriquent des câbles de freins pour les bicyclettes, des filins pour haler les péniches sur les canaux ou des aiguilles à peigner pour les usines textiles . Elles reçoivent alors de Rhodésie, puis du Congo belge, les wire-bars, ces lingots bruts qui passent au laminoir dit Garrett dont sortent les fils de 7 millimètres, indispensables entre autres aux caténaires .

Elles furent réquisitionnées en 1914 et plus de 7 500 ouvriers y fabriquaient nuit et jours obus, douilles et cartouches pour les besoins de l’armée ; dès 1916 une seconde usine fut construite et les productions, après la guerre, se répartirent entre elles : cuivre d’un côté, aluminium de l’autre . En 1924, 3 500 ouvriers y travaillaient, dont 300 femmes . Lazare Weiller avait prévu une crèche où les mamans ouvrières pouvaient venir allaiter leurs bébés trois fois par jour en quittant leur poste . Mais la main-d’œuvre manquait, et sur ce chiffre de 3 500 on décompte 850 immigrés, dont 300 Polonais pour lesquels une cité était construite . Dans la décennie 1930, malgré la crise, les Tréfileries travaillaient à plein pour les constructions navales, l’automobile, l’aéronautique, les industries méca- niques et électriques ou encore le bâtiment : l’usine du Havre expédiait des produits semi-finis à une dizaine d’autres usines du groupe, dispersées sur toute la France, et le quart de la production était exporté (notamment vers la Syrie et la Turquie) .

Jacques Parmentier dirigea ce monde (le siège social restant à Paris) et comme tous les patrons, vit monter de la base une opposition syndicale ; les descriptions, de nos jours encore, semblent irréconciliables, comme les informations recueillies . D’un côté, Lazare Weiller avait organisé pour ses ouvriers une société de gymnastique et une fanfare L’Espérance forte de 117 membres ; lui et ses successeurs avaient mis en place un système d’assurances sociales, une caisse de retraite et de solidarité, des colonies de vacances, et construit des logements ; de l’autre, à lire le n° 45 du Fil rouge, le journal syndical des Tréfileries, on ne perçoit que la pénibilité du travail et sa dangerosité, avant l’obligation du port de lunettes spéciales et de chaussures de protection : les ouvriers ne restaient que deux heures sur cette machine Garrett d’où l’on voyait voleter les paillettes de cuivre et à l’atelier des câbleuses, le bruit était quasiment infernal sur les toronneuses . Et lorsqu’une machine plus efficace que la Garrett fut mise au point, le nombre d’ouvriers fut divisé par deux, quand la production augmentait d’un tiers . Les auteurs (Richard Zelek et Jacques Defortescu) racontent que sur ce même atelier Garrett les ouvriers recevaient un litre de rhum de la part de la direction, chaque fois que le record journalier était dépassé ; puis le Comité d’hygiène s’opposa à cette pratique, l’équivalent du stakhanovisme . Gérard Masselin conclut ainsi les trois pages consacrées aux Tréfileries dans son Le Havre industriel : deux siècles d’ histoire au cœur de la ville, éd . L’Écho des vagues, 2016 : « Cette usine a marqué non seulement la vie économique mais aussi, avec ses grèves et ses actions très dures, très fortement la vie sociale et syndicale . » Lors des grandes grèves de 1932, les ouvriers des Tréfileries furent les tout derniers à se joindre au mouvement ; sans doute le firent-ils en ce mois d’octobre par solidarité avec leurs collègues de l’Électromécanique, qui luttaient pour des avantages qu’eux possédaient déjà ; une usine havraise fut ainsi occupée durant 735 jours .

Tel fut l’univers de Jacques Parmentier, jusqu’à septembre 1939 (l’usine fut alors réquisitionnée pour la Défense nationale, comme en 1914) ; lui fut rappelé sous les drapeaux et envoyé, avec le grade de colonel, en Alsace dans un régiment de pionniers ; fait prisonnier après le contournement de la ligne Maginot, il partit en Allemagne et il fut libéré de son Oflag (VI C) le 16 août 1941 au titre d’ancien combattant de la guerre précédente ; il ne put dans un premier temps se rendre au Havre, rejoignant son épouse près de Caen, à Sainte-Marie d’Hérouvillette . La maladie contractée en captivité, et dési- gnée comme cachexie carentielle à l’époque, doublée d’un œdème des jambes, s’aggrava . Revenu au Havre, il fut très vite admis à l’institution Saint-Joseph où il décéda . Il ne fut pas déclaré Mort pour la France6 : au terme d’une longue procédure, les autorités mili- taires arguèrent que la maladie était présumée contractée en captivité et que de ce fait il n’était pas en service actif quand il en avait été atteint (décision du 5 novembre 1946 clôturant son dossier) . Deux ouvriers des Tréfileries, qui ne revinrent jamais, eurent droit, eux, à cette mention . Leur nom et leur visage firent l’objet de plaques commémo- ratives à l’entrée principale de l’usine havraise ; Jacques Parmentier n’obtint pas, lui, cet hommage7 . Son épouse Henriette, née Saglio, qui avait œuvré en vain pour lui obtenir la reconnaissance de la Nation, redevint parisienne et mourut en 1979 .

Patrice CAUDERLIER (1965 l)

Notes

1 . C’est de cette liste qu’étaient parties les recherches sur Élie Carcassonne (voir sa notice dans L’Archicube 31 bis) ; il y était mentionné « professeur à l’université de Clermont-Ferrand » sans tenir compte de sa mise à la retraite d’office, à l’inverse de l’acte d’état-civil mentionnant son décès à Nice .

  1. 2 .  Georges Parmentier (1887-1973), ancien centralien, entra aux Chemins de fer ; après la

    nationalisation, il dirigea le service Matériel et traction de la SNCF et attacha son nom aux dix autorails panoramiques qu’il fit construire par Renault en 1956 après un voyage dans les vistadomes des Transcontinentaux américains .

  2. 3 .  Parmi ses camarades de promotion, Georges Bresch, caïman de chimie, René Gâteaux, enseignant à Bar-le-Duc, donnèrent leur vie, comme Charles Péguy (1894 l), dès le début du conflit ; René Marrot, enseignant à Bourges, mourut au champ d’honneur en 1917 . Bresch et Marrot ne sont plus que des noms sur la liste du monument à nos morts .

  3. 4 .  L’inventeur de la locomotive La Fusée électrique croyait à l’avenir de son engin révolu- tionnaire, mais qui arrivait trop tôt : toutes les compagnies la refusèrent . Ruiné, il céda à Westinghouse l’usine havraise restée inutile et après quelques commandes marginales, la filiale américaine revendit les locaux à la Compagnie électromécanique, issue d’un groupe suisse (Brown-Boveri), qui construisit après 1925 toutes les locomotives électriques du Paris-Orléans, puis de l’État et après la guerre celles du Paris-Lyon .

  4. 5 .  Cette voie est devenue le boulevard Jules-Durand en hommage au syndicaliste, héros malheureux du lamentable épisode qu’Armand Salacrou, havrais de souche, a immortalisé au théâtre, sous le même titre, en 1960 .

  5. 6 .  Georges Bonnefoy (1932 l) fut reconnu mort pour la France . Il avait été mobilisé alors que, professeur au lycée du Havre, il achevait une thèse sur Alfred de Vigny . Il fut reconnu docteur ès lettres à titre posthume .

  6. 7 .  Cette notice a été rendue possible, à Caen grâce au Service historique de la Défense (archives des victimes des conflits contemporains), et au Havre grâce aux personnels de l’Hôtel de Ville et de la bibliothèque patrimoniale Armand Salacrou . Elle voudrait rappe- ler à notre souvenir Madeleine Michelis (1934 L), havraise de naissance et torturée pour faits de Résistance, dont le nom figure sur la stèle des Sévriennes « Mortes pour la France » .