PEYRE Christian - 1954 L


PEYRE (Christian)
, né à Limoges (Haute-Vienne) le 15 mai 1934, décédé à Parmain (Val-d’Oise) le 20 mars 2018. – Promotion de 1954 l.
 


Né d’une mère institutrice et d’un père ouvrier méca- nicien à la régie des tabacs, c’est dans sa ville natale de Limoges que Christian mène ses études primaires et secon- daires au lycée Gay-Lussac, avant de « monter » à Paris pour les classes préparatoires de lettres à Louis-le-Grand .

En 1954, il intègre l’École normale supérieure pour quatre ans . Agrégé de lettres classiques, il est aussi diplômé de l’École pratique des hautes études (IVe section) . Le 23 septembre 1957, il épouse Simone Marie Bezard ; deux

garçons, Philippe et Henri, leur naissent . Mais, comme tous les jeunes de sa généra- tion, son passage sous les drapeaux, de 1958 à 1960 au moment de la guerre d’Algérie, a été pour lui une épreuve douloureuse, qui l’a marqué pour toujours .

De 1961 à 1964, il séjourne à l’École française de Rome ; c’est l’occasion pour lui de reprendre les fouilles du site de Casalecchio di Reno (près de Bologne) : ce site occupe une place importante dans ses recherches portant sur les relations entre les peuples celtiques et étrusco-italiques en Italie avant la domination romaine . De retour en France, il fait toute sa carrière à l’ENS, comme caïman d’abord de latin (1962 à 1974), puis d’archéologie à partir de 1974 ; il est administrativement d’abord agrégé-répétiteur, puis maître-assistant et enfin sous-directeur de l’ENS . En 1998 le directeur Étienne Guyon (1955 s) lui remet les insignes de l’Ordre national du Mérite .

En 1974, il obtient la transformation de son poste d’enseignant de latin en poste d’archéologue ; cela ne fait qu’entériner le rôle qu’il avait joué dès son arrivée dans le corps enseignant de l’ENS pour promouvoir et développer ce type d’approche de l’Antiquité . Il peut alors fonder avec le plein appui du directeur Jean Bousquet (1931 l) lui-même ancien membre de l’École française d’Athènes, le laboratoire d’ar- chéologie de l’École qui bientôt fédéra plusieurs petites équipes du Centre national de la recherche scientifique, qui formèrent bientôt le noyau d’une unité mixte de recherche CNRS-ENS dont il a été le créateur, et premier directeur de 1990 à 20001 . Elle associait d’éminents spécialistes aussi bien de l’hellénisme oriental que des Étrusques ou de l’Afrique du nord antique, de l’armée romaine, de la mosaïque, de la peinture murale et naturellement du monde celtique, – en un regroupement profon- dément original, qui a représenté une sorte de révolution dans un établissement où l’approche des civilisations antiques ne passait guère jusque-là par l’archéologie de terrain, ni ne sortait des secteurs les plus classiques du monde gréco-romain . Cette équipe associe aujourd’hui encore l’archéologie d’Orient et d’Occident à la philologie (d’où son acronyme AOROC), conformément à une des grandes préoccu- pations scientifiques de Christian Peyre : confronter les sources textuelles aux réalités archéologiques .

Membre de l’Institut d’études étrusques et italiques, et de la Römisch-Germanische Kommission, ses thèmes de recherche personnels ont concerné principalement les relations entre les peuples celtiques et étrusco-italiques et la Cisalpine celtique . C’est ainsi qu’il publie aux Presses de l’École en 1979 un petit livre La Cisalpine gauloise du iie au ier siècle avant J.-C. – toujours en grande partie d’actualité et qui fait l’objet d’un projet de réédition numérique . À l’École ou chez lui ses préoccupations scienti- fiques animaient de nombreux débats, et son fils Philippe de rappeler notamment des discussions autour des questions de politique et de vote chez les Celtes, avec leurs références aux modes de votation grecs, ainsi que son attention aux questions de frontières et à leur sens dans les civilisations de l’époque.

Ce fut aussi un enseignant hautement apprécié de générations de normaliens et de normaliennes qu’il a formées et à qui il a enseigné le latin toujours avec bien- veillance, mais aussi avec exigence et fermeté, les préparant ainsi à l’agrégation ou les guidant dans leur parcours académique . Parmi eux, Alain Juppé (1964 l) qui lors d’une conversation amicale, parlant de son séjour rue d’Ulm, se rappelait le caïman de latin comme l’un de ses enseignants de l’École qui l’avait le plus marqué par son enseignement et sa grande rigueur . Certains de ses anciens élèves avouent qu’il les terrorisait lors de ses corrections de versions2 ou de thèmes latins par la colère – au demeurant plus ou moins feinte – que provoquaient chez lui les fautes qu’il avait découvertes dans leurs copies . Mais ils savaient aussi qu’en ces temps où le « bonvoust », l’instruction militaire obligatoire3, faisait partie de la scolarité normalienne, et où les élèves étaient censés aller régulièrement le samedi matin faire des séances de préparation militaire au fort de Vincennes, ou passer une partie de leurs vacances en périodes au camp de Mourmelon (Marne), ou quelque autre lieu de villégiature tout aussi attrayant, ils pouvaient compter sur la bienveillance de Christian Peyre – qui, en tant que caïman de latin, s’était vu affecter la tâche de caïman bonvoust – pour solliciter (et obtenir) la plus grande indulgence des autorités militaires s’il leur était arrivé d’ « oublier » de se rendre à leurs convocations .

Pour ce qui est de l’archéologie, il a initié les élèves aux techniques archéolo- giques en vigueur à son époque, effectuant ainsi des travaux pratiques dans la Cour Pasteur, transformée de temps en temps en terrain d’expérimentation . On y voyait des apprentis topographes penchés sur une tablette à essayer de relever le monument Pasteur à l’aide d’une alidade, ou encore à prendre des niveaux ou à s’essayer à mani- puler un Hasselblad ou un autre appareil photographique . Sa vision pour ainsi dire prophétique de l’avenir de la discipline était tournée vers la technique et les travaux pluridisciplinaires . Ses fouilles à Minot, entre 1971 et 1982, ont aussi été l’occasion de resserrer les liens avec ses élèves ainsi confrontés aux réalités de terrain . C’était une époque pleine d’émotion pour les anciens et quelque peu nostalgique d’une École tout aussi rayonnante, mais un peu moins tentaculaire ;

C’est au mois d’août que la petite équipe, composée d’une dizaine de personnes, partait en campagne pour Minot (à une cinquantaine de kilomètres de Dijon) . Que ce soit pour Éliane, Élisabeth, Nicole, Bouyou, Bruno, François, Maurice, Michel, Serge et les autres, cette expérience représente une inépuisable réserve de bons souve- nirs et de récits hauts en couleurs et cela même si, avant d’aller sur le chantier, il fallait chercher des escargots (pour le repas de fin de mission) ou ramasser des girolles (pour les omelettes) .

C’est au château, en fait la maison de retraite du village (bled) que toute la smalah prenait ses quartiers, où le bien manger et le bien boire étaient de rigueur . Là, la discipline était de mise : pas question, la journée finie, de laisser le matériel sans être nettoyé et prêt à resservir pour le lendemain . Christian Peyre, en fin pédagogue, se livrait à de véritables cours d’initiation à l’archéologie et tous participaient, chacun à son tour, aux diverses tâches tissant un climat de confiance et d’amitié non seule- ment au sein du groupe, mais aussi avec les autochtones parfois surpris par cette bande de joyeux fouilleurs .

Au laboratoire qui, avant de prendre place sous les combles du 45 en 1996, avait connu plusieurs errances dans l’École, de l’aile Rataud au pavillon Pasteur, régnait une ambiance amicale et même, pourrait-on dire, familiale, propice aux échanges et aux recherches . Au-delà du travail, il n’était pas rare à Christian Peyre de parler de sa maison de Parmain, de la visite d’un hérisson dans le jardin ou des volets à repeindre, voire d’évoquer de petits problèmes de santé ; il restait toujours à l’écoute des autres . Après l’archéo-cave, l’archéo-lingerie, est venu le temps de l’archéo-chapelle . C’est en 1995 que le projet de transformer le comble de l’ancienne chapelle est entériné . L’encombrante charpente, qui d’ailleurs laissait supposer qu’à une époque un dôme en lattis et plâtre avait sans doute couvert l’espace de la chapelle qui s’élevait alors sur deux niveaux, est remplacée par une charpente en lamellé-collé qui permit de dégager l’espace et ainsi de créer une grande salle polyvalente, deux bureaux et une

mezzanine .
Dans le cadre des travaux d’extension du laboratoire, toujours sous l’impulsion

de Christian Peyre, prend place l’aménagement de la bibliothèque d’archéologie, au niveau de la cour aux Ernests . L’entrée fut décorée de peintures inspirées de celles de la villa de Poppée à Oplontis, réalisées par Dominique Antony et financées par l’association Dephy .

Ces différentes installations témoignent de la dynamique qu’a insufflée Christian Peyre au laboratoire depuis sa création et de l’importance grandissante qu’il a pris, et dont la reconnaissance et la notoriété ont bien vite dépassé le cadre de l’École .

L’heure de la retraite, puis la disparition de son épouse (le 31 décembre 2014) ont marqué un certain repli sur lui-même . Le 23 mars 2018, d’anciens collègues et élèves de l’École sont venus, lors d’une cérémonie funéraire très dépouillée, rendre hommage à l’homme et au savant, et soutenir dans cette épreuve ses fils, belles-filles et les quatre petits-enfants .

Que ces cendres reposent en paix ! À l’École4, sa marque est plus que jamais vivante entre le Centre des études anciennes et le laboratoire d’archéologie .

Notes

  1. 1 .  Lui ont succédé à la tête de cette UMR Dominique Briquel puis Stéphane Verger (1984 l) .

  2. 2 .  À ce propos, une anecdote : lors de la sortie du livre autobiographique d’Alain Juppé, un des anciens élèves de Christian Peyre en avait lu les « bonnes feuilles » notamment celle qui évoquait la première version latine lors de la rentrée des agrégatifs : un texte rituellement de Sénèque le père, où la meilleure copie (celle de Juppé) n’avait que moins 60, alors que toutes les autres étaient notées de moins 150 à moins 300, tant les occasions de contre- sens, d’inexactitudes et autres approximations étaient nombreuses . Juppé racontait ensuite comment les notes progressaient pour atteindre le zéro au tout début du printemps, il comparait cela à la fonte des glaces et dans la foulée, les agrégatifs obtenaient tous des notes excellentes et déterminantes pour leur succès . Le soir même, cet ancien rencontra Christian Peyre dans la salle historique de la Bibliothèque et lui fit part de ce texte (qu’il n’avait pas lu) . Deux larmes coulèrent discrètes et d’une voix émue : c’était le bon temps, fit-il . Qu’est-ce que vous étiez forts ! Et l’ancien, se souvenant incontinent de ses notes entre moins 120 et moins 150 d’avant la Noël 1967, de s’étonner pourquoi notais-tu ainsi ? Peyre redevint instantanément tel qu’en lui-même : mais maintenant, c’est moins 600 que je leur mettrais ! [P . Cauderlier] .

    3. Le capitaine Bonvoust, chef du bataillon de la rue d’Ulm sous la Troisième république, a laissé son nom à tout ce qui concerne l’armée dans le vocabulaire normalien; son supérieur, le général Jeanningros associe à jamais son nom à la notion d’énormité (voire d’hénaurmité flaubertienne)...Voir les souvenirs de Romain Rolland .

    4.  La grande exposition sur les Celtes et leur héritage lui a été dédiée dès l’annonce de son décès . Elle remplit les couloirs du rez-de-chaussée et du premier étage du 45 rue d’Ulm .

    Dominique BRIQUEL (1964 l) et Guy LECUYOT

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En apprenant la mort de Christian Peyre, j’ai ressenti un très vif chagrin . De tous ceux dont j’ai suivi l’enseignement à l’École, il fut en effet celui qui m’a le plus marqué .

D’autres diront l’ampleur de son œuvre en matière d’archéologie et son rôle déterminant dans la création d’une filière spécialisée au sein de l’École . Pour moi, c’est comme latiniste qu’il aura incarné la perfection du « caïman », cet emploi si particulier, et dont on peut se demander s’il va se perpétuer, compte tenu de l’apparition de « départements », qui transforme progressivement notre École en université, fût-ce de qualité supérieure . Officiellement « agrégé répétiteur », le caïman, c’est le camarade à peine plus âgé, séparé de ses élèves par cette agrégation qu’il vient de passer et à laquelle il prépare ses cadets pour une matière donnée . De là des relations d’une amicale familiarité, teintées par le devoir d’être suffisam- ment sérieux sans se prendre trop au sérieux . Christian Peyre savait parfaitement associer la pédagogie et l’amitié .

L’exceptionnelle qualité de son enseignement tenait d’abord à une adaptation sans faille à son public . Sa manière de nous préparer à l’agrégation était un chef- d’œuvre d’intelligence et d’efficacité . Il proposait un choix d’exercices suffisamment diversifiés pour couvrir les principales difficultés que risquaient de rencontrer les candidats au concours . Cet art subtil de la graduation dénotait un pragmatisme pédagogique du meilleur effet . S’il faisait parfois appel à des contributeurs exté- rieurs pour traiter certains auteurs du programme, il payait de sa personne quand les spécialistes n’étaient pas au rendez-vous et personne ne regrettait la substitution tant le produit de remplacement brillait de qualités imprévues . Une alliance d’une minutieuse précision à une très grande finesse dans le commentaire et l’analyse des textes montrait combien cet archéologue était un « littéraire » de la meilleure espèce, attentif aux nuances de sens et à la qualité esthétique des mots .

Il était d’une extrême gentillesse (je choisis ce terme en l’expurgeant de toute mièvrerie) . On le ressentait dans la manière dont il corrigeait les fautes en ayant soin de ne jamais blesser leurs auteurs . La formule héritée de Michelet sur l’ensei- gnement conçu comme une amitié trouvait en lui une incarnation très réussie . Il connaissait très bien tous ceux qui suivaient ses cours, sans la moindre inquisition, sans jamais empiéter sur la vie privée de chacun . À quoi s’ajoute une très grande modestie qui m’apparut tout particulièrement lorsque je voulus lui dire à quel point je pensais lui devoir mon succès à l’agrégation ; il écarta du plus charmant des sourires toute manifestation de gratitude . Son visage exprimait une forme atta- chante de bonne humeur avec une certaine ressemblance avec l’acteur américain Jack Lemmon .

J’éprouve un profond regret de ne pas avoir cultivé davantage son amitié . Je n’ai été qu’épisodiquement son élève, mais il fut durablement mon maître .

Jean-Thomas NORDMANN (1966 l)