PINGAUD Bernard - 1943 l

INGAUD (Bernard), né le 12 octobre 1923 à Paris, décédé le 25 février 2020 à Uzès (Gard). – Promotion de 1943 l.


Avec notre camarade disparaît du paysage normalien une dynastie inaugurée par Léonce Pingaud, son grand-père (1862 l) [1841-1923] professeur d’histoire à la faculté de Besançon, auquel le musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de cette ville est redevable de nombreuses acquisitions majeures, et continuée par Albert Pingaud, son oncle (1890 l) [1870-1942], histo- rien et diplomate, auteur d’une Histoire diplomatique de la France pendant la Grande Guerre. Il reprit la tradition, en une période difficile entre toutes, et il laisse, comme ses aînés, une trace élégante et humaniste que ces lignes, élaborées à partir des hommages prononcés le 29 février lors de ses obsèques, voudraient fixer. Ses Mémoires, intitulés Une tâche sans fin (Seuil, 2009) complèteront évidemment ces extraits. [P.C.]

Il était né le deuxième d’une fratrie de trois enfants, entre Jean-Louis, l’aîné, et Françoise, la petite sœur tant aimée ; il était convenu que ce serait lui le normalien, comme le grand-père (qu’il ne put connaître) et l’oncle. Au lycée Pasteur (Neuilly- sur-Seine) il eut pour condisciple le futur cinéaste Chris Marker. Ils participeront ensemble, en 1941, à La Revue française, aux Cahiers de la Table ronde. Ses sympathies vichyssoises d’alors lui vaudront bien des remords : il s’en expliquera longuement, dans son livre autobiographique Une tâche sans fin (Seuil, 2009) mais ses erreurs de jeune homme le poursuivront toute sa vie.

Il prépara le concours au Lycée Henri-IV en cette dure année 1943. Classé premier à l’écrit, il perdit trois places à l’oral, ce dont il garda un profond sentiment d’injustice. Sa rencontre et son amitié pour Jean Pouillon le menèrent à l’Assem- blée nationale où il réussit le concours de secrétaire des débats, profession qu’il exerça jusqu’en 1974. Il se maria le 20 mars 1945 avec Marie-Claude Montigny ; trois garçons naquirent : François, polytechnicien (promotion 1966), mort d’une leucémie en 1999 ; Antoine, russisant, mort du sida en 1990 et Denis, né en 1953, énarque. Sept petits-enfants naquirent.

Dès 1946, il publia un premier roman, Mon beau navire (La Table ronde). En 1950, il faisait la une de l’actualité littéraire, car il avait frôlé le prix Goncourt, finalement attribué à un trentenaire comme lui, Paul Colin, pour Les jeux sauvages, un roman terne à côté de L’amour triste. Bernard Pingaud raconte en détail dans ses Mémoires la désillusion de l’éditeur et la sienne lorsque, du salon Drouant, sortit la fumée du verdict, et que les petits fours eurent un goût amer1 : 4 voix contre 5 pour Colin (Colette, souffrante, ne vota pas). Cet échec le marqua durablement.

Durant la guerre d’Algérie, il milita au sein du Comité d’action des Intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord. Avec des personnalités de gauche, il apposa, en 1960, sa signature au bas du Manifeste des 121, réclamant le droit à l’insoumission pour la jeunesse qui ne voulait pas avoir vingt ans dans les Aurès. Ce qui était alors considéré comme un manquement au devoir de réserve lui valut une suspension de traitement de six mois ; puis il retrouva sa fonction. Son fils Denis évoque avec émotion l’odeur de l’encre chaude des stencils qui arrivaient du Palais-Bourbon au petit matin dans l’appartement rue du Val-de-Grâce avec les comptes-rendus analytiques des débats et des joutes oratoires, la robe de chambre en tweed, luxe écossais, et l’odeur entêtante de la pipe : le grand fumeur qu’il était ne manquait pas de ranger son tabac dans un grand pot en cuivre hérité du grand-père Léonce (le professeur bisontin).

Il anime alors la rédaction de la revue L’Arc, bientôt rejoint par Catherine Clément (1959 L). Chaque numéro était consacré à une grande figure culturelle, de la littéra- ture à la philosophie en passant par la peinture, la musique et le cinéma. Appelé par Jean-Paul Sartre (1924 l) pour lequel il éprouve admiration et amitié, il collabore aux Temps modernes (jusqu’en 1970).

En 1968, il fonde l’Union des écrivains, avec notamment Jean-Pierre Faye et Michel Butor. Après avoir animé ce collectif jusqu’en 1973, il dirigea le groupe d’études du Secrétariat à l’action culturelle du Parti socialiste jusqu’en 1979.

Dans le même temps, se réunit, à l’occasion du festival d’Avignon, une sorte de fratrie, composée des intellectuels socialistes les plus engagés. Parmi eux, Catherine Tasca, Didier Béraud, Jérôme Clément, Henri Cuéco, Jean Digne, Bernard Faivre d’Arcier, Bernard Gilman, Cyril Guitard et Baptiste Marey, l’Atelier, du nom du restaurant de Villeneuve-lès-Avignon où ils se réunirent la première fois. Cette « bande de copains » se retrouva régulièrement pour élaborer le programme d’une culture de gauche, jusqu’à l’élection de François Mitterrand.

En 1981, Jack Lang le choisit pour présider la Commission de réflexion sur la politique du livre et de la lecture, qui aboutit, l’année suivante, à la publication du rapport « Pingaud-Barreau ». Son engagement et sa ténacité permirent l’adoption de la loi sur le prix unique du livre, loi qui a sauvé bon nombre de librairies (1982).

En 1983, il est nommé conseiller culturel auprès de l’ambassade de France au Caire, une expérience qu’il conduira avec ténacité et passion jusqu’en 1987. Il se remaria avec Françoise Salaün à Alexandrie (21 janvier 1987).

De retour en France, il rédige à la demande de Jean Gattégno (1956 l), directeur du livre, un nouveau rapport sur le développement de la lecture « Le droit de lire » (mai 1989). Puis de 1990 à 1993, il préside la nouvelle Maison des écrivains et de la littérature, à Paris.

En 1993 il rencontre le chorégraphe François Raffinot et préside le Centre national chorégraphique du Havre jusqu’en 1998.

En 1997, Françoise et lui s’installent définitivement à Collias dans le Gard. Il y repose dans le petit cimetière.

Laissons parler notre camarade par sa voix, dans ces lignes, exorde puis conclusion d’un récit volontairement inachevé, daté de la Saint-Sylvestre 2019 :

« Je suis vieux, très vieux. Il n’y a pas plus vieux que moi. La plupart de mes amis ou anciens collègues sont morts. Quelques-uns doivent bien subsister encore ; mais, comme je n’en ai aucune nouvelle, j’ignore où ils se trouvent. J’imagine qu’ils ont pris leur retraite en province, passant leurs journées, comme moi, à somnoler dans le jardin quand il fait beau, ou devant le feu quand il gèle. Me souvenir d’eux, des bons ou des mauvais moments que nous avons connus ensemble, est une précieuse distraction pour moi qui n’en ai pas beaucoup. J’essaie de me rappeler leur habillement, le son de leurs voix, leurs expressions favorites, et de quoi ils parlaient à nos rencontres. Quand j’y parviens, le souvenir, hélas, ne les rapproche pas de moi : au contraire, il les éloigne, comme si je ne les avais jamais connus. Je suppose que ça doit être la même chose pour tout le monde. On vivrait mieux si on ne se souvenait pas.

(...)
« J’ai voulu traiter Bernard Pingaud comme un autre, même quand je parle de moi. Cela ne se sent pas toujours. Il peut m’arriver de laisser transparaître l’étroite complicité qui nous lie, la fierté que j’éprouve devant certains passages, voire une certaine tendresse pour l’obstination avec laquelle il poursuit la ligne qu’il s’était fixée au départ de cette aventure. Au total, j’espère avoir su rester modeste là, où et quand il le fallait. Ce dernier livre ne sera donc pas achevé, sinon par une faiblesse coupable de ma part. Il restera donc ouvert à tous les vents comme je l’avais promis... »

La cérémonie des adieux s’acheva par l’air Where You’re Smiling (Louis Armstrong) dansé, selon son ultime choix, par ses petits-enfants Ada et Robin, en costumes d’époque.

Son épouse Françoise PINGAUD

Note

1. C’est à cette occasion que Gaston Gallimard, l’éditeur du lauréat, manda trois huis- siers de justice chez les imprimeurs, pour faire constater que le tirage total était bien de 112.500 exemplaires. Mais la critique défavorable n’incita certainement pas autant de lecteurs à faire l’acquisition de l’ouvrage de Colin, jusque et y compris dans sa ville natale de Sens. [P.C.]

Bibliographie de Bernard Pingaud

Romans et récits
1946 Mon beau navire, La Table ronde

1950 L’Amour triste, La Table ronde
1958
Le Prisonnier, La Table ronde ; réédité par Gallimard, 1979 1965 La Scène primitive, Gallimard
1973
La voix de son maître, Gallimard
1973
L’Imparfait, Gallimard
1989
Adieu Kafka, Gallimard
1996
Bartoldi le comédien, Seuil
1998
Tu n’es plus là, Seuil
2002  Au nom du frère, Seuil
2003  L’Andante inconnu, Joëlle Losfeld

2003 Mon roman et moi, Joëlle Losfeld 2011 L’horloge de verre, Actes Sud 2015 Vous, Seuil
2018
Piété filiale, Le Temps qu’il fait 2020 C’est-à-dire, Le Temps qu’il fait.

Essais
1954 Hollande, Seuil, coll. « Petite planète »
1956 François Muselier, in Regards neufs sur le Parlement, Seuil 1959 Madame de la Fayette, Seuil, coll. « Écrivains de toujours »
1965  Inventaire, essais, Gallimard
1966  Entretiens avec Brice Parain, Gallimard
1974  Mitterrand, l’homme, les idées ̧ Flammarion
1975  L’avortement, histoire d’un débat, Flammarion
1979 Comme un chemin en automne, Inventaire II, Gallimard
1983 Le livre a son prix, Seuil
1983 L’expérience romanesque, Gallimard, coll. « Idées »
1992 Les infortunes de la raison (avec Robert Mantero), Hatier, coll. « Brèves

Littératures »
1992
L’Étranger d’Albert Camus : essai et dossier, Folio 1995 Gloses à la sorcière (avec André Frénaud), Gallimard 2000 Écrire, jour et nuit, Gallimard
2007
La Bonne Aventure, Seuil
2009
Une tâche sans fin (1940-2008), Seuil
2013
L’Occupation des oisifs, Classiques Garnier.