RODRIGUES Claudine (épouse HERMANN) - 1965 S

RODRIGUES (Claudine), épouse HERMANN, née le 19 décembre 1945 à Paris, décédée le 17 juillet 2021 à Villejuif (Val-de-Marne). – Promotion de 1965 S.
 


Il n’est pas facile de résumer la vie trop tôt interrompue de celle qui fut pendant un an ma condisciple à l’École, pendant une autre année mon élève comme agrégative de physique, pendant quatre ans ma collègue caïmane et surtout pendant cinquante et un ans mon épouse et la mère de nos trois fils .

On le verra, Claudine s’est beaucoup attachée à faire sauter les barrières et les discriminations frappant les jeunes filles et les femmes . Pourtant elle avait baigné dans un monde séparatiste : lycée de filles Hélène Boucher, École

normale supérieure de jeunes filles, agrégation féminine... Ce qui lui posait un cas de conscience : quand on lui demandait par la suite si elle était favorable aux quotas pour les femmes, elle s’y disait opposée tout en reconnaissant que, d’une certaine façon, elle en avait profité .

Cela dit, les portes n’étaient pas grandes ouvertes aux filles dans les années 1960 : pas d’entrée à l’X, ni aux Mines, restait Centrale qui ne lui plaisait pas trop ; alors elle avait misé sur Sèvres et Fontenay, soutenue par un professeur de taupe qui avait fait venir un collègue naturaliste pour expliquer aux filles, en les mimant, les phases de préparation d’une lamelle pour microscope . Elle avait donc réussi à Fontenay et surtout à Sèvres .

Après un parcours sans histoire à Sèvres et un DEA de physique des solides, elle se retrouva en 3e année d’École à préparer une thèse de 3e cycle avec Jean-Marie Thuillier . Clairement le seul apport de cette année aura été notre rencontre, vu que j’étais passé par là l’année précédente . En 1969, elle passa l’agrégation, sans état d’âme car elle se voyait enseignante depuis toujours .

De 1969 à 1980, Claudine aura été caïmane à la préparation à l’agrégation de physique qui avait migré de la rue Lhomond à Montrouge . Pour avoir exercé cette fonction, je puis dire que, pour un enseignant, c’est une activité d’une diversité extra- ordinaire, même si cela fait un peu penser à la physique du xixe siècle .

Dès 1969, Claudine avait été admise dans le laboratoire de recherches de l’École polytechnique dirigé par Ionel Solomon et elle avait soutenu sa thèse début 1976 sous la houlette bienveillante de Georges Lampel . Nous avions déjà deux fils à cette époque .

En 1980, nous avons pris ensemble des virages professionnels . J’ai quitté le CNRS pour entrer chez Renault et elle a quitté l’ENSJF pour devenir enseignante à l’École polytechnique qui, entre-temps, s’était établie à Palaiseau . Pour faire bonne mesure... nous avons lancé notre troisième enfant...

... d’où l’incident survenu à la rentrée de septembre 1980 : quand le général a vu (forcément) que Claudine était enceinte, il a crié au scandale, que ce n’était pas sérieux, etc . (le discours habituel) . Bien entendu, les enseignants se sont réparti les heures de cours, Claudine s’est chargée du second semestre, et tout était dit . La suite n’a pas manqué de sel : Claudine a entretenu une correspondance avec ledit général jusqu’à sa mort et Alain, l’enfant du litige, est entré à l’X en 1999 . Ces choses-là, ça va, ça vient...

Claudine était une bonne enseignante, l’agrégation ça sert . Mais elle avait surtout un immense talent pour les relations humaines, notamment la prévention et la réso- lution des conflits . Et puis elle savait aussi se taire quand il le faut, ne pas propager les rumeurs, les méchancetés, au besoin créer une bonne ambiance en apportant des cerises au labo (nous avions un beau cerisier à l’époque), envoyer un mot gentil lors des maladies, des décès ou simplement pour les vœux .

Tant et si bien qu’en 1992, il s’est agi d’élire un professeur de physique à l’X, poste considéré comme prestigieux et seulement digne d’un prix Nobel . Les collè- gues avaient poussé Claudine à se présenter : « Un prix Nobel, c’est bien mais il faut aussi quelqu’un qui fait le boulot », disaient-ils . À sa grande surprise, elle a été élue du premier coup et, seconde surprise, elle a appris qu’elle était la première femme à réussir cela .

Cette étiquette de « Première femme nommée professeur à Polytechnique » lui a collé au corps jusqu’à sa mort . Alors, plutôt que de s’en agacer ou de s’en glorifier, elle a décidé de l’utiliser, en fondant notamment, en 2000, avec Huguette Delavault l’association Femmes & Sciences, dont la vocation est de renseigner les filles (mais pas seulement) sur les études et les métiers scientifiques . Elle a pu parler à des milliers de jeunes, avec plaisir, même si elle avait l’impression de « vider la mer avec une petite cuiller » .

Lors de ses obsèques le 22 juillet 2021, on a pu voir combien elle était appréciée . Ce qui me fait songer à un autre physicien, combien plus illustre : Michael Faraday (1791-1867) . À sa mort, alors qu’il était membre de la Royal Society et de l’Académie des sciences, quelqu’un a dit : « Il n’avait pas d’ennemis . » Claudine, c’était un tout, tout petit peu ça .

Jean-Paul HERMANN (1964 s)

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J’ai connu Claudine Rodrigues en 1965, alors que nous étions élèves de la même promotion à l’ENSJF . Cette date marque pour moi le début d’une très longue amitié (56 ans !), sans cesse poursuivie jusqu’à cette année 2021 où j’ai eu la très grande tristesse d’assister à la disparition de Claudine après une lutte d’un courage sans faille contre la maladie .

Nos « atomes crochus » se sont particulièrement développés lorsque nous étions ensemble agrégées-préparatrices puis maîtresses de conférences (« caïmanes » en jargon normalien) à la préparation à l’agrégation de physique des normaliennes et normaliens, regroupés pour la préparation au concours . Des journées de dix heures d’affilée à débloquer des expériences récalcitrantes montées par les élèves, en passant sans transition de l’électromagnétisme à la thermodynamique et de la mécanique à l’optique, cela crée des liens forts . Nous avons eu ensuite le plaisir de nous retrouver comme membres du jury de l’agrégation externe de sciences physiques, option physique, où Claudine a siégé de 1990 à 1994 . Poursuivant cette expérience, elle a été ensuite membre française du jury de l’agrégation tunisienne de physique, de 1998 à 2001 . Après ces épisodes, Claudine et moi ne nous sommes jamais perdues de vue, nos laboratoires étant proches géographiquement, à Orsay et à Saclay, et nos intérêts scientifiques se portant sur la physique de la matière condensée, optique des semiconducteurs pour elle, magnétisme des structures de basse dimension pour moi .

Par la suite Claudine, constatant les difficultés des jeunes filles à se lancer dans des études et plus encore dans des carrières scientifiques, et trouvant cet état de fait aussi injuste que socialement préoccupant, a décidé d’investir avec énergie et détermination le champ des études et des actions pour les femmes en sciences . Elle disait elle-même qu’elle « était tombée dedans » assez tôt et qu’elle pouvait être consi- dérée comme « la grand-mère du sujet en France » . C’est ainsi qu’elle est devenue cofondatrice, présidente (2000-2003) puis vice-présidente (depuis 2004) de l’asso- ciation Femmes & Sciences, qui a pour but de promouvoir l’image des sciences chez les femmes et l’image des femmes dans les sciences ; d’inciter les jeunes filles (et les jeunes gens) à s’engager dans les carrières scientifiques et techniques ; enfin de renforcer la position des femmes exerçant des carrières scientifiques et techniques dans les secteurs public et privé . L’Association, qui a eu 20 ans en 2020, compte de plus en plus d’adhérentes et adhérents qui se mobilisent pour cette cause si impor- tante dans une démocratie et mènent de multiples actions dans toutes les régions de France, en partenariat avec les collèges, lycées et universités, les organismes de recherche, les entreprises, les collectivités locales et les politiques .

Claudine, dont l’enthousiasme pour cette cause et la force de travail et d’en- traînement étaient inépuisables, s’est préoccupée très vite de porter ce sujet au niveau européen . Experte française du groupe « Femmes et Sciences » de la DG12 (recherche) de la Commission européenne de novembre 1998 à décembre 1999, elle a été aussi membre française du groupe de fonctionnaires nationaux dit « Groupe d’Helsinki », établi par la DG Recherche de l’Union européenne de novembre 1999 à fin 2005 . Enfin, pour pérenniser ces actions par des relais dans les associations européennes, elle est devenue membre du Conseil d’administration de la plateforme européenne des femmes scientifiques (EPWS) en 2005, plateforme qui regroupe une centaine d’associations ainsi que 12 000 femmes scientifiques à travers l’Europe et qu’elle a présidée de 2017 jusqu’à 2021 . Elle y a animé sans relâche et jusqu’à ses derniers moments des rencontres, conférences, publications au niveau européen et français sur le thème des femmes en sciences .

Claudine avait un sens profond de l’engagement collectif tout en manifestant une attention réelle envers chaque personne qui s’adressait à elle, quel qu’en soit le motif, cherchant toujours à l’aider avec gentillesse, pragmatisme et efficacité . Claudine nous manque déjà beaucoup, mais j’espère que toutes les voies d’amélioration de la posi- tion des femmes en sciences qu’elle a ouvertes seront poursuivies et d’autres créées par tous ceux qu’elle a entraînés dans cette belle aventure avec son enthousiasme si communicatif .

Claire HAEBERLIN-DUPAS (1965 S)