SABATIER Pierre Célestin - 1954 s

SABATIER (Pierre Célestin), né le 11 juillet 1935 à Casablanca (Maroc), décédé le 13 juillet 2023 à Paris. – Promotion de 1954 s.


Pierre Célestin Sabatier s’est éteint la nuit du 13 juillet au son des feux d’artifice et des flonflons des bals des pompiers . Il venait d’entrer dans sa 89e année .

Son parcours familial fut à l’image de la progression sociale de son siècle : petit-fils de paysan cévenol, fils d’insti- tuteur et lui enseignant-chercheur . Il vécut dans un contexte exceptionnel de tolérance et de respect des autres dans leurs différences de nationalité et de religion qui a forgé cette personnalité si originale .

Il fut élevé dans l’admiration de François Nau, l’oncle de son père, prêtre catho- lique, mathématicien spécialisé dans l’hydraulique, spécialiste de syriaque et d’autres langues orientales, enseignant les mathématiques à l’Institut catholique et les langues orientales à l’École pratique des hautes études . Cet oncle abbé avait financé les études de Célestin, le père de Pierre, dans ce temple de l’athéisme et de l’anticléricalisme qu’était pourtant l’École normale d’instituteurs au début du xxe siècle : ainsi à Alès, Célestin en suivait les cours tout en étant hébergé par l’aumônier de la Miséricorde .

Pierre Célestin Sabatier a grandi avec cette ouverture d’esprit et dans l’exigence de résultats scolaires irréprochables, partageant son temps entre les études, la lecture et la mer . Féru de pêche sous-marine en apnée, armé d’un seul harpon, il a sillonné les côtes de Casablanca puis de Tanger . Tanger, ville de son adolescence, l’a profondé- ment marqué, cette ville étant sous mandat international jusqu’en 1956 et le creuset d’une culture unique . Il y a côtoyé des familles de toute nationalité et de toute reli- gion et trouvait tout à fait normal que sa mère fût directrice d’une école juive et son père secrétaire général de l’enseignement chérifien, car pour lui, seul le mérite comptait .

1954 fut une année magique : il a été admis dès sa première présentation1 à Ulm, a été classé sixième au championnat du monde de pêche sous-marine et a rencontré Marthe Bassier, entrée major à Sèvres (1954 S)2 . Ils se sont mariés en 1958 et, un mois après leur mariage, il est parti un an à Princeton étudier la physique théorique auprès d’Eugène Wigner (prix Nobel 1963) . Il a fait son service en tant que scien- tifique du contingent au CEA, à la Direction des applications militaires, dont il est resté conseiller jusqu’en 1995 afin de calculer et prévenir les risques de vagues induites par les tirs nucléaires souterrains .

En 1967, thèse en poche, plus deux filles (Laure, née en 1960 et Coralie, en 1966), il a quitté le CNRS et la grisaille parisienne à laquelle ni lui ni Marthe (qui venait de Marseille) ne s’étaient habitués, pour rejoindre l’Éducation nationale et créer dans la toute nouvelle université scientifique de Montpellier le laboratoire de Physique mathématique . Pierre Célestin Sabatier s’est totalement investi dans ce laboratoire : formation d’étudiants, publications, rencontres annuelles3, chercheurs étran- gers venant faire à Montpellier leurs séjours sabbatiques, invitations à des congrès prestigieux, reconnaissance internationale4, création avec l’Institut de physique de Londres du journal Inverse Problems dont il fut le premier éditeur en chef, membre de l’advisory board du journal Inverse and Ill-Posed Problems, auteur de livres qui font encore aujourd’hui référence5 . Professeur de classe exceptionnelle à 46 ans, sa trajectoire était fulgurante et il fut élu en 1987 à l’Académie des sciences et lettres de Montpellier où il a donné plusieurs conférences6 .

La catastrophe survint en 1986, quand un ministre a décidé qu’on ne pouvait pas rester plus de douze ans directeur du même laboratoire, même si on l’avait créé : un parachutage parisien a initié pour lui une longue série de déceptions et de sujets d’amertume, tant dans la vision de la recherche qu’il prônait interdiscipli- naire en développant des approches de problèmes inverses applicables en imagerie et en sismique, que dans l’engagement d’un enseignant envers ses élèves qu’il voulait préparatoire au monde du travail et adapté à leur niveau . Il était fier de pouvoir dire que sur les 13 dont il avait dirigé personnellement le doctorat d’État, 4 ont été rapidement professeurs d’Université, 2 maîtres de conférences, 7 ingénieurs-chefs de bureaux d’études ou d’entreprises . L’université de Montpellier ne s’est pas grandie en ne renouvelant pas son éméritat en 2009, ce qui l’avait profondément affecté . En revanche, la reconnaissance de ses pairs internationaux fut toujours infaillible et le jubilé organisé pour son 80e anniversaire a réuni un parterre prestigieux et passionnant de chercheurs de tous pays .

Pierre Célestin Sabatier a publié plus de 200 articles et livres dont il était le seul auteur pour les trois-quarts et majoritairement produits à Montpellier . Pour résumer ses contributions, citons Alfred K . Louis7 :

En 1968, le Professeur Sabatier a été le principal architecte de l’unification de la recherche sur les problèmes inverses, qu’il a développée en tant que domaine de recherche interdisciplinaire clé . Le Professeur Sabatier est rapidement passé du statut de pionnier à celui d’un des experts les plus respectés . Cette approche inter- disciplinaire a été essentielle pour identifier des problèmes similaires et appliquer des méthodes de résolution dans un large éventail de domaines de recherche . Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages spécialisés sur les problèmes inverses appli- qués aux problèmes géophysiques et de diverses généralisations de la méthode inverse pour résoudre certaines équations différentielles partielles linéaires et non linéaires .

Mais si la recherche scientifique avait une place primordiale dans son existence, dans la vie quotidienne sa soif de connaissances était beaucoup plus éclectique . Tout était prétexte à aller chercher tel ou tel livre pour préciser les vers d’un poème ou un fait historique . Peu à peu, il a réuni plusieurs milliers de livres sur tout sujet, romans (avec une prédilection pour Mark Twain et Lewis Carroll), théâtre, opéra, cinéma, histoire (principalement le xxe siècle et en particulier la seconde guerre mondiale) . Il eut maintes passions : la mer8, la hi-fi et la musique (initiées à l’ENS), la photo- graphie en noir et blanc et les énergies renouvelables avec sa maison de Frontignan, troisième maison solaire passive de France en 1977, conçue comme un exercice de thermique optimisé en conduction et convexion . Il a porté un regard singulier sur sa vie dans ses mémoires : Rêves et combats d’un enseignant-chercheur. Retour inverse, publiés par L’Harmattan en 2012 .

Laure SABATIER
directeur de recherche, CEA

Notes

  1. 1 .  Depuis la classe préparatoire NSC du lycée Saint-Louis .

  2. 2 .  Notice par Suzanne Boyer, L’Archicube 9 bis, 2011 .

  3. 3 .  Il a créé la RCP 264 (sponsorisée par le CNRS, contrat n° 264) en 1972, « Problèmes inverses et non-linéarité . Théorie et applications », rencontre internationale qui s’est toujours tenue à Montpellier . La dernière a eu lieu en 2000, à l’occasion de son 65e anni- versaire . Le colloque Challenges in Inverse Problems a été organisé en 2015 à l’occasion de son 80e anniversaire, toujours à Montpellier . Six des sept rédacteurs en chef d’Inverse Problems y ont participé .

  4. 4 .  Docteur honoris causa de l’université de Lecce (Italie) ; Fellow of the Institute of Physics (IOP), Royaume-Uni ; Distinguished lecturer of the University of Alberta, Canada .

  5. 5 .  Chadan & Sabatier, Inverse Problems of Quantum Scattering Theory, Springer, 1989 ; Pike & Sabatier, Scattering, Academic Press, 2001 .

  6. 6 .  Parmi d’autres, une conférence de « vulgarisation » sur les problèmes inverses : https:// www.ac-sciences-lettres montpellier.fr/academie_edition/fichiers_conf/SABATIER-2015.pdf

  7. 7 .  Prof . A . K . Louis, département de Mathématiques, université de la Sarre, Sarrebruck : « In memoriam Pierre Sabatier », Inverse Problems, n° 39, 2023 : https://doi. org/10.1088/1361-6420/acfc28

  8. 8 .  Cf . son article « Sept regards sur la mer », L’Archicube n° 15, 2013 .