SCHMITTER Marc - 1967 l

SCHMITTER (Marc), né le 21 novembre 1946 à Lille (Nord), décédé le 16 avril 2018 à Lille. – Promotion de 1967 l.


Marc Schmitter après des études secondaires au lycée de Mâcon, et des classes préparatoires au lycée du Parc à Lyon, est entré à l’École en 1967 (où il eut comme camarades moi- même, Pierre François Moreau [1968 l], Stéphane Gompertz [1967 l], dont on lira les témoignages ci-après, Jean- Robert Armogathe [1967 l], Rémi Brague [1967 l], Jean-Luc Marion [1967 l], notamment). La lecture de René Guénon, découvert à quinze ans, et avec lequel il a ensuite pris beaucoup de distance (utilisant à propos de son œuvre

une formule de Leibniz : « il y a malgré tout un peu d’or dans ce tas de fumier »), a certainement été un des ressorts initiaux de sa vocation philosophique. Par ailleurs, c’est sans doute pendant ses années d’École qu’il a pu suivre certains enseignements qui ont compté pour lui : séminaires de René Roques (sur Jean Scot Erigène) et de Daniel-Joseph Lallement (sur la philosophie de saint Thomas), notamment, et formation en sanskrit, vraisemblablement à l’EPHE. Il participa ensuite régulière- ment au séminaire sur les Méditations de Descartes animé par Michelle Beyssade (1954 L) et Jean-Marie Beyssade (1953 l), qui devinrent pour lui des amis.

Marc a fait toute sa « carrière » dans l’enseignement secondaire, qui a été l’une de ses passions. Il était un professeur de philosophie exceptionnel. J’ai pu assister à plusieurs reprises à ses cours (qu’il n’appelait pas ainsi : il disait plutôt « séances »), et j’ai même eu le bonheur d’être associé pendant toute une année, comme auditeur libre en quelque sorte, au travail avec l’une de ses classes de série scientifique. Pour avoir souvent discuté avec des collègues de nos pratiques respectives en classe, et avoir parfois été auditeur de leur enseignement, je puis dire que je n’ai jamais vu de collègue attachant aux interventions en classe des élèves l’importance que Marc leur accordait. Il les prenait en note, les redisant à haute voix pendant qu’il les écrivait, avec un grand souci d’exactitude dans la restitution des termes employés, et une attention patiente à en retrouver l’intention. Il prenait le temps, et exigeait avec une autorité très ferme que chacun prît le temps, non seulement de noter, mais en les notant de prendre pleinement conscience des remarques ou des questions formulées par un camarade. La séance était une conversation, une discussion socratique. Il arrivait bien sûr qu’elle prît la forme de longs monologues, mais c’était vraiment le « dialogue intérieur » d’une âme avec elle-même, pour reprendre la formule plato- nicienne, guidé par une grande exigence de rigueur, qui n’excluait pas, imposait même au contraire souvent, des allers et retours, des corrections, des précisions, qui n’en rompaient aucunement la logique. C’était incroyablement « vécu » ou plutôt « vivant » ; non pas au sens de cette imitation affectée du style de la vie ordinaire qui fait qualifier parfois un exposé de « vivant », mais au sens d’un engagement total dans son propos, engagement passionné, dans lequel il ne relâchait pourtant rien de l’attention qu’il portait aux élèves. Sa mémoire impressionnante amenait naturelle- ment des souvenirs – d’une précision inattendue – d’interventions faites par tel ou tel élève plusieurs mois auparavant (dont il rappelait l’auteur, la date, et le contexte), et sur lesquelles la discussion du jour invitait à proposer un nouvel éclaircissement. Il tenait par ailleurs pour lui-même un véritable journal de bord de chaque heure de classe, qui lui servait à préparer les séances suivantes. Il avait un sentiment aigu de la responsabilité du prof de philo : celle de l’éveil philosophique (et intellectuel) des élèves dont il avait la charge.

Il a été pour plusieurs d’entre nous le catalyseur d’une réflexion que nous n’aurions sans doute jamais entamée si nous ne l’avions pas rencontré, sur l’enseignement de la philosophie. Un jeune collègue, au sortir d’une réunion de correcteurs du bacca- lauréat où Marc avait défendu sa manière profondément philosophique de corriger (l’exact contraire du contrôle de la restitution d’un « cours » ou d’une application de la « méthodologie »), a confié son impression qu’en l’entendant il avait le sentiment de « retrouver le nord », d’être rappelé à l’essentiel.

La vie de Marc fait évidemment beaucoup penser à celle d’un Socrate moderne. Il conversait avec tout le monde, caissière de supermarché ou compagnon de trajet en train, s’enquérant de leur vie, de leur expérience scolaire, de leurs intérêts, et la conversation prenait assez vite un tour philosophique. Il avait ordinairement sur lui certains ouvrages essentiels (par exemple, une méthode de grec pour adultes autodidactes, ou un livre de philosophie, comme les Méditations métaphysiques de Descartes) qu’il distribuait généreusement, et dont il rachetait régulièrement des exemplaires à cette fin. Il proposait en même temps, en donnant très libéralement son numéro de téléphone portable, son aide pour le travail de lecture envisagé, ou simplement la perspective de poursuivre ainsi la conversation entamée.

Marc avait la passion de la réflexion et la passion de la conversation. Bien qu’il ait beaucoup écrit pour lui (notes préparatoires ou récapitulatives de séances de cours, notes de lectures, notes résumant des conversations ou des réflexions personnelles, brouillons), et qu’il mît toujours un soin extrême à rédiger et à noter (ou à faire noter par son interlocuteur téléphonique, par exemple) des formules longuement travaillées, sans cesse reprises, corrigées, complétées, il a souvent dit que sa vocation n’était pas d’écrire. Je crois qu’il se méfiait de l’enfermement et du point final que comporte toute œuvre écrite. L’état habituel de son esprit était la discussion, que ce fût avec soi-même ou avec un autre. Il avait parfois un besoin impérieux d’un parte- naire de réflexion, et exigeait des autres l’attention et l’engagement dont il témoignait lui-même.

Sa culture très étendue (pour faire vite, on serait tenté de dire universelle : il s’inté- ressait aussi bien, et avec la même rigueur enthousiaste – je n’évoque que quelques exemples – à la philosophie indienne qu’à la scolastique classique, à la philosophie de la nature qu’à Proust ou Saint-Simon, aux mathématiques modernes – « bour- bakistes » – qu’aux Éléments d’Euclide, à Marguerite Duras ou Ionesco qu’à René Guénon ou à la tradition soufie, à la cosmographie qu’à l’histoire des rapports des autorités spirituelle et temporelle ; à Descartes, constamment relu, ou plutôt revécu, qu’à Scot Érigène, Jean de Saint-Thomas, ou Wittgenstein, et bien sûr aux grandes langues de culture, lisant couramment, ou ayant étudié, le latin, le grec, l’allemand, le sanskrit, l’hébreu, l’arabe...) sa culture, donc, n’avait jamais rien de plaqué ; c’était l’expression de sa « vocation ipsissime », pour reprendre une expression que je n’ai entendue que de lui. Cette vocation qui l’animait avait un centre, autour duquel tout convergeait : la question de l’Infini. Et c’est cette vocation qui me fait dire que je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi authentiquement vivant, spirituellement et intellectuellement, que Marc Schmitter.

Bernard LAPEYRE DE CABANES (1983 l)
 

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Un thomiste amoureux de Ionesco

Marc Schmitter était une des figures les plus originales de notre promotion. Venu du lycée du Parc, il considérait avec une certaine suspicion les nombreux conscrits issus des khâgnes parisiennes. Le gauchisme qui imprégnait une bonne partie des promotions de l’époque devait contribuer à entretenir sa méfiance. Lui-même, sans doute en partie par provocation se disait royaliste – et surtout thomiste. Cultivant une dégaine d’ecclésiastique que n’aurait pas reniée Louis Jouvet, il professait envers saint Thomas d’Aquin une dévotion constante. Il entretenait de temps à autre avec notre camarade Guillaume Robichez (1967 l), lui-même solidement anticlérical et trotskyste, des débats sur la doctrine du « docteur angélique » qui faisaient la joie des auditeurs. Un jour, il invita Guillaume à une session d’un groupe de dévots : le thème de la réunion était le recours à la doctrine de saint Thomas pour réfuter le communisme athée. Guillaume proposa suavement, pour mieux comprendre le texte du divin docteur, de le lire en latin. Consternation des vieux dévots. Magnanime, Marc décréta qu’il serait permis de le lire en langue vernaculaire. Ce n’était pas la seule compromission de Marc avec le siècle : il était fou de Ionesco. Un soir d’été, il m’entraîna dans les rues autour de l’École, lisant à haute voix des passages de La Leçon. Je l’entends encore reprenant, de sa voix onctueuse d’ecclésiastique où transparaissait la jubilation, la requête de l’élève : « Mes parents voudraient bien, si vous croyez que cela est possible en si peu de temps, ils voudraient bien que je passe mon doctorat total. » Un autre soir, il m’emmena à la Huchette voir La Cantatrice chauve et La Leçon. Le spectacle fini, il me proposa d’attendre la sortie de l’acteur qui avait interprété le professeur : nous l’invitâmes à prendre une bière place Saint-Michel.

Stéphane GOMPERTZ (1967 l)
 

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Nous étions faits pour ne pas nous entendre : nous avions des positions oppo- sées sur à peu près toutes les questions philosophiques, politiques ou religieuses. Et pourtant... les deux années où nos thurnes étaient voisines connurent des moments d’intenses discussions, d’intérêts partagés, de lectures communes et virent les débuts d’une véritable amitié. Sur Marc, on pourrait raconter des anec- dotes : son personnage s’y prêtait – mais s’il s’y prêtait, c’est qu’il assumait de laisser le paradoxe s’installer dans la vie quotidienne. C’était au fond un effet de son souci de ne rien faire à moitié, de ne pas laisser passer sans les souligner les incohérences ou les inconséquences sur lesquelles nous vivons perpétuellement – y compris les siennes. Un mélange de tolérance et d’intransigeance. De même, ce qui me frappe le plus dans son attitude philosophique, c’est son sérieux. Non pas le sérieux de quelqu’un qui se prend au sérieux, mais celui de quelqu’un qui explore avec conviction, inlassablement, toutes les implications d’une œuvre ou d’une question. Même les plus inattendues ou les plus inconfortables ; même celles qui mettaient en cause ses propres positions.

Sa position affichée de retrait à l’égard des modes du présent ne le conduisait pas à la fermeture, au contraire. Son immense culture traduisait bien son insatiable curiosité : il dévorait tout, de René Guénon à Cavanna (il lisait à haute voix avec satisfaction un article flamboyant de celui-ci sur « Les cons », une sorte d’ethnologie du triomphe des préjugés petit-bourgeois). Je me souviens d’un déjeuner à l’École où il avait tenté de convaincre quelques talas plutôt intégristes de lire Charlie Hebdo : « Mais si, leur disait-il, je vous assure, Charlie, c’est très réac » (ce qu’il visait ainsi, c’était l’écologisme de Pierre Fournier, qu’il jugeait – avec une approbation un peu ironique – très anti-moderne).

À propos d’un homme politique qui avait été tout-puissant dans son pays et qui avait tout d’un coup perdu le pouvoir et la vie, il me disait : « Il avait cru que le pouvoir, c’est comme une station de métro, qu’on pouvait s’asseoir sur les bancs et regarder arriver les rames sans rien risquer. Eh bien non. » Marc était quelqu’un qui ne s’asseyait jamais, dans la vie comme sur les bancs du métro.

Pierre François MOREAU (1968 l)